Multilatéralisme et bilatéralisme, ou pourquoi ne pas céder à l’inertie ni à la panique

Dossier : Libéralisme, globalisationMagazine N°623 Mars 2007
Par Patrick MESSERLIN

Le GATT (Gene­ral Agree­ment on Tariffs and Trade) est le pré­dé­ces­seur de l’OMC. Il a été créé en 1947, trois ans après la Banque mon­diale et le Fonds moné­taire inter­na­tio­nal, ce qui révèle la dif­fi­cul­té à conclure cet accord. Entre 1947 et 1995, huit Rounds de négo­cia­tions (l’U­ru­guay Round étant le der­nier) ont per­mis de libé­ra­li­ser, pro­gres­si­ve­ment quoique de façon bien incom­plète, les échanges mul­ti­la­té­raux de biens indus­triels – mais, à ce jour, rien de sem­blable n’a été fait pour les pro­duits agri­coles et les ser­vices. Car, si les textes du GATT et de l’OMC posent les règles de bonne conduite (essen­tiel­le­ment, de non-dis­cri­mi­na­tion) entre pays, ils ne disent rien sur l’al­lure et l’am­pleur des baisses des obs­tacles aux échanges. Ces points sont exclu­si­ve­ment trai­tés lors des Rounds, au fur et à mesure que les pays se sentent prêts à faire un pas de plus dans l’ou­ver­ture de leurs économies.

En juillet 2006, Pas­cal Lamy, direc­teur géné­ral de l’Or­ga­ni­sa­tion mon­diale du com­merce (OMC), a dû sus­pendre les négo­cia­tions du Doha Round ouvertes en 2001. Ces der­nières ont pour objec­tif de libé­ra­li­ser davan­tage les mar­chés de biens et de ser­vices des 150 pays membres de l’OMC. Une telle sus­pen­sion n’est pas excep­tion­nelle. La der­nière advint en 1990 lorsque l’U­ru­guay Round (le pré­dé­ces­seur du Doha Round) sem­blait dans l’im­passe. Il fal­lut alors trois ans pour sur­mon­ter ces dif­fi­cul­tés et conclure l’U­ru­guay Round.

Qui se sou­vient encore de ces sus­pen­sions, hors les spé­cia­listes ? On pour­rait en conclure qu’il suf­fit d’être patient. L’a­na­lyse éco­no­mique comme l’ex­pé­rience des cin­quante der­nières années montrent le rôle néces­saire (mais non suf­fi­sant) de la concur­rence inter­na­tio­nale dans l’ac­cé­lé­ra­tion de la crois­sance éco­no­mique et dans la lutte contre la pau­vre­té. De plus, soixante-dix pour cent des Euro­péens et des Amé­ri­cains inter­ro­gés par son­dage se déclarent favo­rables au com­merce inter­na­tio­nal et deux tiers à une nou­velle phase de libé­ra­li­sa­tion [Ger­man Mar­shall Fund 2006]. En somme, dans une écra­sante majo­ri­té de son­dés, il y a un consom­ma­teur qui recon­naît que la libé­ra­li­sa­tion pas­sée lui a don­né le choix entre des biens tou­jours moins chers et tou­jours plus variés.

Trai­ter avec insou­ciance la sus­pen­sion du Doha Round serait pour­tant une sérieuse erreur. Car, pour la pre­mière fois, des gou­ver­ne­ments cherchent à répondre à la demande de plus de com­merce que révèlent ces son­dages par des négo­cia­tions bila­té­rales, plu­tôt que mul­ti­la­té­rales dans le cadre de l’OMC. Envi­ron 160 accords pré­fé­ren­tiels (dits régio­naux, mais il faut les qua­li­fier de bila­té­raux car presque tous impliquent deux pays seule­ment) ont été signés et appli­qués depuis 1995.

