Nathan Milstein, un pur
Je connais des hommes très âgés qui savent jouer. Ils l’ont toujours su : ceux-là ne retomberont jamais en enfance. En effet, ils ne l’ont pas quittée. Ils en ont gardé la pureté. Ils ont conservé intact ce trésor et, grâce à lui, ont été toute leur vie ces « êtres humains » que, trop souvent, n’ont pas été les autres.
Paul Vialar, Le Sport
Avec Heifetz, Oïstrakh, Menuhin, Ferras, Perlman, Nathan Milstein (1904−1992) fait partie des très grands violonistes qui ont marqué le XXe siècle. Enfant prodige, comme la plupart d’entre eux – Milstein crée à 11 ans le Concerto de Glazounov sous la direction du compositeur – Milstein se distingue par une caractéristique qui lui est propre : la pureté. Il ne cherche pas à impressionner, il ne joue pas « tzigane » ; son jeu est exempt de tout effet, son vibrato discret, son timbre lumineux. Le coffret qui rassemble les enregistrements réalisés pour DGG dans la dernière partie de sa vie, de 1972 à 1975, permet de découvrir cet aristocrate du violon.
Trois concertos romantiques
Milstein joue les Concertos de Tchaïkovski et Mendelssohn avec le Philharmonique de Vienne dirigé par Abbado, celui de Brahms sous la direction du grand brahmsien Eugen Jochum à la tête du même Philharmonique. À l’écoute de ces enregistrements de trois œuvres archi-jouées, on est frappé par l’association de deux éléments a priori antinomiques : la sérénité que l’on peut attendre d’un interprète qui a soixante ans de carrière derrière lui, et sa fraîcheur quasi juvénile, fidélité à l’enfant génial qu’il a été (Romain Gary disait que tout homme digne de ce nom était resté un petit garçon). Nous avons comparé ce Concerto de Brahms avec l’enregistrement par Milstein vingt ans plus tôt sous la direction de Steinberg avec le Pittsburgh Symphony : la même luminosité, la même sérénité mais plus de fraîcheur encore à 70 ans qu’à 50. Une autre comparaison du même Concerto avec un des enregistrements les plus forts du début du XXIe siècle, celui de la jeune Hilary Hahn, révèle une incroyable et improbable parenté entre ces deux musiciens, l’une à 21 ans, l’autre à 71.
Bach : Sonates et Partitas pour violon seul
C’est l’enregistrement par Milstein dans les années 50 des Sonates et Partitas pour violon seul qui a familiarisé le grand public avec ces pièces ineffables, comme celui des Suites pour violoncelle seul par Casals. Le présent enregistrement, réalisé en 1975 et que nous avons comparé avec l’ancien, montre une maîtrise technique totalement épanouie. La place de ces pièces dans l’ensemble de l’œuvre de Bach est unique : le déroulement d’une ligne mélodique pure en l’absence de basse continue donne à l’auditeur une direction, un sens, et même une ligne de vie, plus, peut-être, que Le Clavier bien tempéré, les Concertos, les Cantates, et les rapproche, dans leur esprit, des Variations Goldberg et de L’Art de la fugue. Vous êtes face à vous-même et vous ne pouvez pas tricher. Plus que jamais, ici, Bach est un passeur d’âmes. Écoutez ces œuvres – dont la plupart des mélomanes ne connaissent que la Chaconne de la Partita n° 2 qui a été mise à toutes les sauces – et elles ne vous quitteront plus.
Le cinquième disque, avec Georges Pludermacher au piano, rassemble des pièces intellectuellement moins ambitieuses : une Sonate de Geminiani, un Rondeau de Schubert, Consolation de Liszt, et des bis dont Chanson russe de Stravinski, Il pleut dans la ville de Kodály, pièces légères qui relèvent du répertoire classique des violonistes mais auxquelles Milstein le rigoureux imprime aussi sa marque.
5 CD Deutsche Grammophon