Multimédia et Internet : enjeux en termes de réglementation
Le développement des nouvelles technologies tend à modifier un contexte sur lequel notre droit s’appuie au moins implicitement.
Dès lors, si les principes généraux du droit ne sont pas remis en cause, la pratique doit tenir compte d’un certain nombre – non exhaustif – d’évolutions : modification du cadre dans lequel s’exerce la concurrence entre entreprises, forte réduction des coûts de diffusion des produits multimédias, nouveaux risques d’atteinte à la vie privée et évolution des relations commerciales.
Évolution du cadre concurrentiel
1. Standards propriétaires et infrastructures
La principale « innovation » en termes de fonctionnement de la concurrence tient à l’importance prise par les normes techniques, ou « standards ». Un standard propriétaire est un langage de communication (utilisé pour échanges des informations) propriété d’une entreprise donnée (le « propriétaire ») qui choisit de ne pas en décrire le fonctionnement (toute personne recevant un message dans ce langage devant se doter d’un logiciel de lecture facturé par le propriétaire) ou d’en modifier les caractéristiques sans préavis.
Les formats (c’est-à-dire la façon d’interpréter les données qu’ils contiennent permettant d’en afficher et d’en exploiter le contenu) des fichiers « Word » ou « Excel » sont des exemples de « standards propriétaires ». Au contraire, le format « texte simple » est un « standard public », qui n’appartient à personne et dont les caractéristiques sont clairement établies (n’importe qui peut commercialiser un logiciel communiquant à l’aide de ce standard).
Pour le fonctionnement des marchés de l’information et du multimédia, les composantes « physiques » (matériel et réseau de télécommunications) ne sont pas moins importantes que les composantes « logicielles » : la communication avec d’autres interlocuteurs nécessite autant l’utilisation d’une ligne téléphonique que d’un langage commun.
Or ce langage commun peut être la propriété d’une seule entreprise, au même titre que l’opérateur national est souvent le seul à posséder les lignes aboutissant chez les utilisateurs individuels. Ce qui pose problème – et donne lieu à une régulation spécifique de la part de l’Autorité de régulation des télécommunications – dans un cas est également source de difficultés dans l’autre.
Composantes « physiques » et « logicielles » ne sont pas en réalité totalement comparables. Dans le premier cas, schématiquement, le monopole utilise des ressources « rares » (bandes de fréquences par exemple), alors que la création d’un logiciel concurrent ne consomme pas de telles ressources.
De plus, en théorie, s’il était collectivement rentable de développer un standard concurrent, une entreprise aurait intérêt à le faire : le seul fait que le marché ne propose pas de concurrent est analysé par certains économistes comme une preuve de l’absence d’intérêt d’une solution analogue.
2. Interventions envisageables
Certains estiment que les utilisateurs sont pleinement informés des conséquences futures du choix d’un logiciel recourant à de tels standards (c’est-à-dire le fait de pouvoir difficilement changer de logiciel ultérieurement), et qu’il n’y a pas lieu de légiférer en dehors des cas de volonté délictueuse explicite. Dans cette conception, la loi ne serait pas là pour (sic) « protéger les imbéciles ».
A contrario, il peut être soutenu que l’information des consommateurs n’est pas totale (parce que les inconvénients liés aux standards propriétaires n’apparaissent que progressivement) et que personne n’a suffisamment intérêt à engager une action (parce que ces problèmes touchent tout le monde un peu plutôt qu’une personne fortement), ce qui peut justifier une régulation spécifique. Le nombre important « d’imbéciles » au sens du point précédent – l’auteur de ce texte saisi sous Word y compris – peut conforter cette position.
L’intervention publique doit arbitrer entre deux extrêmes : inexistante, elle ne règle pas les problèmes évoqués ci-dessus mais trop pesante, elle risque de limiter les possibilités de créations de standards propriétaires et donc, d’une certaine façon, l’innovation. Trois types de mesures peuvent être signalés.
1 -Dans le cas d’une entreprise ayant un monopole sur un marché, il peut être justifié d’éviter une extension de ce monopole à d’autres marchés « amont » ou « aval » en interdisant à une même entreprise d’exercer son activité sur plus d’un de ces marchés. Il serait possible de s’inspirer des règles existant aux États-Unis dans le secteur bancaire où les banques effectuant du conseil et celles effectuant des opérations de marché ont été séparées de façon stricte (on parle de « muraille de Chine »).
