Neuf mois dans un commissariat de quartier sensible
J’ai passé neuf mois au sein de la police nationale, dans une circonscription, Juvisy-sur-Orge, considérée comme « chaude » car incluant de nombreuses cités comme la Grande Borne et Grigny II, qui font souvent parler d’elles. Je ne sais pas si cela me qualifie pour parler de l’exclusion en général, mais j’ai bien l’impression d’en avoir rencontré certaines formes.
Ce n’était pas une première rencontre, j’avais déjà eu l’occasion d’aller dans des cités, pour voir des amis par exemple. Mais un bref passage ne peut se comparer à un long séjour, particulièrement si ce séjour a lieu dans la police. Il m’a apporté un concentré des phénomènes les plus sombres de la vie de cette banlieue : délinquance, violence, agressivité.
J’ai rencontré un premier aspect de l’exclusion que j’appellerai l’exclusion légale. Mon travail au commissariat me mettait au contact d’une population qui, dès son plus jeune âge, avait été mise à l’écart du rang des « honnêtes citoyens ». Je peux encore citer de mémoire les noms d’une demi-douzaine de jeunes de douze à quinze ans qui avaient, chacun à leur actif, plus de dix procédures pénales enregistrées, pour des motifs aussi divers que le vol de scooters, le racket, le vol à l’étalage, des violences volontaires…
Je ne suis pas resté assez longtemps pour le voir, mais mes collègues me disaient que cette même population fournirait plus tard « les caïds » de la cité, ceux pour qui passer la moitié de leur vie en prison était considéré comme normal, comme il est normal de dormir.
La cité de la Grande Borne a été relativement calme pendant la plus grande partie de mon séjour, parce qu’une partie de ses « caïds » était en prison à la suite d’un règlement de compte avec une cité voisine, qui s’était terminé par un meurtre. Au commissariat, comme parmi les « victimes », l’opinion généralement admise était qu’une quarantaine de durs à cuire suffisait pour mener les autres et rendre la Grande Borne invivable. Le poste de police avait été attaqué au cocktail Molotov deux mois avant mon arrivée…
Si je parle d’exclusion légale, c’est parce que j’ai rencontré une population pour qui le terme de « loi » est très précisément synonyme de « problème », et sans aucun rapport avec les idées de « sécurité » et de « liberté ». Une telle mise à l’écart, qui s’alimente d’elle-même, m’apparaît d’une immense gravité, menaçante pour notre société.
J’ai rencontré aussi un deuxième aspect, plus subtil et peut-être aussi plus profond. Il s’agit du confinement à l’intérieur de la cité : certains jeunes m’ont donné l’impression que, pour eux, l’horizon s’arrêtait aux limites de la cité et qu’ils avaient à peine conscience de l’au-delà de ces limites. J’ai été sensible à cette exclusion-là qui m’apparaît signifier la constitution de ghettos, des ghettos sociaux et non ethniques, qui enferment les individus dans un système de relations dont ils ne savent plus sortir.
Cette exclusion géographique n’est pas une alternative à l’exclusion sociale, elle en est simplement une autre face. Il y a aussi le chômage, l’illettrisme, la drogue, l’alcoolisme… J’ai rencontré tout cela durant ce séjour à la Police nationale, au commissariat de Juvisy.