Napoléon III et Georges Pompidou, une même ambition pour la France
Sous Napoléon III la paysannerie connut un « petit âge d’or » comme sous la présidence du général de Gaulle et l’administration de Georges Pompidou.
Initié très jeune au saint-simonisme Napoléon III souhaitait améliorer les conditions sociales de la classe ouvrière. Georges Pompidou, lui, souhaitait un dialogue permanent et constructif entre les forces sociales.
“ L’État est un stratège et un animateur qui ne saurait se substituer aux entreprises ”
Le règne de Napoléon III coïncide avec un essor économique sans précédent et l’empereur sut en profiter pour laisser une France plus puissante qu’il ne l’avait trouvée.
Grâce à une formidable capacité d’analyse des grands mouvements de la société et un volontarisme sans faille adossés à un permanent pragmatisme, Georges Pompidou laissa également à la France une place privilégiée en Europe et dans le monde.
Les deux hommes surent porter la France à la hauteur de leurs ambitions.
REPÈRES
Comparaison n’est pas raison et « l’histoire ne se répète pas, elle rime », écrivait Mark Twain. Les personnages historiques du passé ont mieux à faire que de jouer à être nos précurseurs.
N’assiste-t-on pas, après les quolibets hugoliens auxquels Napoléon aurait échappé, s’il avait su inventer une Constitution du type de la Ve République en 1852, à une réinterprétation du rôle économique et social de l’empereur et, du côté pompidolien, à une prise de conscience du rôle novateur qu’il a joué pendant sa courte et dynamique chevauchée ?
L’influence de Saint Simon
Les principes économiques et sociaux du bonapartisme et du gaullo-pompidolisme ne leur sont pas propres mais empruntés au catholicisme libéral et social de Saint- Simon. Mais Napoléon III va plus loin : « Aujourd’hui, c’est par le perfectionnement de l’industrie, par les conquêtes du commerce, qu’il faut lutter avec le monde entier. »
Et Pompidou évoque la compétition économique mondiale à plusieurs reprises pour jalonner le chemin à suivre. Pour les deux hommes, l’État est un stratège et un animateur qui ne saurait se substituer aux entreprises.
Il faut, indiquera l’empereur, « éviter cette tendance funeste qui entraîne l’État à exécuter lui-même ce que les particuliers peuvent faire aussi bien et mieux que lui ».
Ouverture internationale
Impossible de s’assoupir derrière des barrières douanières alors que la compétition économique devient la loi commune.
RENFORCER LE MONDE BANCAIRE
Côté bancaire on doit à l’empereur la création du Crédit foncier, du Comptoir d’escompte, du CIC, du Crédit lyonnais et de la Société générale, ces nouvelles structures ayant pour objectif d’orienter l’épargne vers des valeurs industrielles. Sous Georges Pompidou et Michel Debré, la BNP complète le nouvel édifice bancaire. En 1867, la loi sur les sociétés anonymes permet une mobilisation accrue du monde des entrepreneurs.
Napoléon III supprime, contre l’avis de ses entrepreneurs, de nombreux obstacles au commerce international, et Georges Pompidou participe à l’abaissement des barrières douanières au sein de l’Europe, et entre l’Europe et le reste du monde, en particulier à l’occasion du Nixon Round.
Les deux hommes lancent des programmes ambitieux d’infrastructures, notamment ferroviaires pour Napoléon III, de façon à unifier économiquement la France, dans les hautes technologies pour Pompidou pour amener la France à épouser son temps.
Améliorer le sort des ouvriers
Sur le plan social, l’amélioration du sort des ouvriers est chez Napoléon III une véritable obsession, traduite dans son ouvrage L’extinction du paupérisme. « Son dada c’est le peuple », selon Philippe Seguin.
Les progrès accomplis dans le domaine des droits sociaux sont indiscutables : droit de grève, droit de réunion, liberté syndicale de fait, abolition des dispositions anti-ouvrières dont nul ne s’était vraiment soucié jusqu’alors.
