Multilatéralisme et bilatéralisme, ou pourquoi ne pas céder à l’inertie ni à la panique
Le GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) est le prédécesseur de l’OMC. Il a été créé en 1947, trois ans après la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, ce qui révèle la difficulté à conclure cet accord. Entre 1947 et 1995, huit Rounds de négociations (l’Uruguay Round étant le dernier) ont permis de libéraliser, progressivement quoique de façon bien incomplète, les échanges multilatéraux de biens industriels – mais, à ce jour, rien de semblable n’a été fait pour les produits agricoles et les services. Car, si les textes du GATT et de l’OMC posent les règles de bonne conduite (essentiellement, de non-discrimination) entre pays, ils ne disent rien sur l’allure et l’ampleur des baisses des obstacles aux échanges. Ces points sont exclusivement traités lors des Rounds, au fur et à mesure que les pays se sentent prêts à faire un pas de plus dans l’ouverture de leurs économies.
En juillet 2006, Pascal Lamy, directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), a dû suspendre les négociations du Doha Round ouvertes en 2001. Ces dernières ont pour objectif de libéraliser davantage les marchés de biens et de services des 150 pays membres de l’OMC. Une telle suspension n’est pas exceptionnelle. La dernière advint en 1990 lorsque l’Uruguay Round (le prédécesseur du Doha Round) semblait dans l’impasse. Il fallut alors trois ans pour surmonter ces difficultés et conclure l’Uruguay Round.
Qui se souvient encore de ces suspensions, hors les spécialistes ? On pourrait en conclure qu’il suffit d’être patient. L’analyse économique comme l’expérience des cinquante dernières années montrent le rôle nécessaire (mais non suffisant) de la concurrence internationale dans l’accélération de la croissance économique et dans la lutte contre la pauvreté. De plus, soixante-dix pour cent des Européens et des Américains interrogés par sondage se déclarent favorables au commerce international et deux tiers à une nouvelle phase de libéralisation [German Marshall Fund 2006]. En somme, dans une écrasante majorité de sondés, il y a un consommateur qui reconnaît que la libéralisation passée lui a donné le choix entre des biens toujours moins chers et toujours plus variés.
Traiter avec insouciance la suspension du Doha Round serait pourtant une sérieuse erreur. Car, pour la première fois, des gouvernements cherchent à répondre à la demande de plus de commerce que révèlent ces sondages par des négociations bilatérales, plutôt que multilatérales dans le cadre de l’OMC. Environ 160 accords préférentiels (dits régionaux, mais il faut les qualifier de bilatéraux car presque tous impliquent deux pays seulement) ont été signés et appliqués depuis 1995.
Ce chiffre exagère, pour plusieurs raisons, l’ampleur réelle du changement. Mais il révèle une tendance parmi les gouvernements à « faire du bilatéral » plutôt que du « multilatéral », une tendance qui bénéficie du soutien, au moins passif, d’un nombre non négligeable d’hommes d’affaires.
Pourquoi cette inflexion ? Car le jugement sur les accords bilatéraux signés dans le passé est plutôt négatif, en théorie et surtout dans les faits. Comment alors justifier l’engouement actuel ? Comment analyser les accords bilatéraux existants et futurs ? Enfin, quel serait l’impact de cette inflexion sur les relations internationales si elle se confirmait ?
Les accords bilatéraux dans le passé : illusions et frustrations
Des quelque 140 accords préférentiels signés entre 1947 et 1995, une cinquantaine seulement a survécu, et très peu ont vraiment bien fonctionné comme la Communauté européenne ou l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA). De plus, il a été montré que dix pour cent seulement des accords bilatéraux signés entre 1983 et 2003 ont contribué à l’ouverture des marchés nationaux à la concurrence internationale [Banque mondiale 2005]. Par contre, les libéralisations « unilatérales » (faites par un pays sans que celui-ci demande des ouvertures réciproques de marchés à ses partenaires) ont assuré soixante-cinq pour cent de cette ouverture, et la libéralisation multilatérale (celle découlant des accords conclus dans le cadre du GATT et de l’OMC) a contribué pour vingt-cinq pour cent à cette ouverture.
