Ivan Gavriloff, PDG Kaos, co-fondateur Naarea, conseil scientifique de BWBW

Naarea, rendre le nucléaire vraiment durable

Dossier : TrajectoiresMagazine N°796 Juin 2024
Par Hervé KABLA (84)

En 2020, Ivan Gavri­loff (X81) a cofon­dé Naa­rea, qui déve­loppe un réac­teur nucléaire com­bi­nant trois inno­va­tions majeures ayant fait l’objet de nom­breuses recherches dans la filière du nucléaire : les sels fon­dus, les neu­trons rapides et les réac­teurs modu­laires SMR (small modu­lar reac­tor).

Quelle est l’activité de Naarea ?

L’activité de Naa­rea est de conce­voir, pro­duire et exploi­ter des sources de pro­duc­tion d’électricité et de cha­leur à la fois décar­bo­nées, décen­tra­li­sées et éco­no­miques (tri­lemme posé par le World Ener­gy Coun­cil). Plus spécifique­ment, il s’agira de très petits réac­teurs nucléaires, dits XAMR (extra-small advan­ced modu­lar reac­tor), à sels fon­dus et neu­trons rapides, d’une puis­sance de 40 MW élec­triques (80 MW ther­miques), qui ont la pro­prié­té de brû­ler la frac­tion des déchets radio­ac­tifs à vie très longue des com­bus­tibles usa­gés de la filière tra­di­tion­nelle. Nous fer­me­rons ain­si le cycle du com­bus­tible, pour véri­ta­ble­ment rendre le nucléaire durable.

Quel est le parcours des fondateurs ?

Naa­rea a été fon­dée par Jean-Luc Alexandre et moi-même en 2020. Jean-Luc a diri­gé des tra­vaux d’infrastructure chez Spie Bati­gnolles, chez Alstom Trans­port, puis il fut direc­teur géné­ral de Degré­mont, la filiale de Suez lea­der mon­dial du trai­te­ment de l’eau. Il a tra­vaillé sur les cinq conti­nents et diri­gé des chan­tiers de cen­taines voire quelques mil­liers de per­sonnes, pour des bud­gets allant de cen­taines de mil­lions à plu­sieurs mil­liards d’euros. Pour ma part, j’ai fon­dé et diri­gé une entre­prise de conseil en inno­va­tion, Kaos, qui a mené envi­ron mille mis­sions et tra­vaillé pour toutes les entre­prises du CAC 40. Nos com­pé­tences sont ortho­go­nales et complémentaires.

Comment t’est venue l’idée ?

Nous avions déci­dé à temps per­du, Jean-Luc et moi, en 2019, d’aider une petite asso­cia­tion, Bet­ter We Bet­ter World, créée à l’initiative du dalaï-lama, à œuvrer pour atteindre les dix-sept objec­tifs de déve­lop­pe­ment durable (ODD) signés à la COP21 de Paris par 189 États. Plus nous étu­diions le pro­blème, plus il nous appa­raissait que tous ces objec­tifs ne pour­raient être atteints qu’à la condi­tion de dis­po­ser d’une éner­gie à la fois décar­bo­née, très éco­no­mique et faci­le­ment déployable. Et qui dit déployable dit « petit », à rebours de la seule doc­trine qui a pré­va­lu par­tout dans le monde jusqu’à pré­sent. D’où l’idée des XAMR, qui se sont révé­lés pré­sen­ter d’autres atouts, comme celui de la fer­me­ture du cycle du combustible.

Qui sont les concurrents ?

C’est une expres­sion qui n’a pas cours sur cette thé­ma­tique, si on la prend sous l’angle des ODD. Nous sou­hai­tons contri­buer à lut­ter contre le dérè­gle­ment cli­ma­tique, dont est clai­re­ment res­pon­sable notre uti­li­sa­tion immo­dé­rée des éner­gies fos­siles. Nous avons cal­cu­lé que la demande élec­trique mon­diale allait qua­dru­pler d’ici 2050 et nous appe­lons de nos vœux le déve­lop­pe­ment de toutes les éner­gies répon­dant au tri­lemme posé par le WEC. Nous serons com­plé­men­taires des REP qui nous four­ni­ront le com­bus­tible et des éner­gies renou­ve­lables dont nous compense­rons l’intermittence. Nous avons d’ores et déjà annon­cé des alliances euro­péennes avec les acteurs du nucléaire de 4e géné­ra­tion à neu­trons rapides, ain­si qu’avec ceux qui déve­loppent des sels fondus.

Quelles ont été les étapes clés depuis la création ?

Clas­si­que­ment, réunir toutes les infor­ma­tions exis­tantes sur les SMR, s’assurer de la fai­sa­bi­li­té tech­nique de XAMR, cal­cu­ler les dépenses de concep­tion puis de fonc­tion­ne­ment et les com­pa­rer aux reve­nus géné­rés par la fac­tu­ra­tion de méga­watt­heures au prix le plus bas des éner­gies exis­tantes. Et l’utilisation du tableur Excel nous a prou­vé que pro­duire en série de petits réac­teurs abais­sait signi­fi­ca­ti­ve­ment le coût de l’énergie. Après les pre­mières levées de fonds, quelques dizaines de mil­lions d’euros, auprès de fami­ly offices, nous avons recru­té et déve­lop­pé le jumeau numé­rique, qui a vali­dé nos choix scien­ti­fiques et de dimensionnement.

