Musique et neurones
Dans son passionnant opuscule Sérénade pour un cerveau musicien (Odile Jacob), le neurologue Pierre Lemarquis rend compte de nombreuses expériences qui ont permis de mesurer les interactions entre la musique, le cœur et le cerveau, chez les musiciens aussi bien que chez les auditeurs.
Les effets sont bien plus importants qu’on ne pourrait le supposer, de l’accroissement du rythme cardiaque et de la tension artérielle jusqu’à… l’orgasme, sans en oublier de plus durables comme le développement de la mémoire et la capacité de raisonnement logique.
Pianistes
L’histoire ne dit pas si Ravel, dont le lobe gauche du cerveau était atteint, a composé son Concerto pour la main gauche avec le lobe droit intact. Son commanditaire, le pianiste Paul Wittgenstein, qui, comme on le sait, avait perdu son bras droit à la guerre, passa également commande de concertos à d’autres compositeurs.
Deux des moins connus sont ceux d’Erich Korngold et de Benjamin Britten, que vient d’enregistrer Nicolas Stavy avec l’Orchestre national de Lille dirigé par Paul Polivnick1. Intitulée Diversions pour piano main gauche et orchestre (1942), l’œuvre de Britten est un ensemble de variations subtiles et bien écrites, sans autre prétention que d’être agréables à jouer et à entendre.
Le Concerto de Korngold (1923) est d’une tout autre eau : une œuvre puissante, novatrice, foisonnante, proche à la fois de Scriabine et de Richard Strauss, sans doute la plus forte de Korngold avec son opéra Die tote Stadt, et qui témoigne de ce qu’aurait pu être sa musique si, forcé à l’exil par les nazis, il ne s’était reconverti dans la musique de film à Hollywood.
« Deux tiers des pianistes présentent un lobe temporal gauche prédominant et privilégient la virtuosité et les rythmes complexes » (P. Lemarquis).
Rachmaninov était clairement de ceux-là, comme le montrent ses pièces pour deux pianos, que l’on peut à juste titre considérer comme le sommet de son œuvre, au-dessus de ses concertos et symphonies.
Au-delà de la technique requise, il s’agit d’une musique extraordinairement sophistiquée, qui n’innove pas mais tire tout le parti de ses grands prédécesseurs : Tchaïkovski, Scriabine, et aussi Chopin et Schumann.
Pour enregistrer l’essentiel de ces pièces – Suites 1 et 2, 6 Duos, Romance en la, Valse en la, Rhapsodie russe et aussi une transcription éblouissante des Danses symphoniques – Martha Argerich a fait appel successivement à quatre de ses amis du festival de Lugano, pianistes également hors du commun : Nelson Goerner, Lilya Zilberstein, Gabriela Montero, Alexander Mogilevsky2.
Pour interpréter ces pièces à deux d’une manière qui dépasse la prouesse et atteint à l’ineffable, il ne suffit évidemment pas de posséder une technique transcendante et de jouer en mesure : il faut une complicité, une symbiose, une capacité d’adaptation rarissimes.
Comment Martha Argerich et ses amis réussissent cette gageure reste une énigme, d’autant plus mystérieuse que, d’un partenaire à l’autre, l’auditeur même le moins initié peut discerner des différences majeures. La magie Argerich relève de l’alchimie.
Verlaine, Jaroussky
Le contre-ténor Philippe Jaroussky était déjà sorti des sentiers battus du baroque pour une incursion dans la mélodie fin de siècle avec Opium.
Il récidive, sous le titre Green, avec un recueil de chansons françaises sur des poèmes de Verlaine, par Fauré, Debussy, Hahn, Chausson, Saint-Saëns, Chabrier, et aussi Trénet, Brassens, Ferré et des compositeurs plus rares : Honegger, Séverac, Canteloube, Caplet, Koechlin, Schmitt, Varèse, ou inconnus : Szulc, Bordes, Poldowsky, accompagné par l’excellent pianiste Jérôme Ducros et, pour certaines mélodies, par le Quatuor Ébène3.
Tout d’abord, en choisissant plusieurs versions d’un même poème – par exemple Chanson d’automne (Les sanglots longs/des violons/de l’automne) par Hahn et Trénet, ou Colloque sentimental (Dans le grand parc solitaire et glacé…) – par Canteloube, Debussy et Ferré – Jaroussky met en évidence d’extraordinaires différences de sensibilité qui conduisent, pour le même poème, à des œuvres situées à des années-lumière les unes des autres.
Mais surtout, grâce à une voix exceptionnelle, dont l’ambiguïté n’est pas le moindre charme, sans vibrato, à une diction parfaite, qui détaille ici chaque syllabe de textes que les sopranos féminines noient trop souvent dans le flou et l’excès de vibrato, et enfin à une palette infinie de nuances, Jaroussky nous livre un de ces albums rares que l’on compte chaque année sur les doigts d’une main.
On notera au passage la qualité du contenant (illustrations, texte intégral des poèmes, etc.). À écouter avec une madeleine, bien sûr, en buvant à petites gorgées du thé Earl Grey ou, pourquoi pas, une absinthe
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1. 1 CD WW1 MUSIC.
2. 2 CD WARNER Classics.
3. 2 CD ERATO.