Ce chiffre exa­gère, pour plu­sieurs rai­sons, l’am­pleur réelle du chan­ge­ment. Mais il révèle une ten­dance par­mi les gou­ver­ne­ments à « faire du bila­té­ral » plu­tôt que du « mul­ti­la­té­ral », une ten­dance qui béné­fi­cie du sou­tien, au moins pas­sif, d’un nombre non négli­geable d’hommes d’affaires.

Pour­quoi cette inflexion ? Car le juge­ment sur les accords bila­té­raux signés dans le pas­sé est plu­tôt néga­tif, en théo­rie et sur­tout dans les faits. Com­ment alors jus­ti­fier l’en­goue­ment actuel ? Com­ment ana­ly­ser les accords bila­té­raux exis­tants et futurs ? Enfin, quel serait l’im­pact de cette inflexion sur les rela­tions inter­na­tio­nales si elle se confirmait ?

Les accords bilatéraux dans le passé : illusions et frustrations

Des quelque 140 accords pré­fé­ren­tiels signés entre 1947 et 1995, une cin­quan­taine seule­ment a sur­vé­cu, et très peu ont vrai­ment bien fonc­tion­né comme la Com­mu­nau­té euro­péenne ou l’Ac­cord de libre-échange nord-amé­ri­cain (ALENA). De plus, il a été mon­tré que dix pour cent seule­ment des accords bila­té­raux signés entre 1983 et 2003 ont contri­bué à l’ou­ver­ture des mar­chés natio­naux à la concur­rence inter­na­tio­nale [Banque mon­diale 2005]. Par contre, les libé­ra­li­sa­tions « uni­la­té­rales » (faites par un pays sans que celui-ci demande des ouver­tures réci­proques de mar­chés à ses par­te­naires) ont assu­ré soixante-cinq pour cent de cette ouver­ture, et la libé­ra­li­sa­tion mul­ti­la­té­rale (celle décou­lant des accords conclus dans le cadre du GATT et de l’OMC) a contri­bué pour vingt-cinq pour cent à cette ouverture.

Pour­quoi un tel échec du bila­té­ra­lisme ? Quand deux pays signent un accord bila­té­ral, ils se consentent des « pré­fé­rences ». Ils acceptent d’im­po­ser sur leurs impor­ta­tions des droits plus faibles (sou­vent nuls) que ceux qu’ils appliquent sur les impor­ta­tions en pro­ve­nance des pays tiers. Ain­si, les pro­duc­teurs du pays A béné­fi­cient d’une marge de pré­fé­rence sur le mar­ché du pays B (A et B sont les signa­taires de l’ac­cord bila­té­ral) qui est égale à la dif­fé­rence entre le droit appli­qué par B sur les impor­ta­tions en pro­ve­nance des pays tiers (erga omnes) et le droit pré­fé­ren­tiel impo­sé par B sur les impor­ta­tions en pro­ve­nance de A. Avoir un accès pré­fé­ren­tiel sur le mar­ché du cosi­gna­taire est la rai­son essen­tielle des accords bila­té­raux signés jusque dans le milieu des années 1990 car, durant toutes ces années, les droits appli­qués erga omnes sont sou­vent éle­vés, donc les pré­fé­rences importantes.

Ces pré­fé­rences impor­tantes sont pour­tant un piège mor­tel pour la sur­vie des accords bila­té­raux. Plus elles sont éle­vées, plus les consom­ma­teurs du pays A sont inci­tés à ache­ter des pro­duits au cosi­gna­taire B, même si ce der­nier fabrique ces biens de façon inef­fi­ciente. Il en est ain­si uni­que­ment à cause des dif­fé­ren­tiels entre droits de douane appli­qués erga omnes et droits pré­fé­ren­tiels – des dif­fé­ren­tiels qui n’ont rien à voir avec les avan­tages concur­ren­tiels des pays en jeu. En somme, les pré­fé­rences sont autant de « sur­primes » arti­fi­cielles accor­dées par les consom­ma­teurs du pays A aux firmes inef­fi­cientes du pays B. Plus elles sont éle­vées, plus les consom­ma­teurs du pays A vont, tôt ou tard, s’in­ter­ro­ger sur l’in­té­rêt de l’ac­cord bila­té­ral signé avec le pays B. Pour­quoi donc ache­ter tel­le­ment plus cher à B des biens qu’ils pour­raient trou­ver meilleur mar­ché dans le reste du monde ? Ain­si les chances de sur­vie d’un accord bila­té­ral sont-elles fonc­tion de l’im­por­tance des droits appli­qués erga omnes, laquelle déter­mine celle des préférences.

