Daniel Ivanier (X85), cofondateur de Fragmos Chain

« Notre double technicité mathématique et financière est un atout majeur » Daniel Ivanier (X85), cofondateur de Fragmos Chain

Dossier : TrajectoiresMagazine N°802 Février 2025
Par Hervé KABLA (X84)

En 2019, Daniel Iva­nier (X85) a fon­dé Frag­mos Chain, qui a pour objec­tif d’apporter sécu­ri­té, flui­di­té et effi­ca­ci­té à la ges­tion post­né­go­cia­tion des ins­tru­ments finan­ciers. La solu­tion de blo­ck­chain pri­vée (DLT) éli­mine les tâches opé­ra­tion­nelles clés telles que la récon­ci­lia­tion et la confir­ma­tion des tran­sac­tions et réduit consi­dé­ra­ble­ment les coûts et les pertes opérationnelles.

Quelle est l’activité de Fragmos Chain ?

Frag­mos Chain est une pla­te­forme logi­cielle conçue pour numé­ri­ser et auto­ma­ti­ser les pro­ces­sus opé­ra­tion­nels, dits post-trade, entre les ins­ti­tu­tions finan­cières. La pla­te­forme couvre les déri­vés trai­tés de gré à gré (déri­vés OTC over-the-coun­ter), qui sont les pro­duits les plus com­plexes des mar­chés finan­ciers. Le mar­ché des déri­vés OTC est gigan­tesque : plu­sieurs dizaines de mil­lions de tran­sac­tions sont réa­li­sées chaque année, repré­sen­tant plus de 700 tril­lions de dol­lars US. Notre pla­te­forme offre quatre fonc­tion­na­li­tés clés : la stan­dar­di­sa­tion des tran­sac­tions ; la récon­ci­lia­tion des tran­sac­tions entre les contre­par­ties, pos­sible grâce à la stan­dar­di­sa­tion préa­lable ; la contrac­tua­li­sa­tion juri­dique, appe­lée « confir­ma­tion » dans le jar­gon des déri­vés ; et enfin l’automatisation du cal­cul des événements.

Quel est le parcours du fondateur que tu es ?

Après l’X et la for­ma­tion d’ingénieur des Mines, j’ai pas­sé huit ans au minis­tère de l’Industrie. J’ai ensuite cumu­lé vingt ans d’expérience en banque de finan­ce­ment et mar­chés de capi­taux, cou­vrant tous les métiers : finan­ce­ment de pro­jets, post-trade, infor­ma­tique, régle­men­taire, risques – ain­si que la direc­tion de Dexia aux États-Unis pen­dant la crise finan­cière de 2008. En 2019, j’ai fon­dé Frag­mos Chain et réuni rapi­de­ment une équipe d’experts en banque et en tech­no­lo­gie, qui consti­tue aujourd’hui le socle de l’entreprise.

Comment t’est venue l’idée ?

En tant que pra­ti­cien dans les cou­lisses des banques, loin des pro­jec­teurs du tra­ding et de la vente, j’ai consta­té que l’industrie ban­caire man­quait encore cruel­le­ment d’industrialisa­tion. Alors que l’industrie manu­fac­tu­rière amor­çait sa trans­for­ma­tion dès les années 80, les mar­chés finan­ciers, por­tés par une crois­sance et une ren­ta­bi­li­té excep­tion­nelles, n’avaient pas sen­ti le besoin de se doter d’un appa­reil pro­duc­tif per­for­mant. La crise de 2008 a mar­qué un tour­nant : les banques se sont vues contraintes de réduire et maî­tri­ser leurs coûts et risques opérationnels.

Ces trans­formations, colos­sales, s’étaleront sur une ou deux géné­ra­tions. Par­mi les chan­tiers les plus cri­tiques, le post-trade des déri­vés OTC se dis­tingue par des coûts par tran­sac­tion de plu­sieurs cen­taines de fois supé­rieurs à ceux d’autres pro­duits finan­ciers et par des risques opé­ra­tion­nels majeurs tels que la fraude ou les erreurs de cou­ver­ture finan­cière, qui peuvent pro­vo­quer des pertes mas­sives ou l’arrêt d’activités entières. Depuis cette crise, des régle­men­ta­tions spé­ci­fiques ont été intro­duites pour ces pro­duits à tra­vers les places finan­cières mon­diales. Ces évo­lu­tions ont confir­mé la néces­si­té et l’urgence de solu­tions comme Frag­mos Chain.

Qui sont les concurrents ?

Deux infra­struc­tures de mar­ché anglo-saxonnes occupent un cré­neau proche du nôtre : celui des déri­vés simples, dits vanilles. En revanche aucune solu­tion n’existe pour cou­vrir les pro­duits com­plexes, tels que de nom­breux déri­vés sur actions, sur matières pre­mières ou struc­tu­rés. Notre pla­te­forme se dis­tingue éga­le­ment par sa capa­ci­té à gérer les évé­ne­ments de cycle de vie des déri­vés, par­fois quo­ti­diens, ain­si que les clauses juri­diques des contrats, essen­tielles pour résoudre les conflits ou les défauts de contre­par­tie. Aujourd’hui, les opé­ra­teurs des banques se contentent sou­vent d’échanger des fichiers Excel ou PDF et de com­pa­rer manuel­le­ment des listes de don­nées pour iden­ti­fier les diver­gences. Cette approche archaïque, peu adap­tée à la com­plexi­té des tran­sac­tions sur déri­vés, entraîne inévi­ta­ble­ment de nom­breuses erreurs.

Quelles ont été les étapes clés depuis la création ?

