MONDIALISATION DES MARCHANDISES ET MARCHANDISATION DU MONDE
Notre camarade Marc Chervel, emporté en décembre 2004 par une maladie brève et inexorable, a travaillé pendant plus de trente ans sur les problèmes de l’évaluation et de la programmation des projets dans les pays en voie de développement. Se sachant condamné à brève échéance alors qu’il préparait ce livre, il laissa à son épouse Armelle le soin de le faire publier après son décès.
Il y fait part de son expérience d’économiste de terrain, confronté aux maux bien réels que sont la misère, le sous-développement, l’inégalité croissante du partage des richesses. Ayant constaté les effets pervers, pour les habitants des pays dits « en voie de développement1 », de l’ouverture au marché mondial et de l’application des méthodes inspirées par le libéralisme économique, il défend avec vigueur une approche de l’évaluation des projets autre que celle prônée par les grands organismes internationaux tels que l’OCDE, la Banque mondiale, la FAO. Cette méthode, dite « des effets », subordonne les choix économiques à un Plan de développement, c’est-à-dire à une politique économique définie par les pouvoirs publics. Pour évaluer l’intérêt d’un projet, elle en analyse les coûts et les avantages en tenant compte de tous les effets prévisibles, sans se limiter au seul intérêt économique de l’entrepreneur. Elle tient compte des effets indirects du projet sur la vie des habitants, et se préoccupe aussi de la distribution de la richesse additionnelle créée entre les différents acteurs sociaux.
Deux grandes parties : méthodes et observations
L’ouvrage comporte sept chapitres, qu’on peut schématiquement regrouper en deux grandes parties. Les trois premiers chapitres présentent les méthodes d’évaluation des projets : méthode des « prix de référence », inspirée, ainsi que ses variantes, par la doctrine du libéralisme économique, d’une part ; méthode des effets, d’autre part. Ces méthodes sont comparées ; les critiques formulées à l’encontre de la méthode des effets par certains économistes libéraux (Bela Balassa, Fernand Martin) sont exposées, puis discutées.
Enfin l’historique des applications de la méthode des effets (au Maroc, en Côte‑d’Ivoire, en France même lors de l’arrêt de l’extraction de charbon) est présenté dans ses grandes lignes.
Les effets pervers de la théorie économique libérale
La seconde grande partie, constituée par les chapitres 4 à 7, est plus hétérogène, mais aussi plus riche en observations souvent profondes concernant le monde réel dans lequel nous vivons. Elle débute (chapitre 4) par une réflexion très intéressante inspirée par la simple question, qui ne peut manquer de frapper l’esprit d’un observateur impartial : pourquoi la théorie économique libérale, selon laquelle le laisser-faire, la libre concurrence, la mise sur le marché de toujours plus de services et de biens sont supposés conduire automatiquement à un optimum et à un avenir radieux pour tous, est-elle si solidement ancrée dans l’enseignement officiel, dans les esprits des dirigeants des grands organismes internationaux et des grands pays industrialisés ? Ses effets pervers sont pourtant depuis longtemps évidents dans les pays dits « en voie de développement» ; et les pays industrialisés sont, eux aussi, en train d’en prendre conscience avec l’aggravation du chômage de masse, les délocalisations, les spéculations financières débridées. Ses acquis théoriques reposent sur des hypothèses qui sont très loin d’être réalisées dans le monde actuel. L’auteur examine les diverses réponses qu’on peut donner à cette question (autres que celle, évidente, que c’est ainsi que se justifient ceux qui contrôlent le système et en profitent), et je laisse au lecteur le plaisir de les découvrir.
Il montre, par des exemples précis, que la libéralisation générale des échanges des biens et services est incompatible avec les exigences d’indépendance et de souveraineté nationale, et qu’une ouverture libérale de plus en plus marquée du commerce avec les pays dits « en voie de développement » ne peut conduire à un développement harmonieux et bénéfique pour les habitants de ces pays.
La méthode des effets
Le chapitre 5 décrit les travaux, utilisant la méthode des effets, effectués lors des débats qui ont précédé l’arrêt de l’extraction de houille en France. Les deux derniers chapitres enfin présentent les idées de l’auteur concernant le problème de l’emploi et la recherche de nouveaux critères de gestion.
Précisons bien que ce livre n’est pas qu’un pamphlet de plus contre les excès du libéralisme économique : la rigueur de pensée de l’auteur, la précision des arguments qu’il emploie en font un solide outil de travail pour les économistes du nouveau siècle.
L’État, instance de débat, de régulation et d’arbitrage
En cette période de crise où le discours politique redécouvre l’utilité de l’État, sa place, son rôle et les moyens dont il dispose pour tenter de maîtriser le chaos généré par les excès du libéralisme financier et économique et introduire une régulation plus efficace, le travail de Marc Chervel trouve toute sa pertinence et son actualité.
L’État y est en effet très présent, comme agent économique parmi d’autres (entreprises, salariés…) bien sûr, mais aussi comme instance de débat, de régulation et d’arbitrage. Il ne s’agit bien évidemment pas d’un État dont on exalte le rôle et actionne les moyens régaliens lorsqu’il s’agit de protéger, voire de sauver, les intérêts des puissants et des riches, c’està- dire d’un État partisan. Tout au contraire il s’agit d’un État au rôle permanent et non circonstanciel, situé au carrefour du dialogue entre les intérêts rarement spontanément convergents des acteurs économiques, garant de l’intérêt collectif et du service public, et capable de mettre en oeuvre des décisions et une justice qui ne vont pas à sens unique. Dans le monde d’aujourd’hui, la pensée de Marc Chervel reste d’une brûlante actualité.
D’autres ouvrages
Outre ce livre-testament et plusieurs manuels d’économie appliquée, Marc Chervel a publié un autre livre très intéressant, De la Résistance aux guerres coloniales – des officiers républicains témoignent. Le groupe Polydées, qu’il avait rejoint peu après sa création, est fier de l’avoir compté parmi ses membres.
1. Selon les chiffres publiés en 2002 par la Banque mondiale, en Afrique subsaharienne, entre 1990 et 1999, le nombre de personnes vivant avec moins de 1 dollar par jour est passé de 241 millions à 315 millions, soit en pourcentage de la population totale de 47,4% à 49%; dans ces conditions, l’appellation « pays en voie de développement » n’est-elle pas inappropriée ?