Neuf mois pour réorganiser un opérateur de télécommunication
La réorientation stratégique d’une « start-up » des télécoms
Créée il y a quelques années dans un pays européen dans un contexte de déréglementation naissante, une « start-up » de télécommunication se consacrant initialement à une offre de produit unique vers un seul segment de clientèle avait pour ambition de devenir sur ce segment le numéro deux du marché derrière l’opérateur historique. L’offre était basée sur la construction d’un réseau en propre, complété par l’utilisation en sous-traitance des capacités de l’opérateur historique. Grâce à un développement soutenu, ce premier pari a été gagné.
Le mouvement ininterrompu de convergence entre la voie fixe et mobile, la transmission de données et l’Internet ont nécessité de reconsidérer les objectifs initiaux, et d’envisager une réorientation de la stratégie : d’un objectif de leadership sur un segment de marché unique, il était désormais indispensable pour la « start-up » de devenir un acteur global couvrant l’ensemble de l’offre de télécommunication sur la totalité des segments de marché du pays considéré. Concrétisée par le lancement de plusieurs projets comprenant d’importants investissements, dans un contexte de croissance exponentielle de l’activité, la réorientation stratégique ne pouvait cependant s’effectuer sans une profonde réorganisation.
Comment s’organiser dans le cadre d’une très forte croissance des activités
Trois enjeux caractérisaient le contexte de la réorientation stratégique.
Le caractère immatériel et touffu de l’offre, l’importance des investissements liés au réseau et aux systèmes informatiques dans un contexte d’évolutions technologiques accélérées, la nécessité d’une imbrication très poussée entre les systèmes d’information, le réseau et les processus commerciaux (commande – livraison, facturation…), la présence d’un grand nombre de métiers très différents depuis la maintenance réseau jusqu’au service clients rendaient le problème posé particulièrement complexe.
Par ailleurs, la dynamique de développement existante devait impérativement être prise en compte pour lancer les nouveaux projets dans des conditions satisfaisantes. Le contexte de forte croissance des activités traditionnelles était d’ailleurs un facteur de complexité supplémentaire pour les équipes et le management. Car comment se déployer sur des marchés nouveaux tout en restant focalisé sur le marché de base ?
Enfin, l’organisation, initialement conçue pour un seul produit et un seul segment de clientèle, devait être fortement repensée : construite autour d’un « râteau » de directeurs fonctionnels, chacun en charge d’un métier : commercial, marketing, réseau, informatique, service clients, ressources humaines, qualité et finance, elle ne pouvait en fait fonctionner dans un contexte multimarché et multiproduit.
Une première expérience de lancement d’un produit différent de l’offre de base s’était d’ailleurs soldée par un quasi-échec, du fait d’une culture d’entreprise du « nous savons tout faire », avec un goût certain pour la nouveauté, mais sans que les enjeux d’organisation soient nécessairement bien pris en compte.
La combinaison de ces trois facteurs a amené le comité de direction à considérer que, dans le cadre de ce nouveau projet, une réorganisation d’ensemble s’imposait. Cette réorganisation devait être conduite dans des délais très brefs, pour respecter le calendrier des projets commerciaux déjà lancés. Dans ce laps de temps très court, les cinq axes de changement décrits ci-dessous ont ainsi été mis en place de façon simultanée.
1er axe : la création d’entités orientées marchés et produits
L’organisation initiale, par « silos » fonctionnels (ventes, marketing, services support…), rendait très difficile une focalisation simultanée sur des marchés différents, avec des clients aussi divers que, d’une part, le grand public avec des besoins simples de téléphonie fixe ou mobile, ou que, d’autre part, les entreprises multinationales avec des sites distants s’échangeant des données.
La mise en place d’entités, chacune responsable d’un segment de marché, devait permettre de focaliser les équipes commerciales sur les besoins spécifiques de chaque type de clients en les servant de manière individualisée : grand public, professions libérales et artisans, petites et grandes entreprises.
En plus, chaque entité s’est vu confier la responsabilité transversale d’une ou plusieurs lignes de produits : Internet, Intranet, voix fixe et mobile… Ce choix, qui ne s’est pas imposé d’emblée comme une évidence, a reposé en fait sur le constat que chaque ligne de produits correspondait principalement à un segment de marché, même si elle pouvait aussi être distribuée sur d’autres segments.