Ce n’est pas tout. Les accords bila­té­raux qui ont sur­vé­cu ont sou­vent souf­fert d’un autre défaut, à savoir leur capa­ci­té à engen­drer des frus­tra­tions pro­fondes. En effet, les pré­fé­rences acquises par le pays A grâce à son accord bila­té­ral avec le pays B sont néces­sai­re­ment éro­dées quand le pays B décide de signer un accord bila­té­ral avec le pays C. « L’é­ro­sion » des pré­fé­rences met en dif­fi­cul­té les sec­teurs inef­fi­cients du pays A, ce qui est éco­no­mi­que­ment sou­hai­table, mais elle se fait d’une façon poli­ti­que­ment conflic­tuelle : le pays B est per­çu comme la source du pro­blème, alors que c’est la poli­tique d’ac­cord bila­té­ral menée par le pays A.

Si l’U­nion euro­péenne a sur­vé­cu et n’a pas connu de frus­tra­tions pro­fondes dans ses élar­gis­se­ments suc­ces­sifs, c’est que la plu­part des droits appli­qués erga omnes par ses pays membres ont été modé­rés dès sa nais­sance, puis régu­liè­re­ment réduits à l’oc­ca­sion des Rounds suc­ces­sifs du GATT. Les sur­primes que les consom­ma­teurs fran­çais (alle­mands) ont payé aux pro­duc­teurs alle­mands (fran­çais) ont donc tou­jours été modé­rées – gages à la fois de l’ef­fi­cience des firmes alle­mandes et fran­çaises, de la satis­fac­tion des consom­ma­teurs fran­çais et alle­mands, et, en ultime res­sort, du suc­cès poli­tique de l’a­ven­ture euro­péenne. L’Eu­rope se devait d’être ouverte – la pré­fé­rence com­mu­nau­taire modeste – ou elle ris­quait fort d’im­plo­ser, une conclu­sion qui devrait être encore médi­tée de nos jours.

Pourquoi des accords bilatéraux de nos jours ?

La situa­tion a pro­fon­dé­ment chan­gé depuis le milieu des années 1990. Les nom­breuses libé­ra­li­sa­tions uni­la­té­rales – de la Chine (dès les années 1980) à la Répu­blique tchèque (1989−1990) et à l’Inde (dans les années 2000) – ont sub­stan­tiel­le­ment abais­sé les droits de douane appli­qués erga omnes. Du coup, la rai­son d’être des accords bila­té­raux de la pre­mière vague – des pré­fé­rences éle­vées – perd de son inté­rêt. Pour­quoi conti­nuer alors de négo­cier des accords qui ne donnent que des pré­fé­rences négligeables ?

Une pre­mière réponse tient à ce que cer­tains pays, et non des moindres, ont des droits de douane encore éle­vés, mais sur une gamme limi­tée de pro­duits. Ain­si la moyenne des droits de douane au Bré­sil et en Inde (par exemple) dépasse les dix pour cent, ce qui implique l’exis­tence de droits de douane encore éle­vés (supé­rieurs à quinze pour cent) sur les impor­ta­tions d’un cer­tain nombre de pro­duits. La rai­son d’être tra­di­tion­nelle de l’ac­cord bila­té­ral demeure donc si les pro­duits encore for­te­ment pro­té­gés sont impor­tants pour les deux partenaires.

