Naarea, rendre le nucléaire vraiment durable
En 2020, Ivan Gavriloff (X81) a cofondé Naarea, qui développe un réacteur nucléaire combinant trois innovations majeures ayant fait l’objet de nombreuses recherches dans la filière du nucléaire : les sels fondus, les neutrons rapides et les réacteurs modulaires SMR (small modular reactor).
Quelle est l’activité de Naarea ?
L’activité de Naarea est de concevoir, produire et exploiter des sources de production d’électricité et de chaleur à la fois décarbonées, décentralisées et économiques (trilemme posé par le World Energy Council). Plus spécifiquement, il s’agira de très petits réacteurs nucléaires, dits XAMR (extra-small advanced modular reactor), à sels fondus et neutrons rapides, d’une puissance de 40 MW électriques (80 MW thermiques), qui ont la propriété de brûler la fraction des déchets radioactifs à vie très longue des combustibles usagés de la filière traditionnelle. Nous fermerons ainsi le cycle du combustible, pour véritablement rendre le nucléaire durable.
Quel est le parcours des fondateurs ?
Naarea a été fondée par Jean-Luc Alexandre et moi-même en 2020. Jean-Luc a dirigé des travaux d’infrastructure chez Spie Batignolles, chez Alstom Transport, puis il fut directeur général de Degrémont, la filiale de Suez leader mondial du traitement de l’eau. Il a travaillé sur les cinq continents et dirigé des chantiers de centaines voire quelques milliers de personnes, pour des budgets allant de centaines de millions à plusieurs milliards d’euros. Pour ma part, j’ai fondé et dirigé une entreprise de conseil en innovation, Kaos, qui a mené environ mille missions et travaillé pour toutes les entreprises du CAC 40. Nos compétences sont orthogonales et complémentaires.
Comment t’est venue l’idée ?
Nous avions décidé à temps perdu, Jean-Luc et moi, en 2019, d’aider une petite association, Better We Better World, créée à l’initiative du dalaï-lama, à œuvrer pour atteindre les dix-sept objectifs de développement durable (ODD) signés à la COP21 de Paris par 189 États. Plus nous étudiions le problème, plus il nous apparaissait que tous ces objectifs ne pourraient être atteints qu’à la condition de disposer d’une énergie à la fois décarbonée, très économique et facilement déployable. Et qui dit déployable dit « petit », à rebours de la seule doctrine qui a prévalu partout dans le monde jusqu’à présent. D’où l’idée des XAMR, qui se sont révélés présenter d’autres atouts, comme celui de la fermeture du cycle du combustible.
Qui sont les concurrents ?
C’est une expression qui n’a pas cours sur cette thématique, si on la prend sous l’angle des ODD. Nous souhaitons contribuer à lutter contre le dérèglement climatique, dont est clairement responsable notre utilisation immodérée des énergies fossiles. Nous avons calculé que la demande électrique mondiale allait quadrupler d’ici 2050 et nous appelons de nos vœux le développement de toutes les énergies répondant au trilemme posé par le WEC. Nous serons complémentaires des REP qui nous fourniront le combustible et des énergies renouvelables dont nous compenserons l’intermittence. Nous avons d’ores et déjà annoncé des alliances européennes avec les acteurs du nucléaire de 4e génération à neutrons rapides, ainsi qu’avec ceux qui développent des sels fondus.
Quelles ont été les étapes clés depuis la création ?
Classiquement, réunir toutes les informations existantes sur les SMR, s’assurer de la faisabilité technique de XAMR, calculer les dépenses de conception puis de fonctionnement et les comparer aux revenus générés par la facturation de mégawattheures au prix le plus bas des énergies existantes. Et l’utilisation du tableur Excel nous a prouvé que produire en série de petits réacteurs abaissait significativement le coût de l’énergie. Après les premières levées de fonds, quelques dizaines de millions d’euros, auprès de family offices, nous avons recruté et développé le jumeau numérique, qui a validé nos choix scientifiques et de dimensionnement.
