Nostalgie
Le bonheur, tout au moins l’émotion que l’on éprouve à revoir des paysages, rencontrer des gens, écouter des interprètes, que l’on a vus, connus, entendus, enfant ou adolescent, est évidemment ambigu : il n’est jamais certain que ce soit la qualité propre de ces lieux, de ces personnes, de ces musiciens, qui nous touche. Aussi faut-il faire preuve de prudence et de beaucoup de détachement pour être assuré d’un jugement impartial.
Chopin par Samson François
Samson François a enregistré la quasi-intégrale de l’œuvre pianistique cle Chopin entre 1954 et 1968, et ce sont ces enregistrements qui ont été numérisés et regroupés en un coffret de 10 CD1 Il Y a eu d’autres interprètes marquants de Chopin : Cortot, Lipatti , Arrau, Rubinstein , aujourd’hui Argerich, Pires, Pogorelich. D’où vient que les interprétations de ce pianiste irrégulier, fantasque, fragile soient devenues légendaires, des enregistrements- cultes, vénérés même par les jeunes pianistes ?
Il est difficile d’analyser de sang-froid le jeu de Samson François, tant il fait appel à la sensibilité de l’auditeur. Pour résumer, l’on pourrait dire qu’il joue » en bistre « , comme on dit d’une photographie ancienne. Plus précisément, c’est d’abord la couleur, c’est-à-dire le toucher et le jeu des pédales, qui est unique, au sens propre du terme. Ensuite, Samson François joue Chopin d’une façon que l’on pourrait qualifier de psychanalytique, si l’on ne craignait d’être pédant : à tout instant, dans chaque œuvre, il est LOtalement impliqué, il joue comme s’il était Chopin lui-même, fulgurant, halluciné, amer, selon les cas, et nous fait rechercher au fond de nous-mêmes, non seulement dans nos souvenirs d’écoutes de Chopin mais dans notre mémoire LOut court, ce qui Y gît de plus secret. Il importe peu, dès lors, qu’il triche parfois avec la pédale forte, qu’il abuse de la » una corda « , qu’il accroche même le cas échéant : nous sommes possédés, sous l’emprise, dépouillés de notre jugement objectif.
Bien sûr, Samson François a une superbe technique, son jeu reste mesuré, il ne recherche pas d’effets originaux autres que ceux de la couleur. Mais ses interprétations de Chopin relèvent de la magie. Nul n’a joué avant lui, nul ne joue aujourd’hui les Ballades comme lui : jeu visionnaire, comme s’il les improvisait au fur et à mesure. Les Scherzos sont proches, dans leur esprit, du Gaspard de la nuit de Ravel. Et que dire des Noctumes presque debussystes, des Polonaises , des Préludes, des deux Concertos ? Même les Mazurkas, interprétations dont la fragilité a été décriée par certains, nous révèlent non cette élégance aimable et brillante à laquelle d’autres nous ont habitués, mais une amertume, un désenchantement sans doute très personnels, mais qui agissent comme un révélateur.
D’une certaine façon, Samson François, dans Chopin, est notre frère ; et même il est chacun d’entre nous, avec nos » misérables petits tas de secrets « .
Zino Francescatti
Zino Francescatti était lui aussi français, marseillais plus précisément (ce détail n’est pas neutre), et son jeu violonistique aux antipodes de Samson François. Il aura personnifié le « violon français » par excellence, comme Robert Casadesus le piano fran çais, avec un jeu lumineux, virtuose mais mesuré, épuré. On publie aujourd’hui en CD un bel ensemble d’œuvres de musique française parfaitement révélatrices de son art2.
De Ravel, avec qui Francescatti avait travaillé son œuvre pour violon, la Sonate, Tzigane, la Berceuse sur le nom de Fauré, et Kaddish, transcription d’une des mélodies hébraïques, le tout joué avec Artur Baltsam.
Suit un ensemble d’œuvres jouées par le duo lui aussi légendaire Francescatti-Casadesus : les deux Sonates de Fauré, que l’on placera au même niveau que l’autre version de référence, celle de Barbizet-Ferras ; puis la Sonate de Franck, dépouillée de tous les excès auxquels d’autre interprètes se sont livrés, et qui, dans cette interprétation, justifie la légende selon laquelle elle aurait servi de modèle à Proust pour la Sonate de Vinteui!.
Enfin, le Concert de Chausson, un des sommets de la musique française, que Francescatti et Casadesus jouent avec le Quatuor Guiler. Il n’y a dans cette vision de la musique rien de tourmenté, Tien qui vienne rorcer notre subconscient, mais une sérénité, une joie paradisiaque, un goût subtil qui relèvent du bonheur envié de vivre en France.
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1. 10 CD EMI s 73386 2.
2. 2 CD SONY SM2K 61722.