« Ne pas oublier Kœchlin »
Charles Kœchlin (X1887) fait partie des quelques polytechniciens qui ont choisi la musique à la sortie de l’École. Compositeur contemporain de Ravel et de Reynaldo Hahn, grand humaniste et artiste très engagé, il tient une place singulière dans l’histoire musicale. Dans sa jeunesse il fréquente le même milieu que Proust auquel il a inspiré un passage majeur de La Recherche. S’ensuivra un dialogue par textes interposés entre ces deux artistes si sensibles à la condition humaine mais dont les prises de position se révèlent parfois assez éloignées. Proximités et divergences entre deux intelligences.
Le sait-on ? C’est un polytechnicien, Charles Kœchlin, promotion 1887, qui fut parmi les premiers inspirateurs de Proust pour le passage essentiel du dernier volume d’À la recherche du temps perdu qu’est le « bal de têtes », manifestation visible du passage du temps sur les visages. Le compositeur Charles Kœchlin figure en effet, avec la cantatrice Lucienne Bréval, dans les marges des cahiers préparatoires à cette scène fameuse et leur présence est si importante que l’écrivain les fait précéder d’une mention caractéristique : « ne pas oublier » ou « capitalissime ». L’une des esquisses de ce passage du Temps retrouvé, celle du cahier 57, daté de 1910 ou 1911, contient en marge une note de régie concernant le vieillissement prématuré de la créatrice du rôle de Brunehilde, intitulée « Sur la vieillesse Capitalissime (Bréval) ». Marcel Proust suivait sa carrière depuis la première Walkyrie de l’Opéra Garnier, en 1893. Mais, un an auparavant, en 1909, c’est le changement physique de Charles Kœchlin qui avait particulièrement frappé l’écrivain. Dans le cahier 51 en effet, en marge du verso 62, Proust a en effet décrit la métamorphose du polytechnicien devenu compositeur :
Ne pas oublier Kœchlin : Je vis tout à coup, debout au milieu de la foule des gentils, un Prophète. C’était l’ancien lévite à barbe blonde. Il avait gardé sa figure rose, ses yeux clairs, son front pur, son air jeune, ses grands gestes, mais son immense barbe était extrêmement blanche. Le jeune lévite était devenu un vieux prophète.
“Le jeune lévite était devenu un vieux prophète.”
De Polytechnique au Conservatoire
Dans cette première version de la soirée chez la princesse de Guermantes, Kœchlin semble s’être fait une tête et la remarque sur l’évolution de son apparence prouve que Proust le rencontrait depuis des années. Or Charles Kœchlin (1867−1950) est encore peu connu du public en 1909. Entré à Polytechnique en 1887, il a pris en charge l’orchestre des élèves pour lequel il commence à composer. Mais sa seconde année est très perturbée par la tuberculose qu’il a contractée et son rang de sortie (125e) ne lui permet plus d’envisager la carrière d’officier de marine à laquelle sa famille le destinait. Il choisit donc sa seconde passion, la musique, renonce à une carrière de polytechnicien et entre au Conservatoire de Paris où il suit l’enseignement de Jules Massenet, André Gédalge et Louis-Albert Bourgault-Ducoudray, avant celui de Fauré à partir de 1896 :
Les dons particuliers et les connaissances techniques de Kœchlin poussèrent Fauré à lui confier entre 1899 et 1903, lors de ses absences répétées du Conservatoire, l’enseignement du contrepoint aux autres élèves de la classe parmi lesquels on compte, entre autres, Maurice Ravel, Jean Roger-Ducasse et Florent Schmitt. (Michel Duchesneau)
Rétrospectivement, en 1945, Kœchlin déclarera :
En réalité, ma maladie […] avait été « providentielle ». Sans elle, je fusse devenu ingénieur des Ponts, ou du Génie maritime, et musicien amateur, n’aimant que les mathématiques abstraites, incapable de m’intéresser suffisamment à la construction d’un appareil de physique.
Une relation de jeunesse
S’il est évident que Proust le connaît depuis suffisamment longtemps pour être frappé de son évolution physique, où et quand a‑t-il pu le rencontrer ? Ses relations avec Kœchlin se sont-elles limitées à cette remarque ?
