Musiques, époques

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°754 Avril 2020
Par Jean SALMONA (56)

Bien enten­du, sois de ton temps
Car on n’est pas de tous les temps,
Si l’on n’a pas d’abord été de son époque… 

Sacha Gui­try, Frans Hals ou l’Admiration

Mise à part celle de Bach, qui est intem­po­relle, toute musique est mar­quée par l’époque qui l’a vue naître. Effet de mode, confor­mi­té aux goûts du public, toute-puis­sance d’un maître ou d’une icône – que l’on songe à l’influence domi­na­trice de Pierre Bou­lez sur la musique fran­çaise de la deuxième moi­tié du XXe siècle ou à celle, plus douce, de Duke Elling­ton sur le jazz des années 40 – un créa­teur doit avoir l’âme bien trem­pée pour se sous­traire à l’air du temps.


Un moment musical chez les SchumannUn moment musical chez les Schumann 

Sous ce titre, Cyrielle Golin, vio­lon­celle, et Antoine Mour­las, pia­no, ont enre­gis­tré une œuvre du grand Schu­mann (Robert), Fünf Stücke im Volks­ton, et deux sonates des deux frères Camil­lo et Georg
Schu­mann que seules l’homonymie et l’origine géo­gra­phique – la Saxe – rap­prochent de Robert. Ce der­nier a écrit ses cinq pièces dans le goût popu­laire en 1849, au cœur de la période faste du roman­tisme alle­mand. Bien que tar­dives dans la car­rière du com­po­si­teur, elles ont la fraî­cheur, l’originalité et l’allant des œuvres de jeu­nesse. Les sonates des deux autres Schu­mann, com­po­sées res­pec­ti­ve­ment en 1897 (Georg) et 1905 (Camil­lo) relèvent, curieu­se­ment, du roman­tisme le plus pur, en déca­lage avec les ten­dances de l’époque – rap­pe­lons que le Qua­tuor de Debus­sy date de 1893 et La Nuit trans­fi­gu­rée de Schoen­berg de 1899. Mais l’influence de Brahms est là, omni­pré­sente, avec des rémi­nis­cences de Men­dels­sohn et aus­si, tout de même, un par­fum de Rachmaninov.

1 CD KLARTHE


La Grande GuerreLa Grande Guerre

Les édi­tions Hor­tus et WW1 Music ont entre­pris depuis long­temps une série d’enregistrements sur le thème « Les musi­ciens et la Grande Guerre ». Le der­nier disque de la série est une com­pi­la­tion des 29 disques pré­cé­dents qui, sous le titre La gazette du Conser­va­toire, reprend le nom d’une ini­tia­tive des sœurs Bou­lan­ger, réseau social avant l’heure des « poi­lus » musi­ciens. Y sont ras­sem­blées des œuvres com­po­sées pen­dant la guerre, la plu­part par des com­po­si­teurs enga­gés dans les com­bats et dont cer­tains y ont lais­sé leur vie, comme la Sonate pour vio­lon­celle et pia­no de Joseph Boul­nois, d’autres écrites à l’arrière pen­dant le conflit comme les pièces de Nadia Bou­lan­ger, et aus­si des chan­sons nées dans les tran­chées. Cer­tains des com­po­si­teurs sont incon­nus aujourd’hui, d’autres plus connus comme Jacques Ibert, André Caplet. Mais toutes ces pièces, émou­vantes, sont évi­dem­ment mar­quées par les cir­cons­tances de leur écri­ture et collent, entiè­re­ment, à leur époque.

1 CD WW1 MUSIC


Karol Beffa – TalismanKarol Beffa – Talisman

Lorsque le pro­gramme d’un concert inclut une œuvre contem­po­raine, sou­vent une créa­tion suite à une com­mande, la ques­tion que se pose l’auditeur inquiet est : « Est-ce audible ? » ce qui signi­fie « cette œuvre va-t-elle sus­ci­ter l’intérêt et aus­si l’émotion, sans pré­pa­ra­tion préa­lable, chez quelqu’un dont l’écoute a été façon­née par la musique occi­den­tale de 1700 à 1950 ? » Si la réponse est néga­tive, l’auditeur fein­dra un inté­rêt poli pen­dant l’exécution tout en consul­tant sa montre à la déro­bée. La musique de Karol Bef­fa échappe avec bon­heur à ce dilemme, tout en étant pro­fon­dé­ment nova­trice et voi­ci com­ment. Au début de l’œuvre, l’auditeur est en ter­rain connu, à pre­mière vue tonal. Au fur et à mesure que l’œuvre se déroule, les har­mo­nies se font plus com­plexes, l’orchestration plus recher­chée. L’auditeur est embar­qué mal­gré lui dans un voyage oni­rique et non seule­ment il ne décroche à aucun moment mais il y prend de plus en plus de plai­sir. Écou­tez Le bateau ivre ou Les Ruines cir­cu­laires, deux des neuf pièces de l’album Talis­man que viennent d’enregistrer l’Orchestre natio­nal et l’Orchestre phil­har­mo­nique, ‑res­pec­ti­ve­ment, et vous serez séduit, conquis par la richesse ‑har­mo­nique, la sub­ti­li­té des com­bi­nai­sons de timbres, la puis­sance poé­tique de cette musique, qui s’inscrit dans la conti­nui­té de Wag­ner, Debus­sy, Ravel, Mes­siaen, Chos­ta­ko­vitch tout en étant pro­fon­dé­ment ori­gi­nale. Karol Bef­fa ne se conforme à aucune mode, ne suit aucune école : il crée, à lui tout seul, la musique de notre époque.

1 CD KLARTHE

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