Une seconde rai­son serait le ren­for­ce­ment des liens poli­tiques entre les signa­taires. Si cer­tains accords jus­ti­fient ce point de vue, nombre d’autres, au contraire, ont abou­ti à réac­ti­ver des conflits poli­tiques latents, comme entre la Corée et les États-Unis, ou entre l’U­nion euro­péenne et la Turquie.

La der­nière rai­son d’être découle de l’ef­fort crois­sant de libé­ra­li­sa­tion des ser­vices et des flux d’in­ves­tis­se­ment. Depuis la fin des années 1980, de nom­breux pays ont res­sen­ti le besoin de rendre plus effi­cients leurs ser­vices, et uti­lisent l’ou­ver­ture de leurs mar­chés de ser­vices à la concur­rence inter­na­tio­nale comme un moyen pri­vi­lé­gié pour atteindre cet objec­tif. La concur­rence en matière de ser­vices pas­sant sou­vent par l’é­ta­blis­se­ment de nou­velles filiales, une ouver­ture inter­na­tio­nale accrue des mar­chés de ser­vices requiert des inves­tis­se­ments inter­na­tio­naux crois­sants. Ces der­niers sont éga­le­ment exi­gés par la mise en place de pro­ces­sus de pro­duc­tion déployés sur tou­jours plus de pays. Ce redé­ploie­ment des opé­ra­tions de pro­duc­tion est engen­dré par le pro­grès tech­nique dans les trans­ports, la logis­tique et les com­mu­ni­ca­tions, et par la baisse des coûts qui en résulte. Il est ampli­fié par la baisse des droits de douane appli­qués (pro­duire les divers com­po­sants d’un pro­duit final dans dif­fé­rents pays n’est pas han­di­ca­pé par le fait que les com­po­sants doivent fran­chir plu­sieurs frontières).

La libé­ra­li­sa­tion des échanges inter­na­tio­naux de ser­vices pose un pro­blème nou­veau, bien par­ti­cu­lier. On sait com­ment échan­ger des conces­sions de libé­ra­li­sa­tion dans le domaine des biens : un pays accepte de bais­ser de x pour cent ses droits de douane à condi­tion que l’autre accepte de bais­ser les siens de y pour cent. Les négo­cia­teurs savent peser le pour et le contre de pareilles conces­sions depuis le milieu du XIXe siècle. Mais libé­ra­li­ser les ser­vices fait appel à une notion dif­fé­rente, celle de rendre plus concur­ren­tielles les régle­men­ta­tions appli­quées aux ser­vices en ques­tion. Par exemple, ouvrir les mar­chés des télé­com­mu­ni­ca­tions ne se réduit pas à abo­lir un droit de douane (qui d’ailleurs n’existe pas !) ni même à pro­cla­mer la fin du mono­pole natio­nal. Il faut défi­nir des règles de concur­rence adap­tées à une cir­cons­tance très par­ti­cu­lière (le mono­pole natio­nal pos­sède ini­tia­le­ment toutes les clés du mar­ché) ce qui peut ame­ner à vou­loir favo­ri­ser déli­bé­ré­ment les nou­veaux concur­rents dans un pre­mier temps.

Et il se peut qu’il faille adop­ter d’autres règles comme, par exemple, la défi­ni­tion d’un ser­vice public et la contri­bu­tion de cha­cun à son coût. Or, comme il est très dif­fi­cile de mesu­rer ex ante l’im­pact libé­ra­li­sa­teur des modi­fi­ca­tions des régle­men­ta­tions, libé­ra­li­ser les ser­vices repose lar­ge­ment sur la confiance que les pays ont les uns dans les autres. Cette exi­gence de confiance fait que négo­cier au niveau de l’OMC, avec ses 150 membres si hété­ro­gènes, est plus dif­fi­cile qu’en bila­té­ral. L’Eu­rope, elle-même, est un bon exemple de ces dif­fi­cul­tés. La fameuse Direc­tive ser­vices, née de la frus­tra­tion des efforts pré­cé­dents visant à créer un vrai mar­ché unique des ser­vices, et ses dif­fi­cul­tés pro­viennent lar­ge­ment de l’ab­sence de confiance entre anciens et nou­veaux États membres.