Ainsi, la téléphonie mobile était principalement le fait du grand public, même si les entreprises l’utilisaient aussi. La responsabilité des lignes de produits donnée aux entités devait permettre aux responsables produits de rester le plus proche possible du marché tout en autorisant une meilleure lisibilité financière de l’ensemble, le résultat de chaque entité reflétant vraiment la valeur créée par le segment de marché en question.
L’alternative, non retenue, visait à confier la responsabilité des lignes de produits à une structure transversale aux entités. Ce faisant, le risque aurait été de voir se développer le syndrome d’une direction produits devenant un véritable contre-pouvoir aux entités, ce que personne ne souhaitait.
En corollaire à ce choix d’une double responsabilité segment et produit de chaque entité, le principe du point de contact unique a également été adopté, chaque client se voyant proposer l’ensemble de la gamme des produits par un point de contact commercial unique au sein de chaque entité. Ainsi, une coopération très forte était rendue nécessaire entre les entités, chacune devant développer des produits pour l’ensemble du Groupe.
Le risque potentiel d’un « oubli » de ce principe, avec ses conséquences catastrophiques, devait être contrôlé par des structures de management ad hoc, ainsi que par la cohésion de l’ensemble du comité de direction autour des objectifs supérieurs du Groupe.
L’une des premières conséquences de ce choix d’organisation a été l’éclatement des fonctions ventes et marketing dans autant de départements marketing et ventes qu’il y avait d’entités. Pour les équipes, cet émiettement a représenté une perte de pouvoir difficile à accepter, nécessitant de nombreuses actions de communication et d’accompagnement.
2e axe : la création de services partagés
En dehors des fonctions « ventes » et « marketing », toutes les autres fonctions transverses ont été groupées au sein de services partagés entre l’ensemble des entités. Les bénéfices de la constitution de tels services partagés devaient être de deux ordres.
- Mise en commun des ressources pour effectuer des économies substantielles, notamment en augmentant le taux d’utilisation des actifs, en particulier au niveau des investissements informatique et réseau.
- Définition de règles d’ensemble, de manière à consolider la culture, les valeurs et l’homogénéité du Groupe. Ce deuxième rôle plus stratégique, en soutien de la direction générale, n’était pas le moins important : il s’agissait en particulier de garantir qu’une entité ne prenne pas la spécificité de son métier pour prétexte à une marginalisation au sein du Groupe. Ainsi, par exemple, les employés peuvent-ils passer d’une entité à une autre de manière transparente grâce à une homogénéité de la politique de rémunération et d’évolution de carrière.
Afin de garantir la bonne qualité des relations entre les entités et leurs fournisseurs internes, les services partagés, il a été décidé de conclure entre eux des contrats de service internes, à l’instar des contrats de service externes fréquemment signés entre un opérateur de télécom et ses clients entreprises. Définir ces contrats de service a consisté à faire entrer en négociation les entités et les services partagés, afin de définir ensemble :
- le contenu des attentes de l’entité et les spécifications des services rendus par le service partagé pour répondre à ces attentes ;
- le niveau de qualité attendu de la prestation, mesuré par des indicateurs clés de performance définis en commun par le client et le fournisseur internes, et hiérarchisés pour être intégrés dans le tableau de bord de l’entreprise ;
- l’engagement sur un volume d’activité permettant au service partagé d’optimiser le dimensionnement des moyens à mettre en œuvre après agrégation des demandes des différentes entités ;
- l’engagement de prix de cession interne du service partagé, qui, au-delà de la simple allocation des coûts, responsabilise celui-ci sur une mise en œuvre de moyens « au plus juste ».
Dans le cas considéré, l’exercice de définition des contrats de service a été relativement lourd, d’autant qu’il a dépassé le cadre d’utilisation de cet outil plus généralement observé dans l’industrie. L’extension de ce système à l’ensemble des fonctions support et aux services techniques a eu pour effet bénéfique de faire prendre conscience aux acteurs de ces départements des implications de la diversification des activités de l’opérateur sur leur mode de travail, et les tourner tous clairement vers leurs clients.
Par ailleurs, ces contrats de service ont permis à celles des entités opérant sur les nouveaux marchés et avec les nouvelles offres, de mieux se concentrer sur leur activité « cœur de métier » : servir au mieux et avec profit leurs clients.