“ L’esquisse d’une protection sociale se dessine, ou du moins sa nécessité est-elle reconnue ”
L’esquisse d’une protection sociale se dessine, ou du moins sa nécessité est-elle reconnue. À quoi il faut ajouter la suppression du travail les dimanches et jours fériés.
Karl Marx, embarrassé, ne put nier l’originalité de l’action, même si son commentaire détourne la pensée impériale :
« Pressé par les exigences contradictoires de sa situation, et contraint, d’autre part, tel un prestidigitateur de tenir par quelques tours surprenants les yeux du public constamment fixés sur lui comme sur le “succédané” de Napoléon, et par conséquent, de faire tous les jours un coup d’État miniature, Bonaparte met toute l’économie de la société bourgeoise sens dessus dessous, tout ce qui avait paru intangible à la révolution de 1848, rend les uns résignés à la révolution et les autres désireux d’en faire une et créer l’anarchie au nom même de l’ordre. »
Développer l’enseignement
Du côté de l’enseignement, grâce à Victor Duruy, les écoles se multiplient, tout particulièrement les écoles de filles que chaque commune est désormais tenue de créer.
SUR LES TRACES DE NAPOLÉON III
Dans le domaine social et dans celui de l’enseignement, Georges Pompidou n’est pas demeuré en reste ; sur le plan social, il a poussé patrons et syndicats à s’entendre au travers de négociations périodiques qu’il a initiées en lançant une première rencontre en 1967. Pour faire sortir les ouvriers d’un cadre rétrograde, il a imposé la mensualisation de leurs traitements.
Dans l’enseignement, c’est sous sa présidence que furent créés les premiers diplômes universitaires professionnalisants, les DTU et les BTS.
Un enseignement secondaire destiné à fournir des ingénieurs et contremaîtres à l’appareil économique en plein développement est créé, le nombre des facultés s’accroît, l’enseignement de l’agronomie se développe, des laboratoires de recherche sont dotés d’un matériel moderne.
Napoléon III, qui avait construit des laboratoires miniatures dans ses résidences, avait compris bien avant d’autres que la recherche scientifique était l’un des principaux moteurs du développement industriel.
Libertés publiques
Du côté des libertés publiques, la doxa napoléonienne ne pouvait être aussi libérale qu’un siècle plus tard. Les mesures restrictives dont il porte la responsabilité n’empêchèrent pas la petite presse de pulluler.
En témoigne l’apostrophe de Rochefort dans La Lanterne : « La France contient, dit l’almanach impérial, 36 millions de sujets sans compter les sujets de mécontentement. »
Et Rochefort poursuivait : « Je suis profondément Bonapartiste, on me permettra bien cependant de choisir mon héros dans la dynastie […] je préfère Napoléon II – qui n’a jamais régné. […] Il représente pour moi l’idéal du souverain ! »
Le poids des volontés
La ligne de tous les domaines d’action de l’empereur illustre son rôle personnel et le poids de sa volonté. L’homme est complexe, comme Pompidou ; tous deux ont beaucoup lu, beaucoup observé, un certain idéalisme humanitaire les imprègne. Ce sont tous deux des rénovateurs.
Les deux hommes ont reçu l’onction du suffrage universel. Ils partagent la même exigence de progrès social, de travail pour tous. Sur l’association du capital et du travail certains penseront, courtement, que l’empereur est plus proche du général de Gaulle que de Pompidou.
Rien n’est moins vrai si l’on songe à l’actionnariat des salariés qu’introduisit le second président de la Ve République, chez Renault notamment, et la législation sur l’intéressement qui l’accompagna.
Les travaux de démolition effectués lors du percement de la rue Réaumur vers 1860. Gravure de Charles Maurand.
© ROGER VIOLLET
Travaux de construction de la voie rapide sur berges Georges-Pompidou, rive droite de la Seine, novembre 1964. © ROGER VIOLLET
Des précurseurs
En réalité, les deux hommes étaient en avance sur leur temps, parfois en acteurs efficaces, parfois en témoins impuissants.
