Modernité
AU-DELÀ DU DÉBAT PUBLIC sur la modernité, organisé depuis bientôt trois ans par Philippe Lemoine1, il est malaisé de s’entendre sur ce qu’est la musique moderne. Est-ce tout ce qui a été écrit après la fin du Moyen Âge ? Est-ce la musique du XXIe siècle ? Est-ce moderne de jouer la musique baroque sur instruments anciens, contrairement à ce qui se faisait au XIXe siècle ? Ou de revisiter, comme on dit, des œuvres souvent jouées pour les interpréter différemment, ou les adapter à des instruments inhabituels ? Ou bien encore, de s’affranchir des chapelles, des coteries et des pontifes et de devenir un grand interprète par la seule qualité de son jeu ? Sans doute tout cela, selon les cas ; nous passerons en revue, ce mois-ci, quelques enregistrements qui tous, à l’un de ces titres, peuvent être considérés comme résolument modernes.
Musique de chambre
Qui de plus moderne que Fauré, qui dépoussière la musique de ses fatras romantiques et écrit avec clarté et mesure des œuvres d’une extrême subtilité dans la recherche mélodique et harmonique, totalement originales et personnelles, et qui, en outre, sont merveilleusement agréables à entendre, même pour un absolu béotien ? Le meilleur de l’œuvre de Fauré est sa musique de chambre, dont un coffret présente l’intégrale (hormis les pièces pour piano seul) sous la forme d’enregistrements des années 1960 à 1982 par des musiciens français de premier plan : Pierre Barbizet, Samson François, Christian Ferras, Éric Heidsieck, Paul Tortelier, Jean-Philippe Collard, Michel Debost, Augustin Dumay, le Quatuor Bernède, le Quatuor Parrenin, et quelques autres2. Il faudrait tout citer, des Sonates pour violon et piano par Ferras et Barbizet, interprétations de légende, aux Quintettes pour piano et cordes et au Quatuor à cordes, en passant par des pièces moins connues comme l’exquise suite Dolly pour piano à quatre mains. Un des sommets à la fois de la musique moderne et du plaisir d’écoute.
Salvatore Sciarrino, compositeur d’aujourd’hui, se situe aux antipodes de Fauré : sa musique, en rupture complète avec tout, ne cherche pas à provoquer chez l’auditeur le plaisir mais la surprise et le sentiment du “ jamais entendu ” par la recherche de timbres inédits et d’effets nouveaux obtenus avec des instruments classiques. Un disque récent3 présente huit œuvres de musique de chambre aux titres évocateurs comme un tableau de Chirico : Il tempo con l’obelisco, Il silenzio degli oracoli, Centauro marino, etc. Est-ce moderne ? Plutôt que de la musique, c’est du bruit subtilement organisé. Réservé aux vrais curieux de l’inouï, et à consommer avec modération.
Le Quatuor Debussy poursuit ses enregistrements de Chostakovitch avec le 15e Quatuor et le Quintette avec piano, avec Claire-Marie Le Guay4, deux œuvres majeures et singulières. Le 15e Quatuor, le dernier, est une œuvre mélancolique et déchirante, composée de six mouvements tous adagio, avec de multiples citations d’œuvres précédentes. Le Quintette, sublime, constitue, avec le dernier Quintette avec piano de Fauré, le sommet du genre au XXe siècle. Tandis que le temps s’écoule et emporte les scories des musiques de second ordre, Chostakovitch apparaît de plus en plus nettement comme le Beethoven du XXe siècle, d’un siècle dont il aura magnifié les douleurs et la fin des illusions lyriques.
Anciens et baroques
Tristan et Yseut : il ne s’agit pas de l’opéra de Wagner mais des lais du XIIIe siècle tels que transmis dans le “manuscrit de Vienne ” et que restitue pour nous l’ensemble Alla Francesca (flûtes, vièles, cistres, cornemuses, harpes, tambourins, et voix) dirigé par Brigitte Lesne5. Des interprètes d’exception et une musique magique font que ce disque dépasse l’intérêt archéologique de la reconstitution pour atteindre à l’expression même de l’amour absolu, où l’on retrouve l’esprit non du froid Éternel Retour de Cocteau mais des intemporels Visiteurs du soir de Carné.