Pourquoi un tel échec du bilatéralisme ? Quand deux pays signent un accord bilatéral, ils se consentent des « préférences ». Ils acceptent d’imposer sur leurs importations des droits plus faibles (souvent nuls) que ceux qu’ils appliquent sur les importations en provenance des pays tiers. Ainsi, les producteurs du pays A bénéficient d’une marge de préférence sur le marché du pays B (A et B sont les signataires de l’accord bilatéral) qui est égale à la différence entre le droit appliqué par B sur les importations en provenance des pays tiers (erga omnes) et le droit préférentiel imposé par B sur les importations en provenance de A. Avoir un accès préférentiel sur le marché du cosignataire est la raison essentielle des accords bilatéraux signés jusque dans le milieu des années 1990 car, durant toutes ces années, les droits appliqués erga omnes sont souvent élevés, donc les préférences importantes.
Ces préférences importantes sont pourtant un piège mortel pour la survie des accords bilatéraux. Plus elles sont élevées, plus les consommateurs du pays A sont incités à acheter des produits au cosignataire B, même si ce dernier fabrique ces biens de façon inefficiente. Il en est ainsi uniquement à cause des différentiels entre droits de douane appliqués erga omnes et droits préférentiels – des différentiels qui n’ont rien à voir avec les avantages concurrentiels des pays en jeu. En somme, les préférences sont autant de « surprimes » artificielles accordées par les consommateurs du pays A aux firmes inefficientes du pays B. Plus elles sont élevées, plus les consommateurs du pays A vont, tôt ou tard, s’interroger sur l’intérêt de l’accord bilatéral signé avec le pays B. Pourquoi donc acheter tellement plus cher à B des biens qu’ils pourraient trouver meilleur marché dans le reste du monde ? Ainsi les chances de survie d’un accord bilatéral sont-elles fonction de l’importance des droits appliqués erga omnes, laquelle détermine celle des préférences.
Ce n’est pas tout. Les accords bilatéraux qui ont survécu ont souvent souffert d’un autre défaut, à savoir leur capacité à engendrer des frustrations profondes. En effet, les préférences acquises par le pays A grâce à son accord bilatéral avec le pays B sont nécessairement érodées quand le pays B décide de signer un accord bilatéral avec le pays C. « L’érosion » des préférences met en difficulté les secteurs inefficients du pays A, ce qui est économiquement souhaitable, mais elle se fait d’une façon politiquement conflictuelle : le pays B est perçu comme la source du problème, alors que c’est la politique d’accord bilatéral menée par le pays A.
Si l’Union européenne a survécu et n’a pas connu de frustrations profondes dans ses élargissements successifs, c’est que la plupart des droits appliqués erga omnes par ses pays membres ont été modérés dès sa naissance, puis régulièrement réduits à l’occasion des Rounds successifs du GATT. Les surprimes que les consommateurs français (allemands) ont payé aux producteurs allemands (français) ont donc toujours été modérées – gages à la fois de l’efficience des firmes allemandes et françaises, de la satisfaction des consommateurs français et allemands, et, en ultime ressort, du succès politique de l’aventure européenne. L’Europe se devait d’être ouverte – la préférence communautaire modeste – ou elle risquait fort d’imploser, une conclusion qui devrait être encore méditée de nos jours.
Pourquoi des accords bilatéraux de nos jours ?
La situation a profondément changé depuis le milieu des années 1990. Les nombreuses libéralisations unilatérales – de la Chine (dès les années 1980) à la République tchèque (1989−1990) et à l’Inde (dans les années 2000) – ont substantiellement abaissé les droits de douane appliqués erga omnes. Du coup, la raison d’être des accords bilatéraux de la première vague – des préférences élevées – perd de son intérêt. Pourquoi continuer alors de négocier des accords qui ne donnent que des préférences négligeables ?
Une première réponse tient à ce que certains pays, et non des moindres, ont des droits de douane encore élevés, mais sur une gamme limitée de produits. Ainsi la moyenne des droits de douane au Brésil et en Inde (par exemple) dépasse les dix pour cent, ce qui implique l’existence de droits de douane encore élevés (supérieurs à quinze pour cent) sur les importations d’un certain nombre de produits. La raison d’être traditionnelle de l’accord bilatéral demeure donc si les produits encore fortement protégés sont importants pour les deux partenaires.
Une seconde raison serait le renforcement des liens politiques entre les signataires. Si certains accords justifient ce point de vue, nombre d’autres, au contraire, ont abouti à réactiver des conflits politiques latents, comme entre la Corée et les États-Unis, ou entre l’Union européenne et la Turquie.
