Noa Noa, le rêve de Gauguin par lui-même
« Messieurs, pour aller au plus pressé, buvons au retour de Paul Gauguin ; mais non sans admirer cette conscience superbe qui, en l’éclat de son talent, l’exile, pour se retremper, vers les lointains et vers soi-même. » Ainsi Stéphane Mallarmé porte-t-il un toast, le 23 mars 1891, lors d’un banquet qu’il préside en l’honneur de Gauguin. Ancien employé de banque, le peintre a depuis plusieurs années décidé de tout sacrifier à ses ambitions d’artiste. Quelques jours plus tard, « fier de [s]on nom », il embarque à Marseille pour s’établir à Tahiti, désireux de longue date « d’un coin de [lui]-même encore inconnu ».
De retour en France en 1893, il expose en novembre ses œuvres tahitiennes à la galerie Durand-Ruel. Le public reste perplexe et « [l]es peintres pensent cet art exotique trop pigé aux Canaques. Il n’y a que Degas qui admire, Monet et Renoir trouvent cela tout bonnement mauvais », note Pissarro.
Conscient de la difficulté de faire apprécier son art, Gauguin entreprend depuis quelques semaines la rédaction « d’un livre sur Tahiti et qui sera très utile pour faire comprendre [s]a peinture ».
Ce récit, en grande partie autobiographique mais au statut d’œuvre d’art affirmé, Noa Noa – « parfumé » en tahitien –, ne se trouve pas encore dans une forme destinée à la publication lorsque son auteur demande à Charles Morice de le travailler et d’ajouter des poèmes. Il est possible que Gauguin ne se soit pas cru capable de publier un livre sans le concours d’un homme de lettres déjà reconnu.
Il devait regretter sa décision : aucune version considérée comme définitive par le peintre et l’écrivain ne verrait jamais le jour.
On a beaucoup insulté Morice en oubliant que l’histoire a frappé d’illisibilité de nombreuses œuvres symbolistes que cela ne prive pas de valeur ; quant aux retards répétés dans la livraison de son texte, ils résultent en partie de difficultés financières – Gauguin les avait fuies, laissant à son épouse la charge de leurs cinq enfants.
Morice prenait certainement ce travail à cœur et cette collaboration fut surtout celle de deux artistes qui n’auraient jamais dû se croire complémentaires. Les textes de Gauguin n’ont nul besoin d’être améliorés par un autre. Les derniers mois de sa vie témoigneront encore d’une activité d’écriture remarquable que l’on mentionne trop rarement.
Reparti de France en 1895, Gauguin s’établit aux îles Marquises en 1901 ; il y reçoit la nouvelle de la publication, qu’il juge « hors de saison », d’une version de Noa Noa qu’il n’a pas approuvée. Le 8 mai 1903, il meurt isolé, misérable, malade et persécuté par les imbéciles.
Victor Segalen, alors jeune médecin de marine, découvre sa copie manuscrite d’un état intermédiaire du texte revu par Morice. Désespérant du projet, Gauguin avait comblé des dizaines de pages, à l’origine destinées à recevoir des poèmes, d’œuvres personnelles et documents divers.
On a dit de ce manuscrit qu’il s’y « résume un des plus grands rêves artistiques de la fin du XIXe siècle et une des vies les plus extraordinaires de ce temps » (Robert Rey) ; on croyait à l’époque ce texte entièrement de Gauguin.
C’est Jean Loize qui, en 1951, retrouvera le manuscrit du texte initial du peintre, dont il donnera la meilleure édition. Morice, en 1908, l’avait vendu pour éponger des dettes. Le manuscrit qu’avait lu Segalen, lui, connaîtra bien des péripéties, pour finir au Louvre grâce à Georges-Daniel de Monfreid.
En 1926 en a été publié un luxueux fac-similé dont les quelque trois cents exemplaires sont désormais fort recherchés.