Quand, en mai 1894, Marcel Proust rencontre Reynaldo Hahn et que débute leur liaison, le jeune musicien de dix-neuf ans est « sous l’aile de Massenet », pour reprendre l’expression de Philippe Blay. Il fréquente la classe du maître au Conservatoire aux côtés de Florent Schmitt, Henri Büsser, Max d’Ollone, Georges Enesco, puis celle de Fauré à partir de 1896, toujours avec Kœchlin pour condisciple. Ce dernier publiera d’ailleurs ses « Souvenirs de la classe de Massenet » dans Le Ménestrel en mars 1935 en une de la revue. Il y rappelle son attachement au grand pédagogue dont il est un des plus proches avec Hahn : « Massenet donna à ses élèves le meilleur de soi-même. » Il est donc permis d’avancer que Proust, passionné de musique contemporaine et avide de connaître les musiciens de son temps, faisant également partie du cercle de Massenet, a croisé Kœchlin dès 1894 ou 1895 grâce à Reynaldo Hahn. En outre, Hahn, Kœchlin et possiblement Proust fréquentent le salon d’Angèle Duglé où l’on joue Hahn et où l’on subit, dixit Kœchlin, « le charme qu’il y a toujours dans sa [celle de Hahn] musique si aisément et si purement écrite ». On les voit aussi chez Mme de Saint-Marceaux dans ces années 1894–1895. C’est également en 1895 qu’ont lieu les séances d’orchestre chez le compositeur Fernand Halphen (1872−1917), autre élève de Massenet, organisées par Max d’Ollone, Hahn et Kœchlin : l’une est consacrée aux cinq illustrations de Hahn pour Le Jardin de Bérénice de Barrès ; la cinquième, « St Germain, 27 juillet 1895 » est « dédicacée à Marcel Proust ». Les trois artistes évoluent donc et se croisent dans un même univers littéraire et musical.
Proust et l’œuvre de Kœchlin
L’œuvre de Kœchlin, telle que Proust avait pu l’entendre avant 1909, est surtout composée, si l’on excepte la cantate L’Épopée de l’École polytechnique (opus 2, 1894), de partitions sur des poèmes de Théodore de Banville, Louis-Hyacinthe Bouilhet, Fernand Gregh, Leconte de Lisle, Renée Vivien, etc. Le compositeur met en musique La Bonne Chanson de Verlaine en 1901–1902, après celle de Fauré (1898) que Proust appréciait particulièrement, ou, en 1899, Les Chansons de Bilitis de Pierre Louÿs juste après celles de Debussy (1897−1898). Entre 1899 et 1904, ses Trois Poèmes, « Berceuse phoque », « Chanson de nuit dans la jungle », « Chant de Kala-Nag », inspirés par Le Livre de la jungle de Rudyard Kipling, pour voix avec chœur de femmes, piano ou orchestre, amorcent la composition d’une vaste fresque inspirée du roman et achevée en 1939 avec Les Bandar-Log. Ses œuvres majeures de musique de chambre et ses grands poèmes symphoniques sont postérieurs et Proust ne les a probablement pas entendus. « Compositeur au développement plutôt tardif, Kœchlin ne trouve qu’après 1910 – entre 40 et 50 ans – le langage musical qui lui est propre. »
Un lévite dans l’avant-garde musicale
En revanche, Proust semble avoir conscience du rôle majeur que joue Kœchlin dans l’avant-garde musicale. Sur les photographies de la classe de Massenet vers 1894 et dans les années qui suivent, Kœchlin porte bien une barbe, que Proust a vue blonde. Si en 1909 sa longue barbe devenue blanche lui donne cette apparence de lévite puis de prophète qui a frappé Proust, il ne s’agit pas du tout d’une allusion à sa religion puisqu’il appartient à une vieille dynastie alsacienne de l’industrie textile, d’obédience protestante. Portrait physique du compositeur, la métaphore est également un témoignage de ce qu’est devenu Kœchlin dans le monde musical à 42 ans. Selon le Littré, un lévite, au sens littéraire, peut qualifier un clerc ou un séminariste, un lettré savant. Or Kœchlin écrit beaucoup, et écrira toute sa vie, dans la lignée d’un Berlioz ou d’un Saint-Saëns. Ses critiques musicales et ses articles théoriques parus dans la Gazette des Beaux-Arts depuis 1900 font de lui « l’un des plus qualifiés pour tenir un discours savant sur la musique ». Homme de synthèse, il plaide pour une musique prenant en compte le passé (en particulier Jean-Sébastien Bach) mais aussi la modernité et l’avant-garde. En 1909, il commence à devenir un conférencier de plus en plus recherché au fil des années, ce qui renforce encore son autorité intellectuelle sur le milieu musical français puis international : il professera à l’université de Berkeley pendant l’été 1928.
La création de la Société musicale indépendante
Prophète, se préoccupant de l’avenir, Kœchlin l’est assurément lorsqu’il accepte la mission que lui propose Maurice Ravel le 16 janvier 1909 :
J’entreprends de former une nouvelle société, plus indépendante, du moins dans ses débuts. Cette idée séduit un tas de gens. Voulez-vous être des nôtres ?