Faute de place, on énumérera quatre disques de musique baroque dignes d’être signalés à divers titres : le Combat de Tancrède et Clorinde de Monteverdi, par l’ensemble Akademia6, polyphonie dramatique, les Capricci Napoletani de Maione, contemporain de Monteverdi, par Michèle Dévérité au clavecin7, pièces savantes et élaborées qui annoncent Bach un siècle auparavant, les Sonates de l’opus 5 du “moderne” Corelli par l’ensemble Fitzwilliam8 et leurs finesses galantes du XVIIIe siècle naissant, enfin les Leçons de ténèbres de Porpora par l’ensemble Les Paladins9, d’un Vénitien contemporain de Haendel plus connu pour ses opéras que pour sa musique religieuse.
Curiosités
L’éditeur Skarbo, dirigé par notre camarade Jean-Pierre Ferey (75), s’est spécialisé dans l’inhabituel. Il vient de publier un disque consacré au duo piano et orgue où il tient la partie de piano avec Frédéric Ledroit à l’orgue10, avec quatre œuvres, dont les Variations symphoniques de Franck transcrites pour orgue et piano (que J.-P. Ferey avait déjà enregistrées avec orchestre), mais dont la plus intéressante est un Concerto pour orgue et piano de Dinu Lipatti : une pièce lumineuse qui montre en Lipatti un compositeur original à mi-chemin – pour fixer les idées – entre Poulenc et Bartok.
Sous le titre de Piccolo Passion, Skarbo publie un ensemble de pièces brillantes, souvent drôles, et très plaisantes, pour piccolo (Jean-Louis Beaumadier) et piano (Lætitia Bougnol), de compositeurs peu connus du XIXe siècle comme Cesare Ciardi ou Joachim Andersen11. On découvre ainsi un instrument généralement voué aux seconds rôles dans l’orchestre, et qui est en réalité une flûte à part entière, exigeant une technique de virtuose.
On citera enfin, pour les aficionados de la flûte de Pan et des transcriptions, un coffret comprenant deux CD et un DVD par le maître de l’instrument, Simon Syrinx, et divers orchestres (le Mozarteum de Salzburg, l’Ensemble orchestral de Normandie, I Solisti Veneti)12. Les œuvres principales sont des Concertos (Cimarosa, Vivaldi, Marcello, Bach, etc., et même Bartok). Le timbre chaud de la flûte de Pan, le choix d’œuvres agréables et un instrumentiste hors pair font de cet enregistrement un inattendu petit bonheur.
Le disque du mois : Jonathan Gilad
Notre camarade Jonathan Gilad (2001), qui partage son temps entre les salles de concert à travers le monde et le corps des Ponts, vient d’enregistrer de Prokofiev les deux premières Sonates et Suggestions diaboliques, et les Variations sur un thème de Corelli ainsi que deux Préludes de Rachmaninov13. La première Sonate de Prokofiev est une œuvre de jeunesse d’inspiration classique en un seul mouvement, très bien écrite ; dans la Sonate n° 2, superbe, terrifiante, le style propre de Prokofiev est déjà puissant, percutant, complexe. Les Variations sur un thème de Corelli de Rachmaninov, peu enregistrées, sa dernière œuvre pour piano seul, sont un chef‑d’œuvre absolu. Rachmaninov y démontre une finesse harmonique, une créativité, une modernité, qui n’ont rien à voir avec la complaisance un peu hollywoodienne du 2e Concerto : au fond, Rachmaninov aura été non un néoclassique mais un des très grands du XXe siècle. Et le jeu de Jonathan Gilad, au-delà d’une technique transcendante, jeu inspiré, habité, très personnel – Gilad n’appartient à aucune chapelle et n’imite personne – atteint à cette alchimie très rare et fait de lui, nous pesons nos mots, un des très grands de la jeune génération, l’égal d’un Pollini et d’un Brendel.
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1. Président du groupe Laser.
2. 5 CD EMI 336126 2.
3. 1 CD ARION ARN 68689.
4. 1 CD ARION ARN 68675.
5. 1 CD ZIGZAG ZZT051002.
6. 1 CD ZIGZAG ZZT051003.
7. 1 CD ARION ARN 68672.
8. 1 CD ZIGZAG ZZT050903.
9. 1 CD ARIONB ARN 68690.
10. 1 CD SKARBO SK 4054.
11. 1 CD SKARBO SK 4052.
12. 2 CD 1 DVD Cascavelle VEL 3086.
13. 1 CD LYRINX LYR 2245.