En effet, dans un contexte de lancement, le fait de pouvoir faire l’économie de la mise en place de structures non directement productives a constitué sans aucun doute un atout. Atout qui n’a toutefois pas été toujours immédiatement identifié comme tel puisqu’une « start up » naissante était placée dès le début dans un contexte d’entreprise adulte, avec les contraintes qui y sont traditionnellement associées : obligation de suivre des processus de groupe, tendance de l’organisation historique à rejeter la greffe…
Des réactions de rejet ont pu effectivement être constatées de part et d’autre, et celles-ci ont alors rendu nécessaire un dialogue construit et nourri pour faire dialoguer fructueusement les entités en présence et ainsi tirer bénéfice des synergies.
3e axe : le renforcement de l’axe transversal processus
Très rapidement, la mise en place des contrats de service a permis de bien cerner deux problèmes majeurs.
Tout d’abord, habitués à une coopération informelle héritée de la période « héroïque » de la création de l’entreprise, les différents partenaires travaillaient plus par calages successifs en fonction d’observations pragmatiques qu’en fonction d’une définition ex ante de procédures de travail déduites d’un modèle d’organisation. Très centralisée, la plupart des décisions se prenant au niveau du comité de direction, cette organisation voyait parallèlement avec l’accroissement du volume d’activité son efficacité se réduire, le comité ne réussissant plus à traiter en temps et en heure les dossiers toujours plus nombreux.
Par ailleurs, le modèle entités/services partagés basé sur des contrats de service créait le risque de l’institutionnalisation d’une coopération sur un mode « guichet », où les départements n’interagissent qu’avec leur contrat de service à la main, se tenant de manière stricte à leurs engagements sans chercher à trouver une solution optimale.
Ainsi une entité pouvait-elle dériver vers un mode de travail où le reste de l’organisation n’était plus pour elle qu’une « boîte noire », dont elle ne cherchait même plus à comprendre le fonctionnement. Ceci aurait certes pu constituer un optimum local, mais aurait été évidemment contraire aux intérêts supérieurs du Groupe.
Pour éviter ces travers, il a été décidé de mettre en avant les processus. Préalablement considérés comme utiles surtout pour la certification ISO, il a fallu un « renversement culturel » pour qu’ils apparaissent comme de réels outils au service de l’efficacité opérationnelle, avec l’objectif de faire travailler ensemble efficacement les acteurs de l’entreprise afin de délivrer le bon résultat.
Ce changement était facilité par la modification du périmètre des activités de l’entreprise qui transformait de toute façon la teneur des relations de travail, rendant nécessaire une revue critique des processus et leur adaptation.
Cette mise en avant des processus a été réalisée par la refonte de la cartographie d’ensemble des processus (pour une mise en conformité avec le nouveau cadre stratégique), avec, parallèlement, le renforcement du rôle de responsable de processus. Ces responsables ont été choisis parmi les directeurs opérationnels d’un poids suffisamment élevé dans l’organisation, qui se sont vu confier une mission d’ensemble sur le processus, sur laquelle ils devaient être évalués.
Dans la mise en œuvre de ce type d’organisation, il est cependant essentiel de rester vigilant : une utilisation trop dogmatique des processus peut conduire à des résultats inverses à ceux souhaités : dans le meilleur des cas, le processus devient un classeur de méthodes inappliquées. Dans le pire des cas, il devient un parasite qui perturbe le bon fonctionnement de l’organisation et la sclérose, empêchant les évolutions lorsqu’elles sont nécessaires.
4e axe : la création d’un axe transversal de pilotage de lignes de produits
L’augmentation du nombre de références de produits incluses dans le portefeuille rendaient les tâches des différents départements beaucoup plus complexes, le marketing devant assurer chaque fois la définition du marketing mix de chacun des produits et son positionnement relatif, le département réseaux prenant en compte des produits aux caractéristiques de plus en plus variées, le département informatique réalisant des développements multiples… Il y avait un risque de voir certains produits « sacrifiés » par l’un ou l’autre des acteurs de la chaîne de production, sans considération du manque à gagner commercial.
Il a donc été décidé, en complément de l’axe transversal horizontal processus, de pousser un deuxième axe transversal, vertical cette fois, concernant le pilotage par lignes de produits. Confier à une personne unique la responsabilité transversale de l’ensemble du cycle de production devait permettre d’assurer la bonne coordination de l’ensemble des départements impliqués dans son développement et sa production. Le pilote de la ligne de produits devait avoir un rôle global, au niveau des aspects économiques, opérationnels, marketing et ventes, réalisant ainsi une véritable entité virtuelle autour de son compte de résultat produit.