Cela dit, si les dif­fi­cul­tés à ouvrir les mar­chés de ser­vices et le besoin d’une forte confiance entre pays donnent à l’ap­proche bila­té­rale une nou­velle rai­son d’être, elle lui redonne aus­si ses coûts tra­di­tion­nels : celui de créer des pré­fé­rences impor­tantes (en géné­ral, les ser­vices sont des acti­vi­tés très for­te­ment pro­té­gées) donc celui d’en­gen­drer des sur­primes et des dis­tor­sions dans les flux inter­na­tio­naux de ser­vices et d’in­ves­tis­se­ments et celui de faire face, tôt ou tard, à une éro­sion des pré­fé­rences ini­tiales, à mesure que le pays par­te­naire signe de nou­veaux accords bila­té­raux avec des pays tiers, etc.

Une nou­velle stra­té­gie européenne ?
En octobre 2006, Peter Man­del­son, Com­mis­saire euro­péen au com­merce, a pro­po­sé un tour­nant majeur de la poli­tique com­mer­ciale euro­péenne en se décla­rant en faveur de la conclu­sion de toute une série d’ac­cords bila­té­raux, au point de don­ner l’im­pres­sion de négli­ger les négo­cia­tions du Doha Round [Com­mis­sion euro­péenne 2006]. Que peut-on dire de cette nou­velle stratégie ?

La Com­mis­sion défi­nit quatre cri­tères pour défi­nir les accords bila­té­raux à conclure. Le pre­mier est la taille éco­no­mique, actuelle et poten­tielle, des par­te­naires envi­sa­gés. Le second est celui de la « pro­tec­tion des inté­rêts expor­ta­teurs » euro­péens, un terme vague cou­vrant l’exis­tence de bar­rières autres que les droits de douane (comme les normes et stan­dards, les mar­chés publics, ou la poli­tique de la concur­rence) et l’exis­tence d’ac­cords bila­té­raux entre le pays par­te­naire envi­sa­gé par la Com­mis­sion et des pays tiers. Le troi­sième cri­tère traite des dimen­sions géo­po­li­tiques allant des droits de la per­sonne à de pures consi­dé­ra­tions de real­po­li­tik. Le der­nier cri­tère pose que les nou­veaux accords bila­té­raux ne doivent pas éro­der les pré­fé­rences accor­dées par les accords bila­té­raux appli­qués par l’Europe.

Au vu de ces cri­tères, la Com­mis­sion pro­pose d’ou­vrir des négo­cia­tions bila­té­rales avec pas moins de 24 pays1. Ce qui suit laisse de côté la fai­sa­bi­li­té diplo­ma­tique d’un pro­gramme de négo­cia­tions aus­si pha­rao­nique pour se concen­trer sur l’é­va­lua­tion des 24 accords bila­té­raux envi­sa­gés par la Com­mis­sion, en com­pa­rant la stra­té­gie euro­péenne à celle de cinq autres pays membres de l’OMC.

Le tableau 1 pro­pose huit indi­ca­teurs pour éva­luer les trois pre­miers cri­tères de la Com­mis­sion2.

Les bila­té­raux mis en oeuvre,signés, en négo­cia­tion pour 6 pays (2006)
Taille des par­te­naires [a] Droit de douane moyen

[b] (%)

Clas­se­ment en termes de qua­li­té régle­men­taire (rang) [c]
aux taux de change

($ cou­rants)

aux taux de change

($ PPA)

Com­merce transfrontalier Octroi de licences faci­li­té pour faire affaire Trans­fert de propriété Pro­tec­tion des investisseurs
1 2 3 4 5 6 7 8
Sin­ga­pour 90,6 81,2 5,7 40,0 68,9 43,5 42,3 41,0
Corée 49,1 57,4 7,3 43,3 85,3 57,6 39,8 40,4
Japon 46,3 51,5 7,5 53,5 58,3 54,8 60,6 56,6
Etats-Unis 14,9 16,5 9,2 54,1 69,7 52,2 64,7 44,2
Chine 10,4 17,0 10,1 83,1 96,4 83,5 76,1 47,2
Union euro­péenne 23,4 44,2 10,3 71,1 125,6 91,2 61,8 64,8
Notes et sources :

[a] PNB en 2004 en $, aux taux de change cou­rants (colonne 1 ou taux de change sous pari­té des pou­voirs d’a­chat (PPA) en pour­cen­tage du PNB mon­dial [FMI site Web].

