Mon premier saut en parachute
Le quatrième prix d’X-Auteurs est attribué à Philippe Vincent (61)
Depuis ma plus tendre enfance, j’ai toujours éprouvé l’envie de voler comme un oiseau. Aujourd’hui encore, je garde le souvenir diffus d’un rêve récurrent où, par le pouvoir de ma volonté, je m’élevais dans les airs, affranchi des pesanteurs du monde, et cette joie intérieure, qui a bercé mes nuits d’enfant, m’a poursuivi de ses effluves subtiles tout au long de ma vie.
A l’adolescence, j’aurais pu apprendre à piloter un avion, mais je ne me voyais pas m’enfermer dans une de ces carcasses volantes qui ne sont qu’une prolongation du monde d’en bas. Non, je voulais être libre de me mouvoir dans cet espace à trois dimensions qu’on appelle le ciel, sans entraves, comme le font les hirondelles, ce petit peuple des vents, ou encore les albatros, ces princes des nuées.
Déjà à cette époque, il m’avait semblé que seul le parachutisme pouvait me rapprocher du rêve de mon enfance, mais j’étais encore trop jeune pour cela. Pendant mes années de Prépa, j’ai un peu oublié, dans un coin reculé de ma mémoire, les saveurs nostalgiques de ma madeleine à moi. J’étais trop occupé à goûter les délices de ces espaces imaginaires faits de x et de y, et à me hisser au niveau quantique permettant de franchir la barre des admissibles.
Quand je suis entré à Polytechnique, tous les espoirs m’étaient permis, et le statut militaire de l’Ecole m’apparut de bon augure pour réaliser mon rêve : armée et parachutisme ne sont-ils pas, depuis longtemps, d’intimes compagnons de route ? Et puis patatras ! Je n’ai pas été affecté à la bonne division, celle des sportifs habilités à sauter ! Ensuite, la vie m’a pris, avec son long cortège de sollicitations, de devoir de prendre le monde » tel qu’il est « , avec ses inévitables compromissions, et ce réalisme obligatoire qui nous conduit à ranger aux oubliettes nos utopies passées.
Et puis, à l’âge où s’approche le spectre de la retraite, est remonté à la surface le souvenir des désirs inassouvis de ma jeunesse. Ne peut-on, avant que la vieillesse ne nous prenne, réaliser, au moins une fois, le rêve de notre enfance ? L’annonce de mon intention de sauter en parachute provoqua scepticisme et sarcasmes : » Passe encore de bâtir, mais sauter à cet âge ! » Disaient les plus lettrés à mon passage. » C’est-ti pas malheureux de retomber à ce point dans l’enfance ! » susurraient quelques autres en me croisant dans l’escalier !
Bien sûr, l’administration, prompte à nous défendre contre nous-mêmes, s’avisa qu’il était interdit de sauter au-delà de soixante ans ! Je dus remplir un paquet de » ficherasses » (version Internet de paperasses), demander un extrait d’acte de naissance (heureusement, je suis né en France !), et pour finir, écrire une lettre au Président de la République sollicitant de sa très haute bienveillance une dérogation spéciale m’autorisant à effectuer un saut en parachute. Il me répondit personnellement dans les quarante-huit heures, me donnant son accord, tout en se dégageant de toute responsabilité en cas d’accident. Quoi de plus beau que cette France qui n’hésite pas à aller de l’avant, à l’âge où d’autres ne rêvent que de retraite !
Sans attendre, je me mis en quête de l’équipement nécessaire. J’aurais bien aimé sauter en habit de polytechnicien, mais voilà, je ne rentrais plus dans le » grand U » gardé au fond d’une armoire, et que seuls mes petits enfants avaient enfilé depuis mes années de l’X, les jours de déguisement !
Enfin, Le Jour arriva ! Mon aventure ayant défrayé la chronique, une chaîne nationale avait affrété un vieux Transal pour mieux médiatiser l’évènement. J’avais l’impression de participer à un » Fort Boyard » des airs ! Sans savoir comment, je me retrouvais dans l’embrasure de la porte, les mains accrochées aux bords de la carlingue. Derrière moi, la meute des journalistes m’encourageait : » allez, vas‑y, on est avec toi « , ou encore : » souris, tu es filmé ! « . Moi, j’avais un peu d’appréhension. Surtout, je savais par expérience de la vie, que bien des gens sont prompts à vous inciter à vous jeter à l’eau, mais quand vous vous écrasez au fond de la piscine, il n’y a plus grand monde !