Nous sommes dans la phase de construction du prototype et de la levée de 150 millions d’euros. Tout cela se fait bien évidemment avec le concours de deux cents collaborateurs issus de la filière nucléaire et autres technologies de pointe, et de toutes les parties prenantes de l’écosystème nucléaire français, un des meilleurs sinon le meilleur au monde. Le plus difficile reste néanmoins pour nous d’aligner les cinétiques, car « la planète brûle et nous regardons ailleurs ».
Comment expliques-tu que le nucléaire ait mauvaise presse, alors que nous en sommes les pionniers dans les usages domestiques ?
Tout d’abord, nous avons tous en mémoire que la première utilisation du nucléaire fut militaire, et léthale. Ensuite, les accidents des centrales de Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima ont entretenu une certaine crainte de l’accident nucléaire. Pour finir, la question des déchets n’a jamais été traitée de façon à pouvoir accorder une confiance totale au nucléaire, raison pour laquelle nous développons une solution sûre, grâce aux sels fondus (pas d’eau pour refroidir, à pression atmosphérique, donc aucune explosion possible), et durable grâce aux neutrons rapides.
Il faudra bien pourtant se convaincre – et convaincre politiques et société civile – que c’est notre avenir, non ?
Le mouvement est en route, depuis le discours de Belfort en 2022 du Président de la République. Le travail pédagogique est largement entamé auprès des politiques comme des citoyens. La COP28 a officialisé le nucléaire comme énergie verte et l’alliance nucléaire portée par la France a été entérinée fin 2023 par Bruxelles. Nous traitons la question de l’acceptabilité, voire de l’adhésion sociétale, comme un sujet à part entière depuis la création de Naarea.
Cela passera-t-il par de petites structures comme la tienne ou par le renforcement d’initiatives menées par les plus gros énergéticiens ?
Quand on veut remplir un bocal de pierres, on commence par les plus grosses, on continue par de plus petites et on termine par du sable. Nous nous considérons comme complémentaires des autres énergéticiens, en particulier des énergies renouvelables dont on peut compenser l’intermittence. Par ailleurs, le dérèglement climatique est un sujet planétaire et nous visons le marché mondial, la France étant largement pourvue en énergie décarbonée.
« Nous visons le marché mondial. »
Et comment lutter contre la pusillanimité des politiques ?
Avant que j’enseigne au Centre des hautes études militaires, le général qui commandait l’école m’a demandé de lire L’étrange défaite, de Marc Bloch. Cet historien, normalien, a essayé de comprendre notre débâcle en 1940. Accuser un tel ou un tel ne règle aucun problème et Marc Bloch a bien montré le continuum qui existe entre politiques, militaires et citoyens. Sur le sujet de l’énergie comme du militaire, industriels, politiques et citoyens sont dans le même bateau et coresponsables. À chacun de prendre sa part, à chacun de créer les ponts pour comprendre et être compris.
Nous rencontrons tous les acteurs impliqués dans le nucléaire et tâchons de leur démontrer les attraits de la filière 4e génération, et sa complémentarité avec les solutions existantes. Par ailleurs, nous sommes soutenus au plus haut niveau de l’État, ainsi que par les ministères concernés. Lauréat de France 2030, nous espérons également trouver le soutien de l’Europe.
Le monde sans fin, la BD de Jancovici, a connu un succès retentissant. De telles initiatives peuvent-elles contribuer au développement d’entreprises comme la tienne ?
Je connais bien Jean-Marc, nous étions coturnes à Coëtquidan ! Il n’a pas changé, pour ce que j’en ai connu, de la franchise, des calculs bien faits, des grands éclats de rire et du sens de la pédagogie. Bien sûr que « Janco » est utile pour faire comprendre les enjeux du dérèglement climatique et tous les enjeux y attenant. La fresque du climat, les travaux du Shift Project dont il est à l’origine sont également populaires et prouvent qu’il est encore possible d’œuvrer pour une planète et un avenir souhaitables. Nous divergeons sur la question de la nécessaire décroissance, mais la question mérite débat !