C’est ainsi qu’il prend une part active à la fondation de la Société musicale indépendante aux côtés de Maurice Ravel, Florent Schmitt et Albert Roussel. La Société nationale créée pour soutenir la musique française en 1871 par Saint-Saëns et Romain Bussine leur paraît trop conservatrice, sectaire et rétrograde pour s’ouvrir efficacement à l’avenir, tout comme la Schola cantorum de Vincent d’Indy et Charles Bordes. Proust a vu juste : plus prophète et apôtre de la modernité que créateur révolutionnaire, « la participation de Kœchlin au mouvement d’avant-garde est donc davantage liée à ses activités de théoricien et de défenseur qu’à son œuvre musicale en tant que telle » (Michel Duchesneau). Leurs idées sur la création et leurs principes esthétiques vont à la fois les réunir et les opposer par textes interposés.
Et Proust créa Vinteuil…
En avril 1913, Proust a créé Vinteuil sur les épreuves de Du côté de chez Swann pour déterminer ce que peut être un grand musicien contemporain ; c’est aussi la préoccupation majeure de Kœchlin qui participe, la même année, au Rapport sur la musique française contemporaine de Paul Masson et décrit en 1914 « les tendances actuelles de la jeune musique française » dans l’Encyclopédie de la musique et dictionnaire du Conservatoire de Lavignac. Il cherche à brosser, comme l’écrivain, le portrait du compositeur moderne. Mais, très engagé socialement, compagnon de route du parti communiste dès les années 1930, journaliste à L’Humanité, Kœchlin ne partagera pas du tout la théorie proustienne du Contre Sainte-Beuve. Pour lui, bien au contraire :
On ne peut séparer l’œuvre de l’artiste, ni l’artiste de l’homme, ni l’homme – comme l’a dit très bien Paul Langevin – de ses idées sociales et politiques.
“Kœchlin ne partagera pas du tout la théorie proustienne du Contre Sainte-Beuve.”
Adepte, mais aussi critique attentif et scrupuleux, des écrits de Tolstoï sur l’art et des analyses de Romain Rolland concernant la musique, Kœchlin considère dans une perspective marxiste la question de l’art authentiquement populaire, en constatant que la société bourgeoise ne réserve au peuple que les rebuts de la culture :
C’est pour cela justement que j’estime nécessaire de se pencher vers le peuple, et de le hausser à la belle musique (Romain Rolland l’avait dit : il faut élever le peuple vers les chefs‑d’œuvre) et sans procéder par des concessions.
Kœchlin critiquera même Proust qu’il cite nommément (preuve irréfutable qu’il l’avait bien lu) sur la question de la « mauvaise musique », dans un texte intitulé « Art populaire et tour d’ivoire », écrit à l’automne 1934 et révisé plus tard. Cette musique est, pour lui, l’exemple type que ce que la société capitaliste et beaucoup d’artistes de tous bords (il cite ici un peintre, un musicien et un écrivain) réservent au peuple ou s’en contentent :
Il n’en subsiste qu’un ersatz de sensiblerie… Sensiblerie, je sais bien que Desvallières [Georges Desvallières 1861–1950, peintre proche de Gustave Moreau et de Maurice Denis], Proust, Max d’Ollone, d’autres encore jugent pardonnable et sympathique après tout comme germe (état inférieur, ébauche, embryon) de sensibilité.
Proust constatait, dans son Éloge de la mauvaise musique, « qu’elle s’est peu à peu remplie du rêve et des larmes des hommes » et que pour cela sa place « est immense dans l’histoire sentimentale des sociétés ».
Qu’est-ce que l’art populaire ?
Mais c’est sur la question de l’engagement que le désaccord posthume est le plus net. Proust s’était opposé, vers 1909, à Romain Rolland sur la visée de l’œuvre, qui doit être sociale pour Rolland tandis qu’il ne la conçoit qu’universelle, car le roman social devient très vite un roman à thèse démonstratif plutôt « au-dessous de la mêlée qu’au-dessus ». Il ne peut y avoir, pour Proust, d’œuvre à intention populaire, mais une œuvre sans destination, seulement humaine et non écho des problèmes sociopolitiques contemporains :
Il [Romain Rolland] aura beau nous dire que l’autre art n’est pas de l’art populaire, mais de l’art pour quelques-uns, nous penserons, nous, que c’est le sien qui est cet art-là, car il n’y a qu’une manière d’écrire pour tous, c’est d’écrire sans penser à personne, pour ce qu’on a en soi d’essentiel et de profond.
Kœchlin est clairement de l’école de Romain Rolland et pense que les notions de démocratie, de progrès social, d’internationalisme et surtout d’éducation doivent présider à la conception d’une « musique pour le peuple », mais il s’accorde avec Proust sur la nécessité, pour l’artiste, de créer sans intention destinataire :
L’artiste d’ailleurs exprimera les « sentiments du peuple » si lui-même a l’âme populaire et non du tout s’il cherche à faire simplifié, vulgaire, accessible à tous, encore moins s’il se contraint à l’emploi de « thèmes du folklore ». Ce n’est point en abdiquant sa personnalité propre, ni son langage, que le musicien réalisera le miracle de la communion avec son peuple.