[b] Taux moyen de droits de douane, en pour­cen­tage [OMC, Trade Pro­files, site Web OMC].

[c] Clas­se­ment en 2006 esti­mé pour cha­cun des cinq cri­tères Banque mon­diale-IFC, Doing Busi­ness, site Web]

Les colonnes 1 et 2 mesurent la taille des par­te­naires en termes de part dans le PNB mon­dial. La colonne 3 donne la moyenne des droits de douane afin de savoir si les accords bila­té­raux envi­sa­gés obéissent à une logique de recherche de pré­fé­rences impor­tantes dans le domaine des biens. Comme la colonne 3 pré­sente des moyennes, elle ne sai­sit pas direc­te­ment l’exis­tence de droits éle­vés dans quelques sec­teurs seule­ment ; mais il reste qu’une moyenne de droits de douane supé­rieure à dix pour cent implique l’exis­tence de nom­breux droits de douane éle­vés (supé­rieurs à quinze pour cent). Les colonnes 4 et 5 donnent une indi­ca­tion des bar­rières autres que les droits de douane en rap­por­tant le rang des pays par­te­naires en matière de com­merce trans­fron­ta­lier et d’oc­troi de licences. Ces rangs sont ceux esti­més par la base de don­nées Doing Busi­ness [Banque mon­diale 2006]. Bien évi­dem­ment, une métrique en termes de rang est rudi­men­taire, mais elle donne une idée gros­sière de la situa­tion si des dif­fé­rences impor­tantes appa­raissent, ce qui est le cas pour notre pro­pos. La colonne 6 donne le rang des pays en termes de qua­li­té régle­men­taire glo­bale, un aspect essen­tiel pour les échanges de ser­vices. Enfin, les colonnes 7 et 8 donnent le rang des pays par­te­naires en termes de trans­fert de pro­prié­té et de pro­tec­tion des inves­tis­seurs, deux indi­ca­teurs clés pour l’as­pect inves­tis­se­ment. Cela dit, les colonnes 3 à 8 du tableau 1 pré­sentent les moyennes (pon­dé­rées par les PNB aux taux de change sous pari­té de pou­voir d’a­chat) des indi­ca­teurs affi­chés par les pays par­te­naires cosi­gna­taires de tous les accords bila­té­raux connus, pré­sents et futurs, des six pays examinés.

Le tableau 1 sou­lève trois ques­tions à pro­pos de la qua­li­té de la stra­té­gie de la Com­mis­sion. La pre­mière porte sur la taille des futurs pays par­te­naires. La stra­té­gie euro­péenne ne couvre qu’un pour­cen­tage limi­té du PNB mon­dial (et encore la pro­por­tion de qua­rante-quatre pour cent est-elle sus­pen­due à un éven­tuel accord avec la Chine sur lequel le docu­ment de la Com­mis­sion est peu clair) et il est bien infé­rieur à celui de Sin­ga­pour, voire de la Corée. Au pas­sage, le docu­ment de la Com­mis­sion donne l’im­pres­sion que l’Eu­rope serait en retard dans une course aux accords bila­té­raux par rap­port aux États-Unis, une impres­sion qui n’est pas du tout confir­mée par ces deux colonnes du tableau 1.