Comme le remarque Philippe Séguin dans son ouvrage Louis Napoléon le Grand : « Enrichissez-vous ! » avait dit Guizot. « Investissez ! » lui répondent Louis Napoléon et plus tard Georges Pompidou.
Prémonitoire, Napoléon III propose en 1863 aux autres souverains un congrès permanent pour régler les litiges entre États. Tocqueville lui avait soufflé cette idée mais il n’empêche que l’empereur n’eût probablement pas renié la Société des nations, puis plus tard l’Organisation des Nations unies.
“ La balance commerciale du pays est constamment créditrice ”
Comme Pompidou, l’empereur multipliait les gestes en faveur des écrivains et des artistes. Wagner lui dut la possibilité de monter son Tannhäuser à l’Opéra de Paris.
Son alliance et sa proximité avec la Grande-Bretagne furent, elles aussi, un point commun avec Georges Pompidou qui fit entrer notre grand voisin dans l’Europe en 1972. Certaines raisons furent certainement communes à ces deux tropismes.
Faciliter la vie des parisiens
Il faut dire un mot de Paris et de Georges Haussmann à qui est revenu le soin de mettre en œuvre la spectaculaire ambition de Louis Napoléon sur la capitale.
Plus tard, Georges Pompidou y ajoute ses propres aménagements, et pas seulement la voie sur berges et le centre qui porte son nom, mais le RER qui permet à tous les Franciliens de venir travailler plus aisément au centre de Paris.
Une croissance forte et équilibrée
Le bilan des politiques napoléoniennes est spectaculaire. La production industrielle ne cesse de croître sur un rythme extrêmement soutenu supérieur à cinq pour cent.
LE GOÛT DE L’ÉCRITURE
Autre point commun : les deux hommes adoraient écrire, rédiger eux-mêmes leur discours ou même parfois des avant-projets de décret. Et quand Viel-Castel n’avait pas tort d’écrire de l’empereur qu’il causait plus avec lui-même qu’avec ceux qui l’entouraient et qu’il entendait plus les voix intérieures de sa pensée que les voix de ceux qui voulaient le conseiller, on peut légitimement penser qu’avec un siècle d’avance il fait également le portrait de Georges Pompidou.
Quand Napoléon III écrivait à son père : « Permettez-moi de me rendre digne de mon nom », il aurait aussi pu dire comme son lointain successeur : « Permettez- moi de me rendre digne de mes responsabilités. »
De sept mille, le nombre des machines à vapeur passe à vingt-cinq mille en fin de régime ; la production de fonte a plus que doublé, celle des fers et aciers triplé.
La balance commerciale du pays est constamment créditrice, notre commerce extérieur nous place bientôt au deuxième rang mondial, en augmentant plus vite que celui de l’Angleterre.
L’expansion de l’agriculture n’est pas moins remarquable, grâce à la révolution des transports et à l’application du traité de libre-échange, à la multiplication des écoles d’agronomie et de chimie qui contribuent à diffuser les innovations techniques, à la construction d’un réseau de routes et de chemins vicinaux irriguant l’ensemble du territoire.
Un bilan à nuancer
Mais ce mouvement ne s’inscrit-il pas dans un mouvement général qui est celui de la Révolution industrielle, et faut-il en porter tout le crédit à Napoléon III, aussi intéressé fût-il par les questions économiques ? À l’époque, aucun pays n’allait à l’encontre de ce mouvement considéré comme une source d’enrichissement national.
D’aucuns contesteront certaines données du bilan. Cette époque ne coïncide-t-elle pas également avec la grande prospérité victorienne en Grande- Bretagne, avec une production de fonte représentant un peu plus de la moitié de la production mondiale tandis que le pays fabrique les trois quarts des navires de la planète, le quart du commerce international passant par des ports britanniques ?
Selon certaines sources, la croissance du Second Empire n’est que de 1,9 % par an, c’est-à-dire au niveau de celle de la Grande-Bretagne, dont la part de la production industrielle dans le monde s’élève à trente-deux pour cent en 1870 contre dix pour cent en France.
