Ne laisser aucun enfant sans protection contre le risque de l’échec scolaire
Les résultats scolaires sont sensibles à l’origine sociale des élèves : c’est un fait bien connu. Par exemple, G. et E. Chauveau relèvent « 4 % environ d’insuccès dans la maîtrise du lire-écrire au cours préparatoire chez les enfants de milieux favorisés contre 50 % chez les enfants d’ouvriers non qualifiés.« 2.
L’écart s’est certes réduit dans les dernières années.
Cependant, cette amélioration provient des enfants de familles populaires bien insérées dans la société, davantage que de ceux qui sont issus des milieux de grande pauvreté.
L’échec des enfants du quart-monde reste massif. Dans deux écoles primaires de l’est de la France, par exemple, des enfants d’un quartier très défavorisé se mêlent à d’autres : en 1997, seuls 9 % des enfants du quartier défavorisé fréquentent le cours correspondant à leur âge et 37 % sont en classe spécialisée, contre 76 % et 10 % pour les autres enfants ; et on constate que les écarts sont plus accusés qu’en 1973.
Des parents du Nord confirment : « Parmi les enfants que nous connaissons à travers la région, 56 % sont dans des classes spéciales et d’autres sont dans le cycle normal mais ne suivent pas. Souvent ils sont considérés comme retardés mentaux ou incapables d’apprendre et on a tendance à dire aussi que, nous, les parents, nous sommes incapables de nous occuper d’eux. Nos enfants peuvent et veulent apprendre mais souvent ils n’aiment pas l’école. Ils se sentent rejetés parce qu’ils sont mal habillés ou parce qu’ils sont pauvres.« 3
Ce témoignage traduit un véritable malentendu entre les familles les plus pauvres et l’École, que nous voudrions d’abord analyser avant de proposer quelques pistes de progrès.
Le malentendu
Submergés par l’insécurité de leur vie, et paralysés par leurs propres souvenirs scolaires, certains parents ont du mal à transmettre à leurs enfants une attitude et des outils de réussite, malgré leurs aspirations de succès pour eux. Ils s’en rendent compte et en souffrent : ils ne savent pas comment s’y prendre avec l’École ni avec leurs enfants.
Pourtant, ils attendent énormément de l’École : « Mes parents voulaient qu’on apprenne. Mon père disait que ce serait mieux d’avoir un métier que de traîner les rues. Pendant les vacances, il nous achetait des livres d’exercices pour voir si on avait compris ce qu’on avait appris à l’école… Aujourd’hui, je suis maman et je veux que ma fille réussisse. Je ne veux pas qu’elle soit rejetée et qu’à seize ans, elle dise : j’arrête l’école. »
Dans les années 70, on expliquait la moindre réussite scolaire des enfants issus de milieux modestes par des aspirations moins élevées, une moindre ambition. Mais depuis, la situation a changé du côté de l’emploi comme dans la scolarisation. Toutes les études sociologiques récentes montrent que tendent à s’effacer les inégalités dans les attentes vis-à-vis de l’École selon l’appartenance sociale. Pour les familles les plus pauvres, les enfants occupent dans leur stratégie de vie une place capitale : peut-être plus que dans d’autres milieux, devant un présent bouché, ils représentent l’avenir.
Cependant, les enseignants doutent en général de ces attentes. Ils constatent, par exemple, la difficulté d’obtenir des parents ce qui leur paraît important pour la scolarité des enfants, et celle de les faire venir pour des rencontres individuelles ou collectives.
Les logements précaires, exigus et bruyants, l’occupation de l’esprit des parents comme des enfants par les problèmes de survie, les menaces de séparation, la vie au jour le jour, tout cela constitue des obstacles que les enseignants sont en général incapables d’imaginer. « Parfois on essaie d’expliquer aux maîtres ce que nous vivons. Comme cette maman qui est sans électricité et qui doit laver son linge à la main pour ses quatre enfants et le faire sécher dans un logement mal chauffé et humide. Le linge prend l’odeur de moisi. Mais la maîtresse finit par lui répondre : vous n’allez pas me dire que vous n’avez pas de quoi acheter un savon ! »
Et la réelle souffrance que ressentent aussi les enseignants devant l’échec de ces enfants se mue en dénonciation des familles : « Les parents ne demandent rien à l’école, ne s’expriment pas ; ou bien ils nous font totalement confiance, ou bien ils s’en désintéressent complètement, ils démissionnent. »
De la dénonciation à la connaissance
L’École n’a pas pour mission de soulager la misère. « Alors, que pouvons-nous faire ? » demandait un professeur en formation. Et une mère de famille du quart-monde répondait simplement : « Nous ne vous demandons pas de résoudre nos problèmes ; simplement, ne les aggravez pas. » Pour cela, il faut connaître les difficultés que rencontrent les familles pauvres vis-à-vis de l’École. Même si la classification est un peu arbitraire, on peut les rassembler en cinq points.
