Musique en images
Voilà un très beau programme de musique symphonique russe, par la Philharmonie de Berlin dont ce n’est pourtant pas la spécialité, dirigée par son chef attitré Sir Simon Rattle, récemment prolongé à ce poste jusqu’en 2018. Dans une telle musique, qui nécessite une large puissance et une grande expressivité, la virtuosité et la richesse de timbre de Berlin sont très bienvenues.
Le concert commence par les fameuses Danses polovtsiennes, tirées du Prince Igor de Borodine. Dans l’opéra, ce passage est un ballet avec choeur, mais ici il est interprété comme une pièce symphonique virtuose, succession d’atmosphère autour de quelques thèmes qui reviennent de façon cyclique. Une mise en appétit brillante pour l’orchestre et le spectateur.
La pièce maîtresse de la première partie du concert est naturellement la 2e Symphonie du même Borodine. Fondateur du « groupe des Cinq », avec Moussorgski, Balakirev, César Cui et Rimski-Korsakov, Borodine est, dans le domaine de la symphonie, le lien entre Tchaïkovski et les symphonistes russes du XXe siècle (Prokofiev, Chostakovitch). Sa 2e Symphonie, la plus célèbre des trois, est une structure classique en trois mouvements. Rare en disque, cette oeuvre l’est encore plus en DVD, naturellement.
Après l’entracte, le programme est consacré à Moussorgski, avec l’ouverture de la Khovanchtchina, opéra moins connu que Boris Godounov, puis surtout les Tableaux d’une exposition, qui à eux seuls justifieraient d’acquérir ce DVD. Les Tableaux d’une exposition sont en fait une oeuvre pour piano, succession d’une dizaine de traductions pianistiques de tableaux variés (Gnome, Catacombes, Tuileries…) de Victor Hartmann, grand ami du groupe des Cinq, tableaux exposés en 1874, un an après la mort du peintre. Ces traductions musicales sont entrecoupées de courtes « promenades », représentation au piano du déplacement du spectateur entre deux tableaux dans la galerie. Phénoménale au piano, cette oeuvre est devenue une pièce maîtresse du répertoire symphonique lorsque Maurice Ravel en a réalisé une formidable transcription. Cette orchestration, nous en goûtons toute la finesse, la pertinence et l’efficacité grâce à l’image, car la réalisation nous fait suivre les interventions successives des différents instruments : par exemple, dans la seconde Promenade, Ravel fait intervenir successivement les différents bois puis cuivres, comme dans le Boléro. Ou bien dans le Vieux château, second tableau, Ravel se plaît à représenter du « vieux avec du neuf » puisque la mélodie médiévale lancinante est jouée… au saxophone, alors un tout jeune instrument.
La mise en image de l’orchestre, avec des plans très réussis, et des angles originaux, notamment sur les violoncelles, les bois et la harpe, est vraiment de très grande qualité et l’attention est continûment soutenue. Les magnifiques images en gros plan de Simon Rattle, un des plus grands chefs actuels, participent également à notre adhésion à l’interprétation : l’allure de ce chef, avec une superbe « crinière » argentée et une concentration exceptionnelle dans le regard, nous hypnotise au même titre que les émotions qu’il crée dans les morceaux dirigés : inquiétude pour le Gnome, les Catacombes, et certains passages de Baba Yaga, insouciance pour les Poussins, les Tuileries et le Marché de Limoges.
Au même titre que quelques autres concerts remarquables, souvent commentés ici (Mahler par Abbado à Lucerne, concerts de Bernstein), ce DVD est bien la preuve que l’image apporte énormément par rapport au disque, pas uniquement pour l’opéra ou le piano, mais aussi pour la musique d’orchestre