La dernière raison d’être découle de l’effort croissant de libéralisation des services et des flux d’investissement. Depuis la fin des années 1980, de nombreux pays ont ressenti le besoin de rendre plus efficients leurs services, et utilisent l’ouverture de leurs marchés de services à la concurrence internationale comme un moyen privilégié pour atteindre cet objectif. La concurrence en matière de services passant souvent par l’établissement de nouvelles filiales, une ouverture internationale accrue des marchés de services requiert des investissements internationaux croissants. Ces derniers sont également exigés par la mise en place de processus de production déployés sur toujours plus de pays. Ce redéploiement des opérations de production est engendré par le progrès technique dans les transports, la logistique et les communications, et par la baisse des coûts qui en résulte. Il est amplifié par la baisse des droits de douane appliqués (produire les divers composants d’un produit final dans différents pays n’est pas handicapé par le fait que les composants doivent franchir plusieurs frontières).
La libéralisation des échanges internationaux de services pose un problème nouveau, bien particulier. On sait comment échanger des concessions de libéralisation dans le domaine des biens : un pays accepte de baisser de x pour cent ses droits de douane à condition que l’autre accepte de baisser les siens de y pour cent. Les négociateurs savent peser le pour et le contre de pareilles concessions depuis le milieu du XIXe siècle. Mais libéraliser les services fait appel à une notion différente, celle de rendre plus concurrentielles les réglementations appliquées aux services en question. Par exemple, ouvrir les marchés des télécommunications ne se réduit pas à abolir un droit de douane (qui d’ailleurs n’existe pas !) ni même à proclamer la fin du monopole national. Il faut définir des règles de concurrence adaptées à une circonstance très particulière (le monopole national possède initialement toutes les clés du marché) ce qui peut amener à vouloir favoriser délibérément les nouveaux concurrents dans un premier temps.
Et il se peut qu’il faille adopter d’autres règles comme, par exemple, la définition d’un service public et la contribution de chacun à son coût. Or, comme il est très difficile de mesurer ex ante l’impact libéralisateur des modifications des réglementations, libéraliser les services repose largement sur la confiance que les pays ont les uns dans les autres. Cette exigence de confiance fait que négocier au niveau de l’OMC, avec ses 150 membres si hétérogènes, est plus difficile qu’en bilatéral. L’Europe, elle-même, est un bon exemple de ces difficultés. La fameuse Directive services, née de la frustration des efforts précédents visant à créer un vrai marché unique des services, et ses difficultés proviennent largement de l’absence de confiance entre anciens et nouveaux États membres.
Cela dit, si les difficultés à ouvrir les marchés de services et le besoin d’une forte confiance entre pays donnent à l’approche bilatérale une nouvelle raison d’être, elle lui redonne aussi ses coûts traditionnels : celui de créer des préférences importantes (en général, les services sont des activités très fortement protégées) donc celui d’engendrer des surprimes et des distorsions dans les flux internationaux de services et d’investissements et celui de faire face, tôt ou tard, à une érosion des préférences initiales, à mesure que le pays partenaire signe de nouveaux accords bilatéraux avec des pays tiers, etc.
Une nouvelle stratégie européenne ?
En octobre 2006, Peter Mandelson, Commissaire européen au commerce, a proposé un tournant majeur de la politique commerciale européenne en se déclarant en faveur de la conclusion de toute une série d’accords bilatéraux, au point de donner l’impression de négliger les négociations du Doha Round [Commission européenne 2006]. Que peut-on dire de cette nouvelle stratégie ?
La Commission définit quatre critères pour définir les accords bilatéraux à conclure. Le premier est la taille économique, actuelle et potentielle, des partenaires envisagés. Le second est celui de la « protection des intérêts exportateurs » européens, un terme vague couvrant l’existence de barrières autres que les droits de douane (comme les normes et standards, les marchés publics, ou la politique de la concurrence) et l’existence d’accords bilatéraux entre le pays partenaire envisagé par la Commission et des pays tiers. Le troisième critère traite des dimensions géopolitiques allant des droits de la personne à de pures considérations de realpolitik. Le dernier critère pose que les nouveaux accords bilatéraux ne doivent pas éroder les préférences accordées par les accords bilatéraux appliqués par l’Europe.