Quant au PIB par tête, il est de trois mille trois cents dollars en 1870 en Grande-Bretagne contre mille neuf cents en France et deux mille six cents en Belgique et aux Pays-Bas.
Une classe qui travaille
DOUBLEMENT DU PIB
Au total, le Second Empire connut une période de croissance soutenue : de 1850 à 1870, le PIB passe de onze milliards à vingt-deux, soit une croissance annuelle de quatre pour cent ; le réseau ferroviaire est passé de quatre mille kilomètres à la fin de la monarchie de Juillet à vingt mille à la fin de l’Empire.
Point commun à cette époque, les « bourgeois conquérants » partagent l’idéal de l’entrepreneur protestant décrit par Weber. Beaucoup sont issus d’un milieu populaire, comme le baron Empain, Étienne Solvay, Berliet, les frères Schneider ; Thomas Cook, Thomas Clinton et Samuel Cunard en Grande-Bretagne ; Carl Bosch et Gottlieb Daimler en Allemagne.
La bourgeoisie « est une classe qui travaille », selon Jaurès, elle défriche l’industrie, la banque, le commerce et les professions libérales. Quant aux progrès sociaux, la primauté de la France en matière de droit de grève est certaine tandis que la Grande-Bretagne lui montrera le chemin sur le travail des enfants et les libertés syndicales.
C’est sous Bismarck que d’autres réformes sociales seront mises en place en Europe s’agissant de l’assurance maladie, de l’assurance accident, de l’assurance vieillesse, financées et gérées en commun par les employés et les employeurs.
Toutes ces réformes ont été dans une certaine mesure imaginées avec parfois des débuts de mise en œuvre par Napoléon III qui n’aura pas pu ou pas su les mener à bon port.
Les années Pompidou
Quant à Georges Pompidou, il surfe également sur une période économique très dynamique, celle des « trente glorieuses », mais pendant les dix années où il exerce pleinement le pouvoir économique, auprès du général de Gaulle de 1964 à 1969, puis à la tête de l’État de 1969 à 1974, date de sa disparition, il ajoute un supplément de croissance de un pour cent à notre pays par rapport aux nations européennes et à notre redouté voisin d’outre- Rhin, grâce à un volontarisme sans faille en faveur de l’industrie qui n’exclut pas le pragmatisme.
“ Les dix dernières années des trente glorieuses auront été “les dix prestigieuses” ”
Georges Pompidou n’a pas laissé de testament, mais une France prospère apportant à ses citoyens le plein emploi et les revenus suffisants pour leur permettre de s’intégrer dans la société de consommation et de flirter avec une certaine idée du bonheur.
Mais, par les témoins de sa puissance économique retrouvée, de son industrie qui débarquait partout dans le monde, la France aura sous son impulsion prolongé le rayonnement et le prestige que lui avait conférés le général de Gaulle.
Pour notre pays et dans une large mesure également pour l’Europe, les dix dernières années des trente glorieuses auront été « les dix prestigieuses ».
Rendre justice à l’œuvre accomplie
Faut-il réhabiliter les deux artisans d’une forme de prospérité économique qui peut paraître insolente aujourd’hui ?
Pour Georges Pompidou, c’est l’oubli qui risque d’être le vainqueur d’une telle confrontation économique, le bien injuste oubli corollaire d’une époque heureuse, contre lequel historiens, économistes, témoins et citoyens auront la tâche de lutter.
Pour Louis Napoléon, Émile Zola et George Sand, ses tardifs et timides thuriféraires, effaceront-ils le Napoléon III des Châtiments ? Il lui faudra le concours de nombreux historiens et sans doute de quelques autres grandes plumes, en songeant que le temps peut toujours venir d’une réhabilitation.
Zhou Enlai, le premier ministre de Mao, ne disait-il pas, quand on lui demandait son sentiment sur la Révolution française, qu’il était encore un peu tôt pour se prononcer ?