Napoléon Bonaparte et sa poule aux œufs d’or
De l’Italie à Sainte-Hélène, plusieurs témoignages nous sont parvenus des actes et paroles de Napoléon se rapportant à l’École polytechnique. Ceux-ci nous dressent le portrait d’un général, consul et empereur soucieux d’une part de l’avancée des sciences et de leurs applications au service de la société et, d’autre part, de s’assurer un vivier d’officiers des armes savantes, dont il est lui-même issu.
La double mission de l’École, conforme à ses statuts, à la fois école au but spécial, former des ingénieurs et officiers nécessaires aux besoins de la Nation, et école à l’objectif plus fondamental d’être une école de haute culture scientifique correspond assez bien au profil intime de Napoléon lui-même : « Si je n’étais pas devenu général en chef… je me serais jeté dans l’étude des sciences exactes. J’aurais fait mon chemin dans la route des Galilée, des Newton. »
La visite de l’Empereur
Une gravure du temps de Louis-Philippe, publiée le mois même du rapatriement des cendres de Napoléon (décembre 1840) et intitulée École royale polytechnique : une visite (la seule) de Napoléon le 28 avril 1815, résume presque à elle seule les liens que Napoléon Bonaparte a eus avec l’École polytechnique : pendant les Cent-Jours, l’Empereur est accueilli avec armes et fracas par les élèves en grand uniforme dans la cour de l’École. Au premier plan à droite, les premiers volumes de la Description de l’Égypte, parus en 1809, rappellent l’expédition d’Égypte et la contribution des polytechniciens à cette entreprise et suggèrent que les premiers volumes, conservés aujourd’hui encore par la bibliothèque, ont été remis à l’École en 1815.
Le drapeau donné par Napoléon avec la devise « Pour la Patrie, les Sciences et la Gloire » est tenu par un élève, à gauche. Seulement l’artiste y a glissé une devise légèrement différente : « Pour la Partie, les Sciences et les Arts » ! Le déménagement de l’hôtel de Lassay vers la Montagne Sainte-Geneviève, décidé par Napoléon et effectif en 1805, est représenté par les bâtiments fidèlement reproduits, tandis qu’autour de la gravure figurent les portraits des professeurs des années de la Révolution et de l’Empire : Monge, Fourcroy, Berthollet…, tous disparus au temps où la gravure paraît.
Réconciliation nationale
Cette gravure représente un fait bien réel. Le 28 avril 1815, Napoléon rend visite à l’École polytechnique pour décorer de la croix de la Légion d’honneur deux des élèves blessés lors des combats du 30 mars 1814 à la barrière du Trône, combats qui furent célébrés un siècle plus tard avec la réalisation de la statue du Conscrit par Corneille Theunissen. La gravure, qui par son titre associe royauté et Empire, participe en fait d’une volonté de réconciliation nationale.
Louis-Philippe avait fait installer l’obélisque de Louksor sur la place de la Concorde, opération menée par Jean-Baptiste Apollinaire Lebas (X1816) – rappel de l’expédition d’Égypte –, fait achever l’Arc de Triomphe et rétablir la statue de l’Empereur au sommet de la colonne Vendôme. C’est aussi lui qui fait ramener les cendres de l’Empereur en France, mission à laquelle Gourgaud (X1799) participa, lui qui fut à Sainte-Hélène de 1815 à 1818 et qui fut l’un des premiers à réclamer – avec Fabvier (X1802) – le retour de la dépouille de l’Empereur dès le surlendemain de l’annonce de sa mort en France un 5 juillet 1821, soit deux mois après sa disparition effective.
“L’École représente un puissant symbole de réconciliation.”
D’ailleurs, l’École polytechnique était présente le 15 décembre à Courbevoie lorsque les cendres de l’Empereur quittèrent le navire qui les transportait, puis pour fermer la marche jusqu’à Paris, et aux Invalides. Encore auréolée du prestige de la révolution de 1830, l’École représente un puissant symbole de réconciliation, entre ses origines révolutionnaires et ses liens historiques forts à l’Empire et à la monarchie de Juillet. La légende de la gravure n’est que partiellement vraie : si Napoléon n’est bien venu qu’une seule fois à l’École polytechnique sur la Montagne Sainte-Geneviève, Bonaparte, lui, s’était déplacé à la fin de 1797 dans les locaux de l’École.
Comment Bonaparte découvrit-il l’École polytechnique ?