La difficulté principale de cette démarche a été le choix du niveau hiérarchique le plus approprié pour cette fonction, ainsi que l’identification des candidats potentiels au sein de l’organisation. Une solution envisageable était de donner un poids très fort à ce nouveau rôle en créant des postes de niveau direction, à l’instar de ce qui se fait dans l’industrie automobile par exemple.
Ici, une solution médiane a été privilégiée, capitalisant sur la fonction marketing qui jouait déjà plus ou moins ce rôle de manière diffuse, en considérant que la compétence donnait une légitimité forte à la démarche de pilotage. De plus, cette solution était la seule qui ne bouleversait pas trop l’organisation, et qui restait donc acceptable par celle-ci.
Cependant, cette « prise de pouvoir » des responsables des lignes de produits reste encore aujourd’hui un sujet d’actualité, car elle demande un changement des mentalités, à commencer par les principaux intéressés.
5e axe : l’alignement du système financier
La mise en place d’une telle organisation exigeait la mise en place en parallèle d’outils de suivi budgétaires pour assurer au management un suivi précis des résultats économiques de chaque entité : un compte de résultat par entité, la mesure de la rentabilité de chaque ligne de produits, de chaque catégorie de clients, voire une estimation du coût des processus.
Le modèle financier à mettre en place devait s’appuyer sur une analyse « d’Activity Based Costing (ABC) ». Celle-ci devait permettre en particulier de calculer les prix de cession interne entre services partagés et entités, mesurer les bénéfices à attendre d’une utilisation optimisée de ceux-ci, et enfin, identifier le coût de la non-qualité.
La nouvelle organisation devait modifier également considérablement le mode de constitution du budget, puisque l’allocation des ressources devait désormais se réaliser mécaniquement lors des négociations des contrats de service, au lieu de résulter d’une approche « de haut en bas » du comité de direction.
Dans le nouveau schéma d’organisation, chaque entité devait définir ses besoins avec ses fournisseurs internes qui lui communiquaient un prix de cession interne prévisionnel (approche « de bas en haut »). Ce prix dépendait du niveau de qualité ou de performance souhaité, l’outil « d’Activity Based Costing » permettant de quantifier l’incidence financière d’une variation de chaque facteur. Le budget d’un service partagé devait donc dorénavant être composé principalement par les revenus liés aux commandes des entités, et non par une somme allouée forfaitairement par la direction générale.
Un tel système financier avait l’avantage de permettre des comparaisons entre le prix des services rendus en interne et le prix qui serait payé si le service était externalisé, c’est-à-dire acheté à un fournisseur externe.
Toutefois, afin de garantir l’intégrité du groupe, il a été décidé de ne pas permettre à une entité de faire effectivement appel aux services de sociétés extérieures quand les compétences et les moyens existaient en interne.
La lisibilité financière plaçait pourtant les fournisseurs internes sous une pression forte des entités, ce qui devait avoir pour conséquence l’amélioration constante de la qualité de leur service.
La mise en œuvre opérationnelle de ce modèle financier est encore en cours aujourd’hui, car elle demande quelques années, et nécessite des paliers successifs de progrès calés sur les périodes budgétaires.
Conclusion
Lorsque le comité de direction a estimé qu’un nouveau cadre organisationnel d’ensemble devait être mis sur pied très rapidement, il a décidé de le faire sous la forme d’un projet de réorganisation structuré. Programmé pour durer moins de neuf mois, le projet a été découpé en trois phases : vision (deux mois), conception détaillée du modèle d’organisation (quatre mois) et déploiement opérationnel, celui-ci étant toujours en cours.
Dans un tel projet de réorganisation, l’enjeu majeur est bien sûr l’acceptation par l’organisation du nouveau schéma directeur. Une des difficultés principales a par exemple résidé dans la capacité à créer un débat posé là où des enjeux de pouvoir personnels très forts étaient en question, venant souvent perturber la sérénité des échanges, au moment de définir la vision d’ensemble du cadre organisationnel futur.
Dans ce contexte, les consultants jouent un rôle important d’interfaces, d’experts, d’analystes, de créatifs, de catalyseurs et de « coachs ».