Et puis, cette pression médiatique qui me rappelait le monde d’en bas, m’agaça prodigieusement. Poussé par un intense désir de fuir, je me jetai dans le vide d’un mouvement décidé. Les clameurs de la foule saluant ma détermination s’estompèrent rapidement. Le silence m’enveloppa de ses caresses apaisantes. Je savais que ce calme envoutant était dangereux, et tirai rapidement la poignée libérant mon parachute. Maintenant, je flottais dans les airs, en apesanteur, libre comme le vent. J’avais basculé dans un autre monde, un monde où tout n’était que luxe, calme et volupté. Jamais je ne m’étais senti aussi bien dans tout mon être. Au loin, tout en bas, une brume rampante estompait progressivement les traces de ce monde réel où les humains continuaient à s’agiter, à se rendre d’un pas pressé à d’innombrables réunions, où les voitures jouaient à cache-cache avec les radars et les piétons avec les voitures.
Peu à peu, ce petit monde disparut derrière un manteau blanc immaculé me rappelant la pureté des neiges de mon enfance. Un peu plus tard, je croisai un vol d’oiseaux sauvages. Avec leurs ailes qui s’agitaient comme des mains, ils semblaient me faire des signes amicaux. Ils passèrent à côté de moi sans me prêter la moindre attention. Probablement des oiseaux migrateurs trop occupés à suivre leur plan de vol ! Cette indifférence, loin de me chagriner, accentua mon impression de totale liberté, m’affranchissant de cette peur du regard des autres qui, quoi qu’on en dise, gouverne souvent nos attitudes. Le temps semblait s’être arrêté. Un léger vent du nord me poussait lentement, et je m’imaginais dérivant vers le midi, survolant la méditerranée, traversant l’Algérie, et m’échouant en plein désert, à mille milles de toute terre habitée.
Et là, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, je me retrouvais en présence du Petit Prince. » Dessine-moi un oiseau » me demandait-il de sa voix enfantine. Quand le mystère est trop impressionnant, on n’ose pas intervenir, et je restais paralysé par cette apparition. » Dessine-moi un oiseau » insistait-il. Alors, je prenais une page de mon carnet et lui dessinais un volatile aux plumes ébouriffées. » Ce n’est pas un oiseau ! » me répondait-il, furieux. » C’est un épouvantail ! Dessine-moi un oiseau, un vrai ! « . Et là, je lui dessinais une cage vide, la porte grande ouverte. » Ça, c’est un oiseau » me répondait-il enfin satisfait, » c’est ainsi que je les aime « .
Et je réalisais que l’oiseau était bien plus présent par son absence, et par l’interrogation que suscitait ce vide. Avec cet air sentencieux que prennent parfois les représentants de la jeunesse pour nous asséner leurs vérités, et qui, il faut bien le dire, nous agace un peu, le Petit Prince ajoutait : » L’important, c’est ce qui ne se laisse pas capturer par le regard des autres. »
Le vent fraichissait un peu, et je fus tiré de ma rêverie par un murmure indiscernable qui montait de la terre, comme ces brumes imperceptibles qui s’élèvent des champs labourés, aux premières chaleurs du mois de mai. J’avais perdu beaucoup d’altitude. Le sol se rapprochait de plus en plus vite. Je me remémorais les gestes appris pour amortir la chute. Une idée me vint à l’esprit : et si mes os, usés par le temps, ne résistaient pas au choc ? Pourtant, cette pensée inquiétante n’affectait pas ma bonne humeur. Une joie paisible continuait à m’habiter, indifférent au sort qui m’attendait. Une phrase me traversa la tête, comme une conclusion à cette aventure, une phrase qui, pensai-je, pourrait aussi me servir d’épitaphe, plus tard, bien plus tard : » Il a bien vécu »