2 – Les standards « publics » pourraient bénéficier d’aides publiques. Cette incitation peut passer par les pratiques publiques (ne pas diffuser d’information sous des standards propriétaires, acheter autant que possible des logiciels basés sur des standards publics…) ou par des incitations diverses (taux de taxe favorable pour les produits utilisant des standards publics, subvention aux institutions gérant de tels standards, création d’un label « standard propriétaire » obligatoire pour les achats effectués par l’État…).
3 -L’Internet pose enfin la question du droit de la concurrence internationale, et des institutions – à créer de toutes pièces ou à insérer dans les organisations existantes – qui pourraient être chargées de ces questions.
II. Enjeux en termes de droit de la propriété intellectuelle
1. Impact du développement des technologies de l’information
Le développement d’Internet n’a pas d’influence directe sur le droit de la propriété intellectuelle. Cependant, il est à peu près acquis que les modes de distribution des produits multimédias à fort contenu immatériel (logiciels, musique, films, images, information…) seront fortement modifiés. En effet, pour ces produits, l’Internet permet de supprimer à la fois la chaîne de distribution (inutile puisqu’il s’agit de produits standardisés) et le support (CD-ROM, journal…) : le coût unitaire « marginal » peut être réduit de 100 %.
De telles révolutions en termes de coûts ne peuvent pas aller sans une restructuration du secteur du support. Cette évolution présente néanmoins des avantages certains tels que l’accès du plus grand nombre aux productions d’artistes indépendants qui ne pouvaient jusqu’à présent diffuser leur production ou la modification des modes de diffusion (tarification « à la séance » pour les films et au morceau pour la musique, abonnements, interactivité…).
2. Conséquences pour les secteurs du « support »
La perspectives d’un développement du piratage est régulièrement avancée par les secteurs de la distribution pour demander des protections visant à protéger les modes de distribution existants (interdiction des baladeurs permettant de jouer de la musique téléchargée, taxe sur les CD-Rom ou sur l’Internet…).
Ces demandes sont rationnelles pour les groupes qui les formulent, au même titre qu’ont pu l’être au cours du temps toutes les demandes visant à ralentir le progrès technique sous ses différentes formes. Leur légitimité collective est néanmoins contestable dans la mesure où le gain collectif lié au développement d’Internet dépasse largement la perte endurée par les secteurs « traditionnels ». Toutefois, la protection de ces intérêts particuliers bénéficie d’un certain nombre « d’atouts » :
- les secteurs du support bénéficient d’un pouvoir lié, d’une part, au fait qu’ils restent des vecteurs privilégiés de diffusion de l’information et, d’autre part, à leur accès privilégié aux médias ;
- l’exemple du cinéma n’incite pas à l’optimisme. En effet, la tendance à la baisse de certains modes de diffusion (les salles par rapport aux diffusions TV) a donné lieu à la création d’un système complexe de protection ;
- les entreprises des secteurs du support ont beaucoup plus d’intérêt à défendre leur cause que les payeurs (internautes si une nouvelle taxe sur l’Internet est levée) n’en ont individuellement à défendre la leur (une taxe de 10 F par ménage rapporte 250 MF au secteur mais ne coûte que 10 F à chacun) ;
- de la même façon, les intérêts des auteurs qui n’ont pas la possibilité d’être édités sur les supports actuels, mais qui pourront l’être grâce à Internet ne sont pas représentés. Des opportunités futures risquent donc, parce qu’elles sont embryonnaires aujourd’hui, de ne pas être prises en compte.
Dans la pratique, les enjeux concernant la propriété intellectuelle seront autant politiques que juridiques. S’agissant d’une innovation permettant d’offrir des possibilités nouvelles à la collectivité (quasi-annulation du coût de distribution des productions intellectuelles notamment) il n’existe pas de façon « unique » pour gérer la disparition d’industries devenues sans objet qu’elle peut entraîner. En pratique, il existe un risque non négligeable pour que cet équilibre ne soit pas respecté.
Il est évidemment nécessaire d’assurer aux créateurs une juste rémunération de leur travail, ainsi qu’une protection contre le piratage. Néanmoins, il existe un certain nombre de solutions techniques à ce problème (2). C’est plus sur le développement de tels outils que sur la défense d’intérêts partisans que devraient être concentrés les efforts.
III. Les enjeux en termes de droit de la protection de la vie privée
1. Les limites de l’existant
La protection des libertés individuelles face au développement des nouvelles technologies est en France assurée par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL). Des textes contraignants fixent le cadre d’utilisation de données nominatives et les modalités d’échange de ces fichiers entre entreprises (une déclaration préalable est nécessaire la plupart du temps).