Après la créa­tion de Frag­mos Chain en 2019, le déve­lop­pe­ment de la pla­te­forme a démar­ré en 2020. À par­tir de 2022, nous avons conduit des pilotes avec plu­sieurs banques, ce qui nous a per­mis de vali­der notre approche. Par la suite, nous avons consti­tué une com­mu­nau­té de vingt banques et ins­ti­tu­tions finan­cières européen­nes, nord-amé­ri­caines et asia­tiques, afin de col­la­bo­rer sur les futures évo­lu­tions de la pla­te­forme. Nous nous pré­pa­rons désor­mais à entrer en pro­duc­tion en ce début de l’année 2025.

Qu’est-ce que la blockchain apporte aux transactions financières ?

La blo­ck­chain offre une sécu­ri­té ren­for­cée des échanges et garan­tit la confi­den­tia­li­té, des aspects essen­tiels pour les banques. De façon plus ori­gi­nale, elle apporte éga­le­ment la sécu­ri­té juri­dique : des avo­cats man­da­tés par l’ISDA ont éta­bli que les tran­sac­tions sur déri­vés OTC docu­men­tées sur une blo­ck­chain pri­vée sont juri­di­que­ment contrai­gnantes (legal­ly bin­ding).

C’est en quelque sorte une numérisation des processus bancaires ?

C’est bien plus qu’une simple numé­ri­sa­tion. Il s’agit d’une numé­ri­sa­tion experte, fon­dée sur une connais­sance appro­fon­die des déri­vés. Nous stan­dar­di­sons la repré­sen­ta­tion des tran­sac­tions en nous appuyant sur le Com­mon Domain Model, le nou­veau modèle de don­nées des pro­duits finan­ciers lan­cé par l’ISDA (Inter­na­tio­nal Swaps and Deri­va­tives Asso­cia­tion). C’est cette maî­trise détaillée des pro­duits et des pro­ces­sus asso­ciés qui consti­tue notre valeur ajou­tée, bien plus que la récon­ci­lia­tion elle-même, qui est une opé­ra­tion stan­dar­di­sée déjà auto­ma­ti­sée par une myriade d’éditeurs de logiciels.

“C’est bien plus qu’une simple numérisation.”

Les anciens tra­ders à qui j’explique notre solu­tion sont sou­vent sur­pris qu’un pro­blème aus­si cri­tique pour l’industrie n’ait pas été réso­lu avant Frag­mos Chain. La rai­son tient à l’exigence de tech­ni­ci­té : numé­ri­ser est simple, mais appli­quer à des pro­duits et pro­ces­sus com­plexes est une tâche consi­dé­ra­ble­ment plus ardue.

Comment devient-on aussi rapidement un acteur crédible dans un domaine aussi sensible ?

Deux aspects sont cru­ciaux : notre connais­sance de l’industrie et des acteurs, et notre cré­di­bi­li­té tech­nique. L’expérience accu­mu­lée de l’équipe dans le sec­teur ban­caire nous per­met de connaître de nom­breux COO, direc­teurs des opé­ra­tions ou de la tech­no­lo­gie, à tra­vers le monde et d’être légi­times à leurs yeux. Ayant exer­cé leurs fonc­tions, je com­prends parfaite­ment leurs objec­tifs. Notre board est éga­le­ment com­po­sé de diri­geants de la finance qui relaient nos mes­sages. La confiance dans les hommes est essen­tielle. Par ailleurs, les pré­oc­cu­pa­tions des banques sont très poin­tues – par exemple, « com­ment auto­ma­ti­ser la récon­ci­lia­tion des flux de tré­so­re­rie quo­ti­diens sur les port­fo­lios swaps en nega­tive affir­ma­tion ? ». C’est en démon­trant que notre pla­te­forme apporte des réponses pré­cises à ces ques­tions que nous sus­ci­tons l’intérêt de nos clients.

Et comment exister à l’international ?

La logis­tique s’est radi­ca­le­ment trans­for­mée depuis la Covid, faci­li­tant les inter­ac­tions glo­bales. Il est désor­mais cou­rant d’avoir des visio­con­fé­rences le matin avec l’Asie, dans la jour­née avec Londres et le soir avec les États-Unis, sou­vent avec des inter­lo­cu­teurs tra­vaillant depuis chez eux. Cepen­dant, la clé reste la cré­di­bi­li­té. Dans notre domaine, le graal est d’être bri­tan­nique ou amé­ri­cain, et d’avoir une expé­rience dans les grandes banques anglo-saxonnes. À défaut, être fran­çais est une excel­lente solu­tion : notre double tech­ni­ci­té mathé­ma­tique et finan­cière est un atout majeur et les banques fran­çaises figurent par­mi les lea­ders de l’industrie. N’oublions pas que les options ont été inven­tées il y a qua­rante ans par un Fran­çais, dans une banque fran­çaise ! Enfin, nous avons noué des par­te­na­riats avec des four­nis­seurs de ser­vices et de logi­ciels inter­na­tio­naux, qui ren­forcent notre cré­di­bi­li­té ins­ti­tu­tion­nelle et nous aident à péné­trer les mar­chés étrangers.

L’expérience des grands établissements reste donc indispensable pour lancer une fintech ?

Sur un domaine aus­si tech­nique et spé­cia­li­sé que le nôtre, c’est effec­ti­ve­ment indis­pen­sable : ici, « les ban­quiers parlent aux ban­quiers », pour para­phra­ser la célèbre émis­sion de la BBC. Cela dit, d’autres domaines, comme les paie­ments ou les cryp­to­mon­naies, néces­sitent une exper­tise moins pous­sée. Dans ces domaines, de jeunes entre­pre­neurs ambi­tieux peuvent par­fai­te­ment se faire une place, sans avoir un par­cours préa­lable dans les grandes ins­ti­tu­tions financières.

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