1. La précarité de la vie
« Nos enfants vivent des choses très difficiles. Ils vivent avec nous les soucis d’argent, les soucis de logement, de la santé, du chômage. » Lorsqu’on est préoccupé par les conditions de survie, il n’est pas facile de s’intéresser à une culture scolaire largement faite de gratuité. « Il y avait trop de soucis à la maison et on ne pouvait pas travailler en rentrant. Mon cerveau ne suivait pas, je n’arrivais pas à apprendre. »
Je pense à cette mère chez qui l’huissier vient saisir le mobilier. Elle était au travail, un contrat emploi-solidarité. Son fils ouvre à l’huissier. Tout en procédant à la saisie, celui-ci se moque : « Ah, ta mère fait des ménages, elle ferait mieux de ranger chez elle. » Le gamin s’enferme dans les toilettes et se met à crier. Quand la mère rentre, il lui dit : « Maman, je n’ai plus envie de vivre. » Lorsque l’après-midi il est retourné au collège, comment pouvait-il prendre intérêt à ce qui s’y disait ?
2. Une École qui n’est pas gratuite
Dans tel collège, on demande à la rentrée un document pour les travaux dirigés de mathématiques, un autre en anglais, une flûte pour la musique et une cotisation pour ceux qui veulent participer à la chorale, deux paires de « baskets » pour l’éducation physique, la coopérative (pas obligatoire, mais on ne le dit guère et il arrive qu’on affiche la liste de ceux qui ne l’ont pas payée), une participation aux photocopies ; et, dans l’année, quelques livres de poche pour le français, le financement d’objets fabriqués en technologie, l’entrée à chaque séance de piscine, quelques déplacements pour des visites diverses ; plus un voyage de fin d’année dans un pays lointain. Sans compter ce qu’il faut bien appeler les caprices de certains professeurs qui veulent soudain telle sorte de cahier, par exemple, alors que les fournitures ont déjà été achetées.
C’est que les enseignants ne se sont jamais trouvés eux-mêmes dans une situation de pauvreté. « Il faut acheter ce petit matériel qui coûte 20 francs. C’est pas toujours un gros truc, mais il leur faut dans les deux jours qui suivent… Il faut savoir qu’une fois le 20, le 25 du mois, jusqu’au 5 du mois suivant, c’est vraiment difficile, on mange avec ce qu’on a dans le frigo, on a seulement l’argent pour le pain. Il nous arrive de finir le mois avec 10 francs. 20 francs en fin de mois, on ne les a pas, même si ça vous paraît une somme dérisoire. Si c’est dans cette semaine-là qu’on nous demande d’acheter quelque chose, eh bien on ne peut pas, c’est pas possible. Il faut choisir entre les 20 francs pour l’école ou pour payer le pain le reste du mois.« 4
3. Les exigences de l’École envers les parents
L’École demande aussi aux parents d’accompagner son action par l’attention accordée au travail scolaire, l’aide à y apporter, ainsi que par des activités extra-scolaires.
Mais les parents sont loin d’être égaux devant cette exigence. « Les parents ne peuvent pas suivre leurs gosses. Les choses qu’on ne peut pas leur expliquer, les parents ne peuvent pas aller voir un professeur et lui dire : je ne peux pas l’aider. Un gosse qui n’a pas compris en cours, qui rentre chez lui, que les parents ne peuvent pas lui expliquer, il ne va pas faire ses devoirs. Au bout d’une fois, deux fois, on ne va pas chercher à comprendre pourquoi c’est pas fait, on va dire : ce gosse-là, il fait ce qu’il a envie, ses parents le laissent, les parents n’ont pas envie qu’il fasse ses devoirs, ils ne s’en occupent pas quand il rentre à la maison.« 4
Au fil des années, il semble que ces demandes faites par l’École sont de plus en plus fortes. Mais elles ne sont bien adaptées qu’aux parents qui ressemblent aux enseignants. Elles sont démesurées par rapport à la vie de certaines familles. Et, trop vite, les maîtres décrètent que ces parents-là ne s’intéressent pas à l’école et ils portent sur eux un regard négatif. « Les efforts que nous faisons ou que font nos enfants ne sont pas vus. »
4. Le regard sur les enfants et leurs parents
Les familles ont l’impression que l’École fait des différences entre les enfants. « À l’école du quartier, comme on vivait en caravane, le gamin était repoussé. On disait de nous qu’on était des babanes… Quand on nous appelait dans les bureaux, c’était pour nous dire que les enfants étaient sales, qu’ils sentaient mauvais. Un jour, j’ai même voulu ramener le cuvier pour montrer qu’on les lavait. Ils étaient repoussés par tout le monde : ils ne pouvaient pas avoir de copains et de copines.« 5 Lorsqu’on interroge des personnes du quart-monde, ces questions reviennent toujours, que ce soit dans leur propre souvenir ou pour leurs enfants. Cela conduit souvent les enfants à un repli sur eux-mêmes et au refus de s’exprimer pour ne pas s’exposer.
