“ Mon cher Monge ” Marbach lu par Arago
Une lecture originale du dernier livre de Christian Marbach (56) Portraits de polytechniciens, illustré par Claude Gondard (65) et disponible à la Sabix
Mon cher Monge,
« Je viens de lire Portraits de polytechniciens du jeune Marbach (56) et je te félicite de l’avoir préfacé bien qu’il t’y qualifie d’utopiste — mais est-ce un défaut ? — sans trop de sens politique (p. 61).
« Je trouve cet ouvrage remarquable et pas seulement parce qu’il y est dit le plus grand bien de moi. Un livre passionnant, plein d’anecdotes savoureuses et magnifiquement illustré par Claude Gondard (65), ingénieur du Génie maritime reconverti dans la gravure.
« J’y ai lu que l’École a bien changé depuis 1803. Il y a aujourd’hui des polytechniciennes, et m•me des couples de polytechniciens. »
CRITIQUES SUR L’ÉCOLE
François Arago (1803)
© OBSERVATOIRE DE PARIS / SYLVAIN PELLY
« J’ai aussi lu que l’École est sujette à moult critiques sur son recrutement, son coût, son enseignement, ses débouchés. Ces critiques sont utiles si elles sont constructives.
« Concernant les coûts, en tant qu’ancien professeur d’arithmétique sociale, j’approuve Marbach qui compare les coûts de l’université et des grandes écoles en les rapportant non au nombre d’étudiants qui y rentrent mais à ceux qui en sortent avec un diplôme, voire avec un emploi (p. 68).
« Je pense qu’il faut augmenter sensiblement les frais de scolarité pour alléger les finances publiques, tout en augmentant aussi les prêts remboursables et les bourses pour n’écarter aucun talent et éviter qu’un nouvel Enfantin (1813) ne doive quitter l’École au bout d’un an (p. 34). »
ALLAIS OU TIROLE
« Je regrette comme Marbach le rejet de la candidature d’Allais (31) au poste de professeur d’économie en 1958 (p. 70), mais avouons qu’il n’a eu le prix Nobel que trente ans plus tard.
« Tout en reconnaissant comme tu le fais dans ta préface que le choix fait par l’auteur est personnel, surtout quand il faut se limiter à 300 personnes sur 50 000, je ne peux m’empêcher de regretter que Tirole (73) soit quasi absent alors qu’il a reçu le prix Nobel l’année dernière et que soient mis en avant d’obscurs camarades comme le jeune Lévy-Lambert (53) qui n’a rien à voir avec Lambert (1822) dit Lambert- Bey (p. 286) ni avec Lévy-Lang (56) classé zéro bis (p. 310) et n’a à son actif guère plus que la construction d’un monument aux morts à Palaiseau (p. 157).
« Mais j’aurais mauvaise grâce à contester ce choix puisqu’il m’a mis en couverture de la brochure du premier Magnan décennal, Les Carvas de l’an 3, et surtout qu’il a entrepris la construction d’un monument à ma gloire sur le boulevard parisien éponyme. »
LE MAUVAIS CÔTÉ DE L’AFFAIRE
« Marbach consacre un chapitre à l’affaire Dreyfus (1878) dans laquelle beaucoup d’X furent, hélas, du mauvais côté.
“ Je ne peux que regretter que soient mis en avant d’obscurs camarades comme le jeune Lévy-Lambert (53) ”
« Il signale que Painlevé et Hadamard ont pris sa défense au procès de Rennes en 1899 (p. 106) mais il aurait pu ajouter que le premier avait été chargé en 1897 par “ certaines personnes de l’École ” de convaincre le second de retirer sa candidature à une place de répétiteur à l’X, car il était cousin éloigné de Dreyfus1.
« C’est à juste titre que Marbach glorifie mon ami Fabvier (1802), que j’ai côtoyé dans les cercles “ libéraux ”, qui a apporté en 1826 au péril de sa vie des munitions aux Grecs assiégés sur le Parthénon par les Turcs (p. 134), dignes prédécesseurs de Daech avec la destruction de l” Érechthéion, mais aussi dignes successeurs des Vénitiens destructeurs du Naos en 1687. »
POLIORCÈTE
« Ce n’est pas à toi, mon cher Gaspard, qui as enseigné à l’école royale du Génie de Mézières avant de créer l’X, que j’apprendrai la signification du mot poliorcète (p. 145) parmi lesquels Marbach cite Simon Bernard (1794), brigadier général de l’US Army, le “Vauban du Nouveau Monde”, ou Raymond Adolphe Séré de Rivières (1835), le “Vauban de la Revanche”.
