CD : Les trio de Mendelssohn par le trio Pilgrim

Nostalgiques

Dossier : Arts,Lettres et SciencesMagazine N°720 Décembre 2016Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Comme une œuvre musi­cale peut s’écouter et se réécou­ter à l’infini, tou­jours sem­blable à elle-même, la musique est le véhi­cule idéal pour nous trans­por­ter dans le pas­sé – le seul peut-être car, contrai­re­ment à la musique qui occupe pen­dant son dérou­le­ment tout notre espace sonore, pho­tos et films, qui captent une par­tie seule­ment de notre espace visuel, ne peuvent pas nous abs­traire tota­le­ment de notre environnement. 

LES TRIOS DE MENDELSSOHN

Le Trio en ré mineur, écrit à 30 ans, date de la période la plus heu­reuse de la vie de Men­dels­sohn : il est heu­reux en famille, recon­nu par ses pairs – dont Schu­mann – comme le nou­veau Mozart, adu­lé par le public. 

Le second Trio en ut mineur est écrit en 1845 à l’âge de 36 ans, deux ans avant sa mort. Ce sont deux œuvres emblé­ma­tiques de la musique de chambre de Men­dels­sohn, peut-être les plus fortes (si l’on excepte le tra­gique Qua­tuor op. 80, com­po­sé à la veille de sa mort, après la dis­pa­ri­tion de sa sœur Fanny). 

Tout l’art du com­po­si­teur y est concen­tré : mélo­dies oni­riques (ah le deuxième mou­ve­ment du 1er Trio…), har­mo­nies qui coulent de source, archi­tec­tures géniales où le pia­no joue le rôle cen­tral : le plai­sir sans mélange, le bon­heur de l’instant pré­sent ombré de la nos­tal­gie du temps qui passe. 

Le Trio Pil­grim (Del­phine Bar­din, Arno Mado­ni, Maryse Cas­tel­lo) donne de ces deux œuvres exquises une lec­ture très fran­çaise : à la fois chaude, claire et mesu­rée, évi­tant de rajou­ter du lyrisme à cette musique qui est le lyrisme à l’état pur1. Un délice. 

SVIATOSLAV RICHTER

Rich­ter : une légende, pia­niste mythique, peut-être le plus grand du XXe siècle. Né en 1915, élève de Neu­haus, il faut attendre les années 1960, après la mort de Sta­line, pour le décou­vrir en Occident. 

Force tel­lu­rique et tou­cher sub­til, res­pect abso­lu de l’œuvre qu’il réin­ter­prète cepen­dant, peu d’intérêt pour le disque – à la dif­fé­rence d’un Gould – et pour­tant enre­gis­tre­ments nom­breux pour maints édi­teurs : le para­doxe fait pianiste. 

24 CD : Les oeuvres complètes de SVIATOSLAV RICHTERVision­naire : c’est le terme qui vient le pre­mier à l’esprit à l’écoute d’une inter­pré­ta­tion de Rich­ter. On réa­lise sou­dain comme une évi­dence : eh oui, c’est bien comme cela qu’il fal­lait jouer cette Sonate de Bee­tho­ven, ce Concer­to de Brahms. 

War­ner ras­semble en un cof­fret les enre­gis­tre­ments réa­li­sés pour HMV et Tel­dec2. Il fau­drait plu­sieurs chro­niques pour ana­ly­ser ces pièces d’une richesse inouïe. 

  • Tout d’abord en solo des Suites pour cla­vier de Haen­del, si peu jouées, à décou­vrir et à com­pa­rer aux Suites et Par­ti­tas de Bach ; 
  • trois Sonates de Bee­tho­ven dont La Tem­pête ;
  • de Schu­bert la Wan­de­rer Fan­ta­sie et la Sonate en la majeur ;
  • de Schu­mann la Fan­tai­sie en ut majeur, le Car­na­val de Vienne, la 2e Sonate, Papillons.

Vient ensuite la musique de chambre : 

  • des Sonates pour vio­lon et pia­no avec Oleg Kagan, 
  • six de Mozart, 
  • deux de Bee­tho­ven dont Le Prin­temps ;
  • avec le non moins mythique Qua­tuor Boro­dine le Quin­tette La Truite de Schu­bert et le Quin­tette avec pia­no de Schumann. 

Last but not least des concertos : 

  • deux de Bach (trans­crip­tion par Bach des deux Concer­tos pour vio­lon),
  • les numé­ros 22 et 25 de Mozart, 
  • de Bee­tho­ven le 3e et le Triple Concer­to (avec Oïs­trakh et Rostropovitch), 
  • le Concer­to de Dvorak, 
  • celui de Schumann, 
  • le 2e de Brahms, 
  • le Concer­to de Grieg, 
  • le 2e de Bartok, 
  • le 5e de Prokofiev, 
  • le Kam­mer­kon­zert de Berg (avec Kagan). 

Enfin, avec les 15 Lie­der de la Belle Mague­lonne de Brahms, Rich­ter montre qu’il est capable – ce qui est rare pour un grand soliste – d’accompagner un bary­ton, en l’occurrence Fischer-Dieskau. 

Chaque œuvre est une redé­cou­verte, parce qu’on a l’impression, grâce à un jeu sobre et en quelque sorte pro­fon­dé­ment natu­rel, que l’œuvre est révé­lée telle qu’en elle-même, dépouillée de sa gangue de vir­tuo­si­tés et autres affè­te­ries aux­quelles cer­tains nous avaient habitués. 

Un monde à péné­trer non avec pré­cau­tion et com­ponc­tion mais avec la joie saine et l’enthousiasme du mar­cheur en mon­tagne : enfin, de l’air ! Nos­tal­gie : c’était au siècle dernier. 


∗ ∗

Vivre dans le pas­sé est certes sté­rile. Mais vou­loir l’ignorer pour se concen­trer sur le moment pré­sent et l’avenir serait la néga­tion de la notion même de civilisation. 

Jusqu’il y a peu, l’art de la nos­tal­gie était par­tie inté­grante de cette iden­ti­té fran­çaise, heu­reuse ou mal­heu­reuse, dont il a beau­coup été ques­tion ces der­niers temps. 

Hélas, pro­je­tés en avant dans une course sans cesse accé­lé­rée, nos conci­toyens ne prennent plus guère le temps de jeter un regard en arrière. 

Comme le disait Simone Signo­ret, la nos­tal­gie n’est plus ce qu’elle était. 

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1. 1 CD Triton.
2. 24 CD Warner.

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