La seconde ques­tion porte sur la nature pro­fonde des accords bila­té­raux envi­sa­gés par la Com­mis­sion dans le domaine des biens. Les pays par­te­naires éven­tuels des Euro­péens ont, en moyenne, les droits de douane les plus éle­vés (colonne 3) et les rangs les plus éle­vés (c’est-à-dire la gou­ver­nance la plus mau­vaise) en matière de régle­men­ta­tions des tran­sac­tions de biens (colonnes 4 et 5). En d’autres termes, la Com­mis­sion semble recher­cher, avant tout, de fortes pré­fé­rences à tra­vers les accords bila­té­raux envi­sa­gés – une stra­té­gie dont on sait qu’elle est source d’illu­sions, de frus­tra­tions, et sou­vent d’échecs.

La der­nière ques­tion sur la qua­li­té des accords bila­té­raux envi­sa­gés par la Com­mis­sion porte sur leur nature dans le domaine des ser­vices et des inves­tis­se­ments (colonnes 6 à 8). La Com­mis­sion adopte, là encore, une stra­té­gie de recherche de fortes pré­fé­rences en pri­vi­lé­giant des accords avec des pays ayant plu­tôt une mau­vaise gouvernance.

Ce fai­sant, la stra­té­gie de la Com­mis­sion risque de faire de l’Eu­rope un frein futur aux négo­cia­tions mul­ti­la­té­rales dans la mesure où, si ces der­nières réus­sissent, l’Eu­rope « per­dra » les pré­fé­rences et rentes asso­ciées aux négo­cia­tions bila­té­rales que la Com­mis­sion envi­sage d’ou­vrir – une situa­tion que connaissent actuel­le­ment les pays en déve­lop­pe­ment les moins efficients.

Une der­nière remarque s’im­pose. De façon sur­pre­nante a prio­ri, les pays puis­sants n’ap­pa­raissent pas comme les lea­ders du mou­ve­ment récent vers le bila­té­ra­lisme – du moins, jus­qu’au docu­ment de tra­vail de la Com­mis­sion. Ils sont plu­tôt des « sui­veurs », les lea­ders étant des petits pays [Mes­ser­lin 2007]. Certes, pour cer­tains petits pays comme Sin­ga­pour, la pro­fu­sion d’ac­cords bila­té­raux est clai­re­ment un moyen de pour­suivre une libé­ra­li­sa­tion mon­diale à un rythme plus rapide que celui des négo­cia­tions de l’OMC. Mais, pour la plu­part des autres petits pays, on peut se deman­der pour­quoi ils adoptent une telle stra­té­gie, d’au­tant que les accords bila­té­raux donnent l’oc­ca­sion aux pays puis­sants (États-Unis et Europe) d’im­po­ser des dis­po­si­tions « qua­si impé­riales » (qua­li­fiées de dis­po­si­tions « OMC-Plus » car elles imposent aux petits pays des obli­ga­tions plus impor­tantes que celles de l’OMC) sur des sujets dif­fi­ciles à abor­der à l’OMC, dont le meilleur exemple est celui des droits de pro­prié­té intel­lec­tuelle [Hen­ry 2004, Fink et Rei­chen­mil­ler 2005].

Il faut retourner à Genève

La stra­té­gie esquis­sée par la Com­mis­sion sup­pose que les négo­cia­teurs euro­péens soient plus effi­caces en bila­té­ral qu’en mul­ti­la­té­ral. Rien n’est moins sûr. Pour­quoi la Com­mis­sion pour­rait-elle obte­nir plus de l’Inde, de la Rus­sie ou de la Chine en bila­té­ral qu’à l’OMC, où elle peut mobi­li­ser des alliés ? Il est donc vrai­sem­blable que la stra­té­gie euro­péenne fera long feu – comme le sug­gère le soap ope­ra des négo­cia­tions avec le Mer­co­sur – et ne pour­ra engen­drer des accords ayant de la sub­stance. Signer des accords de façade est tou­jours pos­sible, mais est très coû­teux car, si ces der­niers n’ap­portent pas de gains éco­no­miques, les­quels exigent une réelle libé­ra­li­sa­tion des sec­teurs les plus pro­té­gés, ils nour­rissent la peur d’une glo­ba­li­sa­tion qu’ils n’ap­portent pas.