Ces textes purement nationaux ne suffisent pas sur un réseau de nature essentiellement « supranationale » dans la mesure où, d’une part, aucune règle de ce type n’existe aux États-Unis et où, d’autre part, il est toujours possible d’installer un site dans un pays peu exigeant dans ce domaine.
Le problème essentiel est un problème de coordination internationale. Étant donné les difficultés posées dans ce domaine sur des enjeux au moins aussi préoccupants (environnement, concurrence, pénal…), il y a peu de raisons d’envisager des avancées à court terme.
2. Le cas de la protection des conversations électroniques
Le problème en cause est d’un enjeu marginal par rapport à ceux résultant des difficultés d’application des principes de la loi informatique et libertés. Cependant, il permet d’illustrer comment la lettre de textes juridiques peut se trouver en décalage par rapport aux pratiques d’Internet.
Le courrier électronique est à la fois un moyen oral et un moyen écrit de communication : dans la mesure où il possède une certaine persistance, il peut être assimilé à un écrit. La pratique montre que le contenu possède des caractéristiques de l’expression orale (spontanéité, vitesse d’expression…).
L’histoire de David H. est désormais célèbre : élève d’une école de commerce, il avait écrit un message critiquant les pratiques – indignes selon lui – de certains recruteurs. Adressé aux élèves de sa promotion, ce message a été diffusé de proche en proche à un nombre important de destinataires d’horizons divers. Ce qui était à l’origine une conversation entre étudiants s’est retrouvé diffusé dans le monde entier ; sans juger le contenu de ce message, il est certain qu’il aurait été rédigé autrement si son auteur avait voulu lui donner cette diffusion.
Sans juger le fond de l’histoire, cette anecdote fait apparaître un « trou juridique » : alors que l’enregistrement d’une conversation privée (et a fortiori, sa diffusion ultérieure) est puni par la loi, la diffusion d’un message électronique n’est pas protégée de la même façon. À cet égard, le droit est en retard sur la pratique. Cette remarque reste vraie en dehors du marché des nouvelles technologies.
IV. Enjeux concernant les relations commerciales
La protection du consommateur effectuant actuellement un achat sur Internet est limitée. En effet, le paiement par carte bancaire permet une certaine protection en cas de fraude (le paiement d’un achat payé avec le numéro de carte d’un consommateur à l’insu de ce dernier peut être annulé s’il correspond à une fraude) mais les recours du consommateur sont limités dans les autres cas (si le consommateur est à l’origine du paiement, le paiement ne peut être annulé en cas de litige commercial, tel que l’absence de livraison du produit promis).
Ces problèmes posent des difficultés déjà rencontrées avec la vente par correspondance. Toutefois, les possibilités de délocalisation offertes par Internet les rendent encore plus préoccupantes : un consommateur pensant effectuer un achat à un magasin situé dans sa ville peut en fait se trouver effectuer une transaction avec un site situé aux îles Caïmans.
Il en résulte trois types de conséquences : d’une part des pratiques condamnables qui s’exercent souvent au détriment des populations aux revenus les plus modestes, d’autre part un frein au commerce électronique (les consommateurs habitués au système traditionnel peuvent – à juste titre – craindre d’effectuer des transactions sur Internet) et enfin, des barrières à l’entrée, qui avantagent les grosses sociétés en place au détriment des entreprises nouvelles.
Deux solutions peuvent être envisagées :
- laisser faire le marché et compter sur la réputation des meilleurs sites et sur une « autorégulation » du secteur. Cette alternative suppose d’accepter les « rentes » qu’elle confère aux grosses sociétés existantes, et les barrières à l’entrée qui en résultent (cf. cas de la vente par correspondance). Le bilan peut être plus ou moins positif selon les cas ;
- intervenir pour d’une part, sanctionner les pratiques condamnables, et, d’autre part, faciliter l’émergence d’organismes de certification indépendants des entreprises en place ou de labels « site de confiance », dans des conditions permettant la sécurisation des transactions mais aussi la libre entrée des compétiteurs.
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1. L’auteur tiens à remercier J. Yomtov (91) et P. Sauvage pour leur relecture.
2. Par exemple, on peut imaginer que le morceau de musique acheté par un client soit un fichier crypté utilisant comme clef de décryptage son code de carte bancaire : la diffusion du fichier n’aurait alors aucun intérêt si elle ne s’accompagnait pas du code de carte bancaire de son acheteur…