Nous sommes dans la phase de construc­tion du pro­to­type et de la levée de 150 mil­lions d’euros. Tout cela se fait bien évi­dem­ment avec le concours de deux cents col­la­bo­ra­teurs issus de la filière nucléaire et autres tech­no­lo­gies de pointe, et de toutes les par­ties pre­nantes de l’écosystème nucléaire fran­çais, un des meilleurs sinon le meilleur au monde. Le plus dif­fi­cile reste néan­moins pour nous d’aligner les ciné­tiques, car « la pla­nète brûle et nous regar­dons ailleurs ».

Comment expliques-tu que le nucléaire ait mauvaise presse, alors que nous en sommes les pionniers dans les usages domestiques ?

Tout d’abord, nous avons tous en mémoire que la pre­mière uti­li­sa­tion du nucléaire fut mili­taire, et léthale. Ensuite, les acci­dents des cen­trales de Three Mile Island, Tcher­no­byl et Fuku­shi­ma ont entre­te­nu une cer­taine crainte de l’accident nucléaire. Pour finir, la ques­tion des déchets n’a jamais été trai­tée de façon à pou­voir accor­der une confiance totale au nucléaire, rai­son pour laquelle nous déve­lop­pons une solu­tion sûre, grâce aux sels fon­dus (pas d’eau pour refroi­dir, à pres­sion atmo­sphé­rique, donc aucune explo­sion pos­sible), et durable grâce aux neu­trons rapides.

Il faudra bien pourtant se convaincre – et convaincre politiques et société civile – que c’est notre avenir, non ?

Le mou­ve­ment est en route, depuis le dis­cours de Bel­fort en 2022 du Pré­sident de la Répu­blique. Le tra­vail péda­go­gique est lar­ge­ment enta­mé auprès des poli­tiques comme des citoyens. La COP28 a offi­cia­li­sé le nucléaire comme éner­gie verte et l’alliance nucléaire por­tée par la France a été enté­ri­née fin 2023 par Bruxelles. Nous trai­tons la ques­tion de l’acceptabilité, voire de l’adhésion socié­tale, comme un sujet à part entière depuis la créa­tion de Naarea.

Cela passera-t-il par de petites structures comme la tienne ou par le renforcement d’initiatives menées par les plus gros énergéticiens ?

Quand on veut rem­plir un bocal de pierres, on com­mence par les plus grosses, on conti­nue par de plus petites et on ter­mine par du sable. Nous nous consi­dé­rons comme complé­mentaires des autres éner­gé­ti­ciens, en par­ti­cu­lier des éner­gies renou­ve­lables dont on peut com­pen­ser l’intermittence. Par ailleurs, le dérè­gle­ment cli­ma­tique est un sujet pla­né­taire et nous visons le mar­ché mon­dial, la France étant lar­ge­ment pour­vue en éner­gie décarbonée.

« Nous visons le marché mondial. »

Et comment lutter contre la pusillanimité des politiques ?

Avant que j’enseigne au Centre des hautes études mili­taires, le géné­ral qui com­man­dait l’école m’a deman­dé de lire L’étrange défaite, de Marc Bloch. Cet his­to­rien, nor­ma­lien, a essayé de com­prendre notre débâcle en 1940. Accu­ser un tel ou un tel ne règle aucun pro­blème et Marc Bloch a bien mon­tré le conti­nuum qui existe entre poli­tiques, mili­taires et citoyens. Sur le sujet de l’énergie comme du mili­taire, indus­triels, poli­tiques et citoyens sont dans le même bateau et cores­pon­sables. À cha­cun de prendre sa part, à cha­cun de créer les ponts pour com­prendre et être compris.

Nous ren­con­trons tous les acteurs impli­qués dans le nucléaire et tâchons de leur démon­trer les attraits de la filière 4e géné­ra­tion, et sa com­plé­men­ta­ri­té avec les solu­tions exis­tantes. Par ailleurs, nous sommes sou­te­nus au plus haut niveau de l’État, ain­si que par les minis­tères concer­nés. Lau­réat de France 2030, nous espé­rons éga­le­ment trou­ver le sou­tien de l’Europe.

Le monde sans fin, la BD de Jancovici, a connu un succès retentissant. De telles initiatives peuvent-elles contribuer au développement d’entreprises comme la tienne ?

Je connais bien Jean-Marc, nous étions coturnes à Coët­qui­dan ! Il n’a pas chan­gé, pour ce que j’en ai connu, de la fran­chise, des cal­culs bien faits, des grands éclats de rire et du sens de la péda­go­gie. Bien sûr que « Jan­co » est utile pour faire com­prendre les enjeux du dérè­gle­ment cli­ma­tique et tous les enjeux y atte­nant. La fresque du cli­mat, les tra­vaux du Shift Pro­ject dont il est à l’origine sont éga­le­ment popu­laires et prouvent qu’il est encore pos­sible d’œuvrer pour une pla­nète et un ave­nir sou­hai­tables. Nous diver­geons sur la ques­tion de la néces­saire décrois­sance, mais la ques­tion mérite débat ! 

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