Des accords essentiels
Pendant la Grande Guerre, leurs positions furent assez proches. L’un et l’autre dénoncèrent l’ostracisme exercé à l’encontre de l’art allemand, en particulier contemporain, mais aussi, paradoxalement, la trop grande place accordée aux chefs d’orchestre germaniques comme Arthur Nikisch, Felix Weingartner, Richard Strauss, ainsi que la place faite à Beethoven dans les programmes au détriment de la musique française :
Aux Concerts Colonne et Lamoureux, provisoirement réunis salle Gaveau, le fait le plus saillant fut la rentrée de Beethoven. Sur quoi, M. Weingartner triomphe, proclamant que, si l’Allemagne musicalement se suffit à elle-même, l’on ne saurait à Paris composer des programmes acceptables, sans le lest, le poids et le sérieux de l’art germain. Eh bien, non ! Ce n’est pas vrai. (Charles Kœchlin)
Dans le cahier 74, en 1915, Proust pointait également la présence envahissante « des chefs d’orchestre allemands ».
Charles Kœchlin et Marcel Proust ont donc vécu et écrit dans le même milieu littéraire et musical du début du vingtième siècle, se sont croisés, et les traces de leurs rencontres témoignent de leur profonde curiosité intellectuelle et artistique. Proust avait raison, il ne fallait pas oublier Kœchlin.
Références
- Cécile Leblanc, « “Une fenêtre qui donne sur un chef‑d’œuvre”, le paradoxe des exécutants dans La Recherche », Musiques de Proust, Françoise Leriche, Cécile Leblanc, Nathalie Mauriac (dir.), Hermann, 2020.
- Michel Duchesneau, Chapitre 13. Kœchlin : réflexion sur la modernité, Musique et modernité en France [en ligne]. Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 2006 (généré le 14 août 2022). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pum/10402>. ISBN : 9791036502385. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pum.10402.
- Charles Kœchlin, Histoire de ma vie musicale et de mes œuvres (texte inédit, 1945), p. 3.
- Philippe Blay, Reynaldo Hahn, Fayard, 2021, p. 55–56.
- Alfred Bruneau, Jules Massenet, Delagrave, 1935.
- Philippe Cathé, « Charles Kœchlin, Souvenirs de la classe de Massenet », Massenet aujourd’hui : héritage et postérité, sous la direction de Jean-Christophe Branger et Vincent Giroud, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2014.
- Jean-Christophe Branger, « Quand Reynaldo Hahn évoque Marcel Proust : lettres à Ernest Moret, Jules Massenet et Yvonne Sarcey », Revue d’histoire littéraire de la France, 2014⁄2 (Vol. 114), p. 448–458. DOI : 10.3917/rhlf.142.0448.
URL : https://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2014–2‑page-448.htm. - Otfrid Nies, « Le rêve des horizons lointains : un parcours de l’œuvre de Kœchlin », in Charles Kœchlin, compositeur et humaniste, sous la direction de Philippe Cathé, Michel Duchesneau et Sylvie Douche, Vrin, 2010.
- Liouba Bouscant, « Charles Kœchlin conférencier (1909−1948) », in Charles Kœchlin, compositeur et humaniste, sous la direction de Philippe Cathé, Michel Duchesneau et Sylvie Douche, Vrin, 2010.
- La Revue musicale, numéro spécial Kœchlin, 1982.
- Michel Duchesneau, « Maurice Ravel et la Société musicale indépendante : “Projet mirifique de concerts scandaleux” », Revue de musicologie, 1994, t. 80, n° 2 (1994).
- « Étude sur Charles Kœchlin par lui-même », rédigée en 1939 et publiée dans le numéro spécial 340–341 de La Revue musicale, 1980.
- Michel Duchesneau, Charles Kœchlin, Écrits, musique et société, volume 2, Mardaga, 2009.
- Cécile Leblanc, Proust écrivain de la musique, l’allégresse du compositeur, Brepols, 2017.
- Proust, Essais, sous la direction d’Antoine Compagnon avec la collaboration de Christophe Pradeau et Matthieu Vernet, Bibliothèque de la Pléiade, 2022.
- Charles Kœchlin, « La Vie musicale pendant la guerre », cité par Michel Duchesneau, « la musique et le peuple », Charles Kœchlin, compositeur et humaniste, sous la direction de Philippe Cathé, Michel Duchesneau et Sylvie Douche, Vrin, 2010.