Alors même qu’elle offre de maigres pers­pec­tives, cette stra­té­gie qui paraît domi­née par un sen­ti­ment de panique fait cou­rir de gros risques pour le sys­tème com­mer­cial inter­na­tio­nal. Car elle peut déclen­cher une course aux accords bila­té­raux avec les autres grandes puis­sances com­mer­ciales – Japon, Chine, et sur­tout États-Unis.

Ce gâchis est d’au­tant plus dom­ma­geable que les négo­cia­tions du Doha Round n’exi­ge­raient que peu d’ef­forts sup­plé­men­taires de la part de l’Eu­rope [Mes­ser­lin 2006]. Celle-ci devrait essen­tiel­le­ment consen­tir des baisses plus impor­tantes de droits de douane sur les pro­duits agri­coles que celles qu’elle pro­pose actuel­le­ment. Contrai­re­ment à ce qui est sou­vent cru, cette baisse ne concerne pas tant les pro­duits agri­coles pro­duits à la ferme (bet­te­rave sucrière, blé, bovins, etc.) que les pro­duits agroa­li­men­taires trans­for­més (bis­cuits, confi­se­rie, etc.). Or les indus­tries agroa­li­men­taires euro­péennes ont inté­rêt à l’ou­ver­ture des mar­chés dans le reste du monde, et, de ce fait, pour­raient fort bien accep­ter une plus grande libé­ra­li­sa­tion des mar­chés euro­péens que celle pro­po­sée actuel­le­ment par la Commission.

Entre l’i­ner­tie et la panique, il y a donc une voie – celle qui consiste à reprendre sur des bases plus appro­priées les négo­cia­tions du Doha Round. Cela dit, com­bien de temps la sus­pen­sion du Doha Round dure­ra-t-elle ? Trois mois, trois ans, ou trois décen­nies ? On en sau­ra plus fin jan­vier lors du Forum de Davos, tra­di­tion­nel ren­dez-vous des négo­cia­teurs. Une sus­pen­sion de trois mois (un redé­mar­rage des négo­cia­tions en février) est si courte qu’elle sera vite oubliée si elle abou­tit à un suc­cès dans l’é­té 2007. Une sus­pen­sion de trois ans pose le pro­blème de ce qu’il fau­dra faire pour renouer intel­li­gem­ment le fil des négo­cia­tions. Une sus­pen­sion de trois décen­nies serait une pre­mière. Le monde a connu deux grandes périodes d’ac­cords bila­té­raux (les années 1875–1914 et les années 1920–1930). Les deux périodes se sont ter­mi­nées dans des guerres mon­diales avant d’a­voir atteint les quatre décen­nies. C’est que, en ultime ana­lyse, les accords bila­té­raux reposent sur l’ex­plo­sive notion d’ex­clu­sion (qui réap­pa­raît actuel­le­ment sous sa forme la plus clas­sique et bru­tale d’ac­cès exclu­sif aux res­sources natu­relles) alors que l’OMC repose sur celle de non-dis­cri­mi­na­tion, laquelle mini­mise les sources de conflits. C’est ce qu’a­vaient bien com­pris les pères fon­da­teurs du GATT : il est vrai qu’ils avaient assis­té à la folle spi­rale sui­ci­daire des accords bila­té­raux des années 1920–1930.

1. Pays membres de l’A­SEAN, du Conseil de coopé­ra­tion du Golfe, du Mer­co­sur, Corée, Inde, Rus­sie et Chine.
2. Le der­nier cri­tère est impos­sible à rem­plir. Par défi­ni­tion, l’ou­ver­ture des mar­chés euro­péens à de nou­veaux par­te­naires dans le cadre des accords bila­té­raux envi­sa­gés réduit les pré­fé­rences dont béné­fi­cient les par­te­naires des accords actuels. On peut vou­loir com­pen­ser ces pertes de pré­fé­rences. On ne peut pas les éliminer.

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