Noblesse et bourgeoisie
Palatine disait des comédiens italiens de son temps qu’ils étaient “ un remède aux vapeurs ”. Aussi fut-elle bien marrie lorsque son beau-frère, poussé par Madame de Maintenon et Bossuet, les chassa de Paris. Elle put à nouveau se ravigoter l’esprit après que son fils le Régent les eut fait revenir, sitôt le Roi disparu et Madame de Maintenon retournée à Saint-Cyr digérer ses amertumes.
Pour ce faire, le Régent fit appel au duc de Modena, bon connaisseur des troupes italiennes, en lui demandant de retenir celle qu’il jugerait la meilleure. Ce dernier envoya à Paris la troupe de Luigi Riccoboni. Elle se réinstalla dès le mois de mai 1716 à l’Hôtel de Bourgogne, fief exclusif des Italiens depuis la mort de Molière et la création de la Comédie française, établie pour sa part sur la rive gauche, à l’Hôtel de Guénégaud puis rue des Fossés-Saint-Germain, rassemblant ce qui restait des troupes de l’Hôtel de Bourgogne, de Molière et du Marais.
Il se trouva que Riccoboni souhaitait ennoblir la Commedia dell’Arte : il jugeait la trop fréquente trivialité des canevas sur quoi elle s’appuyait indigne de la virtuosité technique de ses exécutants, soigneusement formés à la diction, au chant, à la danse, à l’improvisation, au mime, et parfois même à l’acrobatie. Il souhaitait mettre tant de qualité au service de véritables textes, à la façon de ce que les troupes françaises avaient su faire avec un Corneille, un Molière, ou même le Racine des Plaideurs, mais de textes qui fussent adaptés au génie italien du spectacle.
Il se trouva dans le même temps qu’un jeune auteur français aspirait, pour créer le théâtre dont il se sentait porteur, à plus de légèreté et de grâce dans le jeu que n’en mettaient les comédiens français, chez qui les pratiques de scène un peu empesées de l’Hôtel de Bourgogne semblaient alors l’emporter sur celles héritées de Molière, d’ailleurs elles-mêmes plus orientées sur la farce que sur la féerie. L’auteur en question s’appelait Marivaux et de ce miraculeux rencontre entre lui et Riccoboni, entouré de ses comédiens, naquit un des moments les plus chatoyants de l’histoire du théâtre depuis les Grecs.
Or les comédiens italiens sont toujours présents à Paris, par leurs traditions du moins, et il ne tient qu’à vous de les aller voir en leur Comédie italienne, rue de la Gaîté. Dans cette petite salle bénie de Thalie, décorée à ravir comme pour un carnaval vénitien, on joue à présent sous la houlette de M. Attilio Magguilli et, chaque année, je vous dis beaucoup de bien de ce qui s’y passe.
Cette saison, c’est encore dans l’immense oeuvre de Goldoni que la troupe a puisé, pour nous divertir avec Noblesse et bourgeoisie. Comme à l’accoutumée, ses deux plus fidèles piliers, Mme Hélène Lestrade et M. Jean-Paul Lahore, nous emportent au firmament de l’art théâtral. La première avec, entre autres, ses ineffables petits cris, toujours inattendus, le second par la chaude tonalité de ses apartés, et quantité de plaisantes trouvailles.
Il y a peut-être tout de même un peu trop de criailleries et de bruits de bouche chez leurs jeunes et bondissants partenaires. Je ne suis pas sûr en outre que le choix du texte corresponde bien au génie propre de M. Magguilli. Il excelle dans la combinaison de féerie et de comique, qu’il tire soit de la nature même de la situation, soit de l’interprétation burlesque et outrée d’un texte qui ne serait pas comique par nature.
Or le thème de Noblesse et bourgeoisie – l’histoire d’une jeune femme d’origine bourgeoise outrageusement trompée par son comte de mari mais qui rétablit la situation à force de patience – ne porte pas de soi au rire, car seul le comte se montre un peu ridicule avec ses impatiences et ses volte-face, non plus qu’il se prête aux outrances des jeux à contre-emploi et autres ressorts explosifs dont on a vu, en d’autres circonstances, M. Magguilli tirer un parti étonnant.
De sorte que si, ces dernières saisons, l’on pouvait, sans contredit, accorder un “ vaut le voyage ” au spectacle de la Comédie italienne, je serais tenté cette fois de m’en tenir à un “ vaut le détour ”, disons un long détour, parce que nous nous sommes bien amusés quand même, emportés par tant de vivacité. Et puis, la langue dans quoi tout cela est dit se révèle un enchantement