« J’ignorais que Georges Painvin (1905) avait fortement contribué à la victoire de 1918 par son déchiffrement du code allemand. Pourquoi n’a‑t-il pas été célébré comme Alan Turing, casseur d’Enigma en 1942, immortalisé au cinéma en 2014 dans The Imitation Game ? »
TEMPS DE GUERRE ET TEMPS DE PAIX
« Marbach glorifie les X qui ont su faire le bon choix en temps de guerre, comme Dewavrin (32) ou Messiah (40), quitte à désobéir aux ordres (p. 116), au risque d’être exclu de l’École pour désertion comme Gourio (41), mort glorieusement en 1944.
« Mais en temps de paix, il semble recommander au bon fonctionnaire de se conformer aux décisions prises en haut lieu et d’accepter loyalement les arbitrages, même défavorables (p. 162).
« Il ne faut naturellement pas que chaque groupuscule puisse s’opposer par la force à des décisions d’intérêt général prises après de longues enquêtes publiques.
Gaspard Monge © ÉCOLE POLYTECHNIQUE / FABRICE MORIN-BERTHIER
« Mais ne pense-t-il pas que les décisions prises par la France en matière d’OGM, de gaz de schiste ou de nucléaire en application d’un prétendu “principe de précaution” qui aurait empêché bien des progrès s’il avait été appliqué de mon temps, auraient pu être critiquées publiquement par le corps des Mines, dont il est un membre éminent ?
« Pierre Guillaumat (28), le “tsar de l’énergie”, dont l’objectif était “la maîtrise par la France de son indépendance nationale et notamment énergétique” (p. 248) serait-il resté silencieux ? Et puisqu’il rappelle les vives critiques de Sauvy (20S) contre les 40 heures de Léon Blum, “l’acte le plus dommageable pour la France depuis la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV” (p. 218), ne déplore-t-il pas le silence assourdissant des X économistes contemporains au sujet des 35 heures ?
« Ancien président de la Cité des sciences de la Villette, Marbach ne manque pas de signaler la richesse de la collection d’objets scientifiques et techniques de l’École (p. 229) dont on retrouve certains dans le cabinet de curiosités illustré par Gondard (p. 346).
« Mais ne regrette-t-il pas que ceux-ci soient parqués sur une mezzanine inaccessible au lieu d’être constitués en un véritable musée des instruments de l’X, accessible au public et recevant des dons des nombreux X qui s’intéressent aux sciences et aux techniques ?
« Marbach consacre un chapitre à la communauté polytechnicienne, ses binets, ses réseaux, son argot et ses rites et, bien sûr, à son association d’anciens, l’AX, qui a fêté ses 150 ans en 2015, bien qu’elle résulte de la fusion en 1962 de la SAS créée en 1830 avec la SAX créée en 1908. »
VIVANTS, MORTS ET VIRTUELS
« Curieusement, malgré ses 85 chapitres et ses promenades à travers le monde, ce livre manque d’un chapitre consacré à l’endroit où se trouvent la moitié des 50 000 X entrés à l’École depuis 1794 : les cimetières.
“ L’AX a fêté ses 150 ans en 2015, bien qu’elle résulte de la fusion en 1962 de la SAS créée en 1830 avec la SAX créée en 1908 ”
« Ce chapitre aurait été l’occasion de parler encore une fois de moi dont le buste par David d’Angers accueille les visiteurs à droite en entrant dans l’allée principale du Père-Lachaise.
« Comme si ces 50 000 X vivants et morts n’y suffisaient pas, Marbach n’hésite pas à finir son expédition ethnologique avec une liste d’X virtuels, qui se termine par une création à lui, Surgeon (71), créateur de start-ups et grand donateur de la Fondation de l’X (p. 340).
« Puissent tous les X réels lire ce livre et faire comme Surgeon afin que l’X continue à prospérer pour la Patrie, les Sciences et la Gloire.
« Je ne doute pas qu’il en sera ainsi quand je vois que l’École est dirigée par un certain Jacques- Nicolas Biot (71), peut-être apparenté à Jean-Baptiste Biot (1794) qui a partagé mes aventures de jeunesse sur terre et sur mer le long du méridien de Paris. »
François Arago, 30 septembre 15
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1. H. Lévy-Lambert, « Le Centenaire de l’affaire Dreyfus », La Jaune et la Rouge, janvier 1995, p. 58.