C’est pendant la campagne d’Italie, par l’intermédiaire de Gaspard Monge, professeur à l’École et envoyé en Italie dans une Commission des sciences et des arts, que Bonaparte est instruit de la nature de l’École polytechnique et de ce que l’on y faisait. Monge rapporte ainsi l’épisode à son épouse : « Hier soir, il a rassemblé son état-major et il a voulu me faire parler sur ma pauvre géométrie descriptive. Je m’en suis tiré de mon mieux et, après la séance, tout le monde s’est écrié que c’était un bon signe pour la paix. » La géométrie descriptive forme en effet le tronc central des enseignements auquel se rattachent les branches des autres disciplines dans l’enseignement à l’École de cette époque. De retour d’Italie, le 31 décembre 1797, Bonaparte la visite, guidé par le directeur Guyton de Morveau et par Monge. Plus précisément, il vient voir les salles où les élèves travaillent leurs épures de géométrie descriptive et rencontre les professeurs.
Sur l’île d’Elbe, l’Empereur se souviendra de cette visite, d’après le témoignage de son serviteur Marchand : « Un jour que j’étais resté seul auprès de l’Empereur, pendant qu’il était dans son bain, il me demanda si je saurais lui dire ce que son corps déplaçait d’eau ; je fus obligé d’avouer mon ignorance : “Donne-moi du papier et du crayon ; je vais te le dire”. Il en fit le calcul, dont le chiffre ne m’est pas resté dans la mémoire. “Les élèves de l’École polytechnique, lorsque j’allais les voir, étaient toujours heureux de résoudre les questions que je leur posais.” » Il est vrai qu’au moment de cette visite Bonaparte cherche à s’attacher les savants pour son élection à l’Institut. Mais il y a plus.
L’expédition d’Égypte, aventure polytechnicienne
Ces visites à l’École, les longues discussions avec Monge en Italie… lorsque Bonaparte décide de partir en Égypte, il va composer une Commission des sciences et des arts et faire mobiliser les institutions scientifiques, notamment l’École polytechnique. Il ne s’agit pas de faire un simple relevé des antiquités, il faut y construire des routes, des ports, des canaux, des fortifications. C’est la première fois dans l’histoire que des savants sont ainsi mobilisés.
Quarante-sept polytechniciens, élèves à Polytechnique, élèves à l’école d’application ou jeunes ingénieurs, et des enseignants et des personnels des laboratoires. Il n’est pas innocent que le découvreur de la pierre de Rosette soit un polytechnicien, Bouchard, à la fois savant – il enseigne les mathématiques dès avant son entrée à l’X – et officier du génie. Et celui qui annoncera cette découverte à l’Institut d’Égypte fut Lancret, polytechnicien et ingénieur des Ponts et Chaussées.
La contribution des polytechniciens à la campagne d’Égypte trouvera son accomplissement dans la publication de la Description de l’Égypte, œuvre de propagande à la gloire de « Napoléon le Grand ». La publication en fut dirigée en grande partie par Edme-François Jomard (X1794). Le fait que la plupart des planches aient été signées par trois noms, Jomard et le tandem Jean-Baptiste Prosper Jollois (X1794) – René Édouard de Villiers du Terrage (X1796), mais aussi Lancret, Malus, Chabrol de Volvic, Duboys, Coraboeuf, ne doit rien au hasard non plus. C’est le fruit d’un enseignement des mathématiques associé aux techniques graphiques via la géométrie descriptive.
Mobiliser l’École polytechnique pour les sciences et pour les armées
Bonaparte revenu d’Égypte et devenu Premier consul laisse sa marque sur l’École polytechnique à peine plus d’un mois après la proclamation du Consulat ; c’est la loi du 25 frimaire an VIII qui crée le Conseil de perfectionnement, chargé d’assurer la cohérence des programmes entre l’X et les écoles d’application. Les années qui suivent, Bonaparte projette la reconstitution d’une École militaire pour répondre aux besoins de ses campagnes militaires. Mission plus qu’accomplie en 1802 avec l’École spéciale militaire.
En certaines occasions Bonaparte tentera de faire de l’École polytechnique une pourvoyeuse directe d’officiers de l’armée – sans passer par la case école d’application –, ce qui est contraire à l’esprit de la loi, mais que la direction de l’École parviendra à éviter, en proposant à la place de choisir parmi les candidats malheureux au concours. Les places offertes aux élèves dans l’infanterie ou comme commissaire des guerres, pour ceux qui n’ont pas trouvé de places ailleurs, trouvent peu de preneurs. En revanche, les élèves offrent volontairement leurs compétences et économies par exemple avec de la canonnière La Polytechnique construite dans le cadre d’un projet d’invasion de l’Angleterre et mise à l’eau en 1803.
« En certaines occasions Bonaparte tentera de faire de l’École polytechnique une pourvoyeuse directe d’officiers de l’armée. »
Les campagnes militaires de Bonaparte vont faire appel à des officiers de plus en plus nombreux. Les effectifs de recrutement s’accroissent. La loi du 25 frimaire an VIII avait fixé le nombre d’élèves à l’École à 300 pour les deux promotions. Mais pendant quelques années les examinateurs ne trouvèrent pas autant d’élèves jugés aptes à fournir ce contingent. Il faut ainsi attendre le concours de 1806 pour trouver une promotion de 174 élèves, qui avec la promotion de 1805 formait effectivement un contingent total théorique d’environ 300 élèves.
