Musique et neurones

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°703 Mars 2015Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Dans son pas­sion­nant opus­cule Séré­nade pour un cer­veau musi­cien (Odile Jacob), le neu­ro­logue Pierre Lemar­quis rend compte de nom­breuses expé­riences qui ont per­mis de mesu­rer les inter­ac­tions entre la musique, le cœur et le cer­veau, chez les musi­ciens aus­si bien que chez les auditeurs.

Les effets sont bien plus impor­tants qu’on ne pour­rait le sup­po­ser, de l’accroissement du rythme car­diaque et de la ten­sion arté­rielle jusqu’à… l’orgasme, sans en oublier de plus durables comme le déve­lop­pe­ment de la mémoire et la capa­ci­té de rai­son­ne­ment logique.

Pianistes

L’histoire ne dit pas si Ravel, dont le lobe gauche du cer­veau était atteint, a com­po­sé son Concer­to pour la main gauche avec le lobe droit intact. Son com­man­di­taire, le pia­niste Paul Witt­gen­stein, qui, comme on le sait, avait per­du son bras droit à la guerre, pas­sa éga­le­ment com­mande de concer­tos à d’autres compositeurs.

Deux des moins connus sont ceux d’Erich Korn­gold et de Ben­ja­min Brit­ten, que vient d’enregistrer Nico­las Sta­vy avec l’Orchestre natio­nal de Lille diri­gé par Paul Poliv­nick1. Inti­tu­lée Diver­sions pour pia­no main gauche et orchestre (1942), l’œuvre de Brit­ten est un ensemble de varia­tions sub­tiles et bien écrites, sans autre pré­ten­tion que d’être agréables à jouer et à entendre.

Le Concer­to de Korn­gold (1923) est d’une tout autre eau : une œuvre puis­sante, nova­trice, foi­son­nante, proche à la fois de Scria­bine et de Richard Strauss, sans doute la plus forte de Korn­gold avec son opé­ra Die tote Stadt, et qui témoigne de ce qu’aurait pu être sa musique si, for­cé à l’exil par les nazis, il ne s’était recon­ver­ti dans la musique de film à Hollywood.

« Deux tiers des pia­nistes pré­sentent un lobe tem­po­ral gauche pré­do­mi­nant et pri­vi­lé­gient la vir­tuo­si­té et les rythmes com­plexes » (P. Lemarquis).

Rach­ma­ni­nov était clai­re­ment de ceux-là, comme le montrent ses pièces pour deux pia­nos, que l’on peut à juste titre consi­dé­rer comme le som­met de son œuvre, au-des­sus de ses concer­tos et symphonies.

Au-delà de la tech­nique requise, il s’agit d’une musique extra­or­di­nai­re­ment sophis­ti­quée, qui n’innove pas mais tire tout le par­ti de ses grands pré­dé­ces­seurs : Tchaï­kovs­ki, Scria­bine, et aus­si Cho­pin et Schumann.

Pour enre­gis­trer l’essentiel de ces pièces – Suites 1 et 2, 6 Duos, Romance en la, Valse en la, Rhap­so­die russe et aus­si une trans­crip­tion éblouis­sante des Danses sym­pho­niques – Mar­tha Arge­rich a fait appel suc­ces­si­ve­ment à quatre de ses amis du fes­ti­val de Luga­no, pia­nistes éga­le­ment hors du com­mun : Nel­son Goer­ner, Lilya Zil­ber­stein, Gabrie­la Mon­te­ro, Alexan­der Mogi­levs­ky2.

Pour inter­pré­ter ces pièces à deux d’une manière qui dépasse la prouesse et atteint à l’ineffable, il ne suf­fit évi­dem­ment pas de pos­sé­der une tech­nique trans­cen­dante et de jouer en mesure : il faut une com­pli­ci­té, une sym­biose, une capa­ci­té d’adaptation rarissimes.

Com­ment Mar­tha Arge­rich et ses amis réus­sissent cette gageure reste une énigme, d’autant plus mys­té­rieuse que, d’un par­te­naire à l’autre, l’auditeur même le moins ini­tié peut dis­cer­ner des dif­fé­rences majeures. La magie Arge­rich relève de l’alchimie.

Verlaine, Jaroussky

Le contre-ténor Phi­lippe Jarouss­ky était déjà sor­ti des sen­tiers bat­tus du baroque pour une incur­sion dans la mélo­die fin de siècle avec Opium.

CD : Green avec Verlaine et JarousskyIl réci­dive, sous le titre Green, avec un recueil de chan­sons fran­çaises sur des poèmes de Ver­laine, par Fau­ré, Debus­sy, Hahn, Chaus­son, Saint-Saëns, Cha­brier, et aus­si Tré­net, Bras­sens, Fer­ré et des com­po­si­teurs plus rares : Honeg­ger, Séve­rac, Can­te­loube, Caplet, Koe­chlin, Schmitt, Varèse, ou incon­nus : Szulc, Bordes, Pol­dows­ky, accom­pa­gné par l’excellent pia­niste Jérôme Ducros et, pour cer­taines mélo­dies, par le Qua­tuor Ébène3.

Tout d’abord, en choi­sis­sant plu­sieurs ver­sions d’un même poème – par exemple Chan­son d’automne (Les san­glots longs/des violons/de l’automne) par Hahn et Tré­net, ou Col­loque sen­ti­men­tal (Dans le grand parc soli­taire et gla­cé…) – par Can­te­loube, Debus­sy et Fer­ré – Jarouss­ky met en évi­dence d’extraordinaires dif­fé­rences de sen­si­bi­li­té qui conduisent, pour le même poème, à des œuvres situées à des années-lumière les unes des autres.

Mais sur­tout, grâce à une voix excep­tion­nelle, dont l’ambiguïté n’est pas le moindre charme, sans vibra­to, à une dic­tion par­faite, qui détaille ici chaque syl­labe de textes que les sopra­nos fémi­nines noient trop sou­vent dans le flou et l’excès de vibra­to, et enfin à une palette infi­nie de nuances, Jarouss­ky nous livre un de ces albums rares que l’on compte chaque année sur les doigts d’une main.

On note­ra au pas­sage la qua­li­té du conte­nant (illus­tra­tions, texte inté­gral des poèmes, etc.). À écou­ter avec une made­leine, bien sûr, en buvant à petites gor­gées du thé Earl Grey ou, pour­quoi pas, une absinthe

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1. 1 CD WW1 MUSIC.
2. 2 CD WARNER Classics.
3. 2 CD ERATO.

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