Musiques en liberté
La contrainte et la rigueur des formes imposées, en musique comme dans les autres arts, sont à l’origine de chefs‑d’œuvre majeurs : les œuvres de Racine, Bach et bien d’autres en témoignent. Mais les créateurs qui ont cherché à s’affranchir des contraintes et des écoles ont aussi parfois – plus rarement – produit des œuvres fortes et durables.
Trois disques de contemporains
Maurice Ohana était allergique au sérialisme comme au néoclassicisme, et il était fidèle à ses origines ibériques. Thierry Escaich a intégré aussi bien le jazz que les chorals luthériens. Nicolas Bacri dialogue avec Bach à travers le temps. Tous trois ont, comme Prokofiev, Bartok ou Barber, trouvé leur style propre, et leur musique est à la fois accessible sans effort, originale, émouvante. Un disque tout nouveau réunit des concertos pour trompette et orchestre de chacun d’eux, par Éric Aubier et l’Orchestre de Bretagne dirigé par Jean-Jacques Kantorow1. L’amateur circonspect les aborde avec méfiance, et c’est la divine surprise : trois pièces évocatrices, bien écrites, séduisantes, fortes, propres à réconcilier les plus réticents avec la musique contemporaine.
On n’en dira pas autant de deux disques de musiques en rupture résolue avec ce qu’attend l’oreille de l’auditeur aux goûts classiques : les pièces pour piano de George Crumb par Toros Can2, celles d’Elliott Carter par Winston Choi3, musique atonale dans les deux cas. Les pièces de Crumb (Makrokosmos 1 et 2 ), pour piano amplifié, déroulent tout ce qui peut susciter à la fois l’intérêt de l’amateur avide, comme Baudelaire, de “ n o u v e a u ”, et l’exaspération des conservateurs : référence aux symboles du Zodiaque, polarisation autour du nombre 12, recherche de timbres impliquant murmures vocaux et sifflements de l’interprète ou l’interposition de bandes de papier entre les cordes. Celles de Carter (Two Diversions , S o n a t e, etc.), qui affichent elles aussi des références symboliques et des ambitions philosophiques, ne mettent en jeu qu’un piano normal et sont plus audibles pour le commun des mortels, avec une complexité rythmique qui ne lasse pas l’écoute.
Voix
Pour Mahler, le lied et la symphonie relevaient d’une même forme ; il a intégré des lieder à presque toutes ses symphonies, tandis que ses lieder proprement dits mettent tous en jeu un accompagnement d’orchestre. L’enregistrement récent des 14 lieder du cycle Des Knaben Wunderhorn par l’orchestre du Concertgebouw dirigé par Riccardo Chailly4, avec quatre solistes dont Barbara Bonney, a une caractéristique unique : pour chaque lied, Chailly a adopté une formation orchestrale spécifique, réduite, répondant au choix de Mahler lors de la création. D’où un résultat où chaque instrument se détache comme dans un ensemble de musique de chambre, et où la voix n’est pas écrasée par l’orchestre. Un renouvellement.
Sous le titre Cabaret Songs, la mezzo-soprano Hanna Schaer, accompagnée au piano par Françoise Tillard, a enregistré un ensemble de chansons de Schoenberg, Kurt Weill et Benjamin Britten5. Le cabaret berlinois des années 1920–1930 a, grâce au film, une image plus sulfureuse que son homologue parisien, mais la réalité était sans doute plus prosaïque – et d’un niveau plus intellectuel. Les chansons que Schoenberg écrivait pour gagner sa vie sont non plates et pauvres (comme la célèbre Je te veux d’Erik Satie) mais subtiles et novatrices. Celles de Kurt Weill, rugueuses et fortes, sont plus connues avec leurs enchaînements harmoniques décalés. Et celles de Britten sont exquises et décadentes. Un seul reproche à ce disque bien venu : le choix d’une mezzo-soprano, parfaitement en situation pour Schoenberg et Britten, n’est pas adapté aux songs de Kurt Weill, qui supposent une voix populaire un peu voilée comme l’étaient celles de Lotte Lenya, Gisela May ou Lys Gauty, ses interprètes historiques.
Le disque du mois6
On donne assez peu, en concert, la musique strictement chorale, et la France connaît moins que ses voisins ces groupes choraux d’amateurs qui chantent pour le plaisir. On a pu découvrir les chœurs profanes a cappella de Brahms au Festival de La Roque‑d’Anthéron. Ceux de Schumann sont moins joués encore. Et pourtant, ces pièces, quintessence du romantisme, sont de merveilleuses musiques, sur tous les plans : mélodique, harmonique, écriture chorale, et elles expriment mieux que toute autre la mélancolie du temps qui passe, l’amertume des amours mortes, le regret de ce qui n’a pas été. Le chœur de chambre Accentus, dirigé par Laurence Equilbey7, est d’une qualité rare, au niveau des meilleurs ensembles autrichiens et germaniques, et l’on prend à l’écoute de ces pièces brèves le même plaisir raffiné qu’à la lecture de Proust ou… Musset.
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1. 1 CD ARION PV 70 30 21.
2. 1 CD L’Empreinte Digitale ED 13 165.
3. 1 CD L’Empreinte Digitale ED 13 164.
4. 1 CD DECCA 467 348–2.
5. 1 CD L’Empreinte Digitale ED 13178.
6. Rubrique nouvelle destinée à un disque d’exception.
7. 1 CD VIRGIN 5 45587 2.