On recrutera jusqu’à 227 élèves lors du concours 1813. La moyenne pour les années 1799–1814 s’établit ainsi à 69 % d’élèves sortant dans un corps militaire, avec des années dépassant les 80 voire 90 % en 1800, 1809, 1811, 1812, 1813. Les chiffres sont cependant assez irréguliers, illustrant l’alternance de périodes de guerre et de paix. L’année 1813, avec un recrutement dans les armées de l’ordre de 95 %, est l’année de tous les records pour l’histoire de l’École polytechnique.
C’est peut-être Alfred de Vigny qui sut le mieux traduire l’état d’esprit des jeunes étudiants : « La guerre était debout dans les lycées […], les logarithmes et les tropes n’étaient à nos yeux que des degrés pour monter à l’étoile de la Légion d’honneur, la plus belle des étoiles des cieux pour des enfants. »
Pour les Sciences !
Sous l’Empire, en 1809, Napoléon demande à l’École polytechnique de construire, aux frais de l’État, une grande pile voltaïque dont le principe a été découvert en 1800. Certes cette commande répond à ce besoin de concurrencer l’Angleterre dans le domaine scientifique, où Davy avance vite, mais elle répond aussi aux aspirations de Napoléon, qui avait donné en main propre la Légion d’honneur à Volta. C’est un exemple de Big Science, style Empire, cette science pour laquelle les savants de l’École, dont Monge, Guyton, Gay-Lussac (X1797) et Thénard furent missionnés.
À Sainte-Hélène, si l’on en croit le médecin britannique O’Meara, Napoléon évoquera d’ailleurs le rôle qu’il a eu dans le développement et l’affermissement de l’École polytechnique : « Les chimistes habiles sortent en grand nombre de cette école ; ils répandent aussitôt les connaissances de cette science dans les manufactures de l’Empire, et appliquent la chimie aux arts. »
Encaserner l’École polytechnique
On ne sait si Bonaparte a eu conscience de mater, parmi les insurgés de l’insurrection royaliste du 13 vendémiaire an IV, quelques élèves de l’École polytechnique, dont Jean-Baptiste Biot (X1794). En tout cas, c’est en prenant prétexte de troubles à l’ordre public que l’École est militarisée lorsque des élèves sont soupçonnés de chahuts lors de la représentation de la tragédie Pierre-le-Grand par Carrion-Nisas. Celui-ci est un ancien condisciple de Bonaparte à Brienne et sa pièce contient des éloges voilés au Consul. Si le casernement répond à un besoin évident de discipline, il s’agit aussi d’une mesure conforme aux convictions personnelles de Napoléon sur le rôle de l’armée dans la création d’une société nouvelle, et une mesure indissociable du paiement par les élèves d’une pension, ce qui permettait de faire faire à l’État d’énormes économies.
“Ces jeunes gens âgés de quinze ou seize ans
se libertinaient au milieu de la corruption de
la capitale, je les fis caserner, ce qui leur déplut.”
L’Empereur s’était exprimé sur cette décision d’encasernement, en se confiant à son valet de chambre à l’île d’Elbe : « Ce qui a donné lieu au bruit, disait-il, que je n’aimais pas cette école, c’est que les jeunes gens, la plupart âgés de quinze ou seize ans, se libertinaient au milieu de la corruption de la capitale, et que je les fis caserner, ce qui leur déplut. » Si la militarisation bouleverse le quotidien des élèves, elle change relativement peu le mode de gouvernance de l’École, quant aux programmes d’enseignement, qui restent aux mains du conseil des enseignants, avec un contrôle de l’Académie des sciences et des Corps.
Épilogue : Napoléon au mus’X
Au terme de ce parcours à marche forcée, nous inviterons les lecteurs à venir découvrir cette histoire à Palaiseau, en débutant par la station de RER Lozère, qui est reliée à l’École polytechnique par le sentier Edme-François Jomard (où celui-ci avait sa résidence), puis par un passage au mus’X, qui présente une réplique de l’uniforme napoléonien des élèves, des planches de la Description de l’Égypte, une réplique du drapeau de 1804, une pile de Volta, un portrait original de Napoléon, de nombreux bustes de savants tels que ceux de Monge, Laplace, Chaptal, Carnot… puis de poursuivre leur chemin dans le hall central où se trouve le canon du Patriote, navire chargé de transporter les instruments scientifiques de l’expédition d’Égypte, et de terminer dans la cour d’honneur placée sous le regard du Conscrit de 1814.
Laissons le mot de la fin au valet de chambre Marchand rapportant les propos de l’Empereur : « L’Empereur disait que l’École polytechnique avait toujours été l’objet de sa sollicitude. Elle était fondée par Monge qu’il aimait ; Laplace, Lagrange, Prony étaient ses amis et en étaient les chefs. »