Au vu de ces critères, la Commission propose d’ouvrir des négociations bilatérales avec pas moins de 24 pays1. Ce qui suit laisse de côté la faisabilité diplomatique d’un programme de négociations aussi pharaonique pour se concentrer sur l’évaluation des 24 accords bilatéraux envisagés par la Commission, en comparant la stratégie européenne à celle de cinq autres pays membres de l’OMC.
Le tableau 1 propose huit indicateurs pour évaluer les trois premiers critères de la Commission2.
Les colonnes 1 et 2 mesurent la taille des partenaires en termes de part dans le PNB mondial. La colonne 3 donne la moyenne des droits de douane afin de savoir si les accords bilatéraux envisagés obéissent à une logique de recherche de préférences importantes dans le domaine des biens. Comme la colonne 3 présente des moyennes, elle ne saisit pas directement l’existence de droits élevés dans quelques secteurs seulement ; mais il reste qu’une moyenne de droits de douane supérieure à dix pour cent implique l’existence de nombreux droits de douane élevés (supérieurs à quinze pour cent). Les colonnes 4 et 5 donnent une indication des barrières autres que les droits de douane en rapportant le rang des pays partenaires en matière de commerce transfrontalier et d’octroi de licences. Ces rangs sont ceux estimés par la base de données Doing Business [Banque mondiale 2006]. Bien évidemment, une métrique en termes de rang est rudimentaire, mais elle donne une idée grossière de la situation si des différences importantes apparaissent, ce qui est le cas pour notre propos. La colonne 6 donne le rang des pays en termes de qualité réglementaire globale, un aspect essentiel pour les échanges de services. Enfin, les colonnes 7 et 8 donnent le rang des pays partenaires en termes de transfert de propriété et de protection des investisseurs, deux indicateurs clés pour l’aspect investissement. Cela dit, les colonnes 3 à 8 du tableau 1 présentent les moyennes (pondérées par les PNB aux taux de change sous parité de pouvoir d’achat) des indicateurs affichés par les pays partenaires cosignataires de tous les accords bilatéraux connus, présents et futurs, des six pays examinés.
Le tableau 1 soulève trois questions à propos de la qualité de la stratégie de la Commission. La première porte sur la taille des futurs pays partenaires. La stratégie européenne ne couvre qu’un pourcentage limité du PNB mondial (et encore la proportion de quarante-quatre pour cent est-elle suspendue à un éventuel accord avec la Chine sur lequel le document de la Commission est peu clair) et il est bien inférieur à celui de Singapour, voire de la Corée. Au passage, le document de la Commission donne l’impression que l’Europe serait en retard dans une course aux accords bilatéraux par rapport aux États-Unis, une impression qui n’est pas du tout confirmée par ces deux colonnes du tableau 1.
La seconde question porte sur la nature profonde des accords bilatéraux envisagés par la Commission dans le domaine des biens. Les pays partenaires éventuels des Européens ont, en moyenne, les droits de douane les plus élevés (colonne 3) et les rangs les plus élevés (c’est-à-dire la gouvernance la plus mauvaise) en matière de réglementations des transactions de biens (colonnes 4 et 5). En d’autres termes, la Commission semble rechercher, avant tout, de fortes préférences à travers les accords bilatéraux envisagés – une stratégie dont on sait qu’elle est source d’illusions, de frustrations, et souvent d’échecs.
La dernière question sur la qualité des accords bilatéraux envisagés par la Commission porte sur leur nature dans le domaine des services et des investissements (colonnes 6 à 8). La Commission adopte, là encore, une stratégie de recherche de fortes préférences en privilégiant des accords avec des pays ayant plutôt une mauvaise gouvernance.
Ce faisant, la stratégie de la Commission risque de faire de l’Europe un frein futur aux négociations multilatérales dans la mesure où, si ces dernières réussissent, l’Europe « perdra » les préférences et rentes associées aux négociations bilatérales que la Commission envisage d’ouvrir – une situation que connaissent actuellement les pays en développement les moins efficients.