5. La peur des parents devant l’École
Depuis les années 60, l’École souhaite des contacts avec les parents de ses élèves, qu’il s’agisse de rencontres individuelles avec les enseignants, de réunions collectives, ou de participation à la vie des établissements et à leurs instances. Mais il est difficile de revenir à l’école quand on y a connu soi-même l’échec, les réprimandes, le rejet, surtout si c’est dans le même établissement, ou quand les enfants aînés ont aussi été en échec. Beaucoup parlent de « la peur d’être convoqué », et il est vrai que ce mot même de « convocation », employé spontanément par les parents comme par les enseignants, est en lui-même tout un programme. Comme le dit un instituteur suisse : « En tant qu’enseignants, nous sommes tous, malgré nous, à tort ou à raison, perçus comme des gens de pouvoir qui inspirent la peur. Nous avons, entre autres, le pouvoir de suggérer le placement de l’enfant ou de mettre en route tout un encadrement qu’ils ne peuvent que ressentir comme une menace d’un autre monde intervenant dans le leur.« 6
L’incompréhension de ce qui se passe à l’école est fréquente, et pas seulement avec les familles d’origine étrangère. « On ne fait pas le poids contre eux, parce qu’ils sont plus intelligents que nous. On est diminué devant les profs, par leur parler, on ne comprend rien. » L’absence de vraie rencontre a des conséquences graves en termes d’orientation car elle vide de leur sens les procédures officiellement fondées sur le dialogue avec les familles. La tentation est alors forte pour l’institution scolaire de penser à la place des familles et, s’il le faut, de recueillir leur accord en profitant de leurs difficultés à comprendre les structures et les enjeux. « On nous a fait remplir sur un grand carton (…). Il fallait mettre qu’on était d’accord.« 7
De la connaissance à la reconnaissance
Le dialogue est donc difficile. « Pour que les enfants, les hommes et les femmes du quart-monde parlent de leur vie si dure, il faut beaucoup de temps. Car en plus du sentiment de menace permanente, ils éprouvent une honte profonde qui ronge les familles pauvres. Honte de leur situation de pauvreté, qui s’ajoute et se mélange à la peur de ne pas pouvoir l’expliquer et d’en être rendus coupables. Se taire revient à préserver sa dignité.« 8 Et pourtant, les personnes de ces milieux possèdent de réelles capacités à exprimer leurs attentes et leurs difficultés dès qu’elles se trouvent en confiance. Lorsqu’elles participent à des formations d’enseignants, ce sont toujours leurs interventions qui sont suivies avec le plus d’attention. On trouvera par exemple en encadré ce que disaient les délégués du quart-monde lors d’une session nationale de formations de formateurs en 1995.
De la reconnaissance au partenariat
L’École demande trop souvent aux parents de faire tout le chemin vers elle. Elle le demande à tous les parents, mais c’est plus difficile pour ceux qui en sont le plus éloignés. Connaître les familles et leur vie est un premier pas nécessaire. Il devient alors possible, en échange, de leur communiquer des connaissances sur l’École, son fonctionnement et ses contraintes, dont ils ont effectivement besoin pour aider leurs enfants à réussir. Mais ce ne sera efficace qu’à condition de les reconnaître comme des personnes qui ont une expérience, des valeurs, une pensée et des droits. Il s’agit d’entendre ce qu’elles ont à dire sur leurs enfants et sur l’École, et d’être à l’écoute des solutions qu’elles proposent.
C’est ce qu’exprime un médecin de Protection maternelle et infantile : « Permettre aux familles du quart-monde d’être partenaires de l’École, c’est bien autre chose que de prononcer des discours, ou de faire de grandes promesses. C’est d’abord leur demander leur avis sur l’École, sur l’avenir de leurs enfants. C’est demander aux parents comment ils apprennent à parler à leurs enfants, comment ils leur apprennent à lire, comment eux-mêmes apprennent, peut-être, avec leurs enfants et de leurs enfants. C’est donc recueillir la parole des gens, même si elle est incompréhensible, ou choquante, ou inaudible. »
Des initiatives en ce sens existent dans bien des établissements scolaires. On trouvera en encadré l’exemple d’une école primaire de Lille située dans un quartier défavorisé.
Le partenariat est l’inverse du malentendu, ou plus exactement il est la manière de lever le malentendu : dans le cas de l’École comme pour les autres services en contact avec les plus pauvres, il n’y a pas d’autre solution prometteuse.
_______________________________________
1. Claude Pair est l’auteur du livre L’École devant la grande pauvreté : changer de regard sur le quart-monde, Hachette, 1998. Les éléments de cet article sont repris de ce livre.
2. « Relations école/familles populaires et réussite au CP », Revue française de pédagogie, n° 100, 1992.
3. Actes du colloque Toutes les familles partenaires de l’École, Arras, 1992, CRDP, Lille. Les témoignages qui suivent en sont extraits lorsqu’ils ne sont pas référencés autrement.
4. Témoignage de parents de Nancy lors d’une formation d’enseignants.
5. Témoignage de parents de Reims.
6. A. Christen, « La famille du quart-monde et l’école », Revue quart-monde, n° 146, 1993.
7. E. Tedesco, Des familles parlent de l’école, Casterman, 1979.
8. A. Christen, op. cit