Une dernière remarque s’impose. De façon surprenante a priori, les pays puissants n’apparaissent pas comme les leaders du mouvement récent vers le bilatéralisme – du moins, jusqu’au document de travail de la Commission. Ils sont plutôt des « suiveurs », les leaders étant des petits pays [Messerlin 2007]. Certes, pour certains petits pays comme Singapour, la profusion d’accords bilatéraux est clairement un moyen de poursuivre une libéralisation mondiale à un rythme plus rapide que celui des négociations de l’OMC. Mais, pour la plupart des autres petits pays, on peut se demander pourquoi ils adoptent une telle stratégie, d’autant que les accords bilatéraux donnent l’occasion aux pays puissants (États-Unis et Europe) d’imposer des dispositions « quasi impériales » (qualifiées de dispositions « OMC-Plus » car elles imposent aux petits pays des obligations plus importantes que celles de l’OMC) sur des sujets difficiles à aborder à l’OMC, dont le meilleur exemple est celui des droits de propriété intellectuelle [Henry 2004, Fink et Reichenmiller 2005].
Il faut retourner à Genève
La stratégie esquissée par la Commission suppose que les négociateurs européens soient plus efficaces en bilatéral qu’en multilatéral. Rien n’est moins sûr. Pourquoi la Commission pourrait-elle obtenir plus de l’Inde, de la Russie ou de la Chine en bilatéral qu’à l’OMC, où elle peut mobiliser des alliés ? Il est donc vraisemblable que la stratégie européenne fera long feu – comme le suggère le soap opera des négociations avec le Mercosur – et ne pourra engendrer des accords ayant de la substance. Signer des accords de façade est toujours possible, mais est très coûteux car, si ces derniers n’apportent pas de gains économiques, lesquels exigent une réelle libéralisation des secteurs les plus protégés, ils nourrissent la peur d’une globalisation qu’ils n’apportent pas.
Alors même qu’elle offre de maigres perspectives, cette stratégie qui paraît dominée par un sentiment de panique fait courir de gros risques pour le système commercial international. Car elle peut déclencher une course aux accords bilatéraux avec les autres grandes puissances commerciales – Japon, Chine, et surtout États-Unis.
Ce gâchis est d’autant plus dommageable que les négociations du Doha Round n’exigeraient que peu d’efforts supplémentaires de la part de l’Europe [Messerlin 2006]. Celle-ci devrait essentiellement consentir des baisses plus importantes de droits de douane sur les produits agricoles que celles qu’elle propose actuellement. Contrairement à ce qui est souvent cru, cette baisse ne concerne pas tant les produits agricoles produits à la ferme (betterave sucrière, blé, bovins, etc.) que les produits agroalimentaires transformés (biscuits, confiserie, etc.). Or les industries agroalimentaires européennes ont intérêt à l’ouverture des marchés dans le reste du monde, et, de ce fait, pourraient fort bien accepter une plus grande libéralisation des marchés européens que celle proposée actuellement par la Commission.
Entre l’inertie et la panique, il y a donc une voie – celle qui consiste à reprendre sur des bases plus appropriées les négociations du Doha Round. Cela dit, combien de temps la suspension du Doha Round durera-t-elle ? Trois mois, trois ans, ou trois décennies ? On en saura plus fin janvier lors du Forum de Davos, traditionnel rendez-vous des négociateurs. Une suspension de trois mois (un redémarrage des négociations en février) est si courte qu’elle sera vite oubliée si elle aboutit à un succès dans l’été 2007. Une suspension de trois ans pose le problème de ce qu’il faudra faire pour renouer intelligemment le fil des négociations. Une suspension de trois décennies serait une première. Le monde a connu deux grandes périodes d’accords bilatéraux (les années 1875–1914 et les années 1920–1930). Les deux périodes se sont terminées dans des guerres mondiales avant d’avoir atteint les quatre décennies. C’est que, en ultime analyse, les accords bilatéraux reposent sur l’explosive notion d’exclusion (qui réapparaît actuellement sous sa forme la plus classique et brutale d’accès exclusif aux ressources naturelles) alors que l’OMC repose sur celle de non-discrimination, laquelle minimise les sources de conflits. C’est ce qu’avaient bien compris les pères fondateurs du GATT : il est vrai qu’ils avaient assisté à la folle spirale suicidaire des accords bilatéraux des années 1920–1930.
1. Pays membres de l’ASEAN, du Conseil de coopération du Golfe, du Mercosur, Corée, Inde, Russie et Chine.
2. Le dernier critère est impossible à remplir. Par définition, l’ouverture des marchés européens à de nouveaux partenaires dans le cadre des accords bilatéraux envisagés réduit les préférences dont bénéficient les partenaires des accords actuels. On peut vouloir compenser ces pertes de préférences. On ne peut pas les éliminer.