Nouveau nucléaire : comment réussir la conduite de programme industriel
Le succès du programme ERP2 est indispensable au succès du plan de décarbonation de la France. Pour réussir la conduite de ce programme industriel, toute la sagesse d’une vie d’ingénieur n’est pas de trop. Écoutons le sage parler.
Quatre citations pour illustrer la conviction que le succès du programme EPR2 dépendra de notre capacité à faire du nucléaire industriel ; industriel s’entendant comme sûr et économique, sans surprises, maîtrisé dans ses coûts et planning de réalisation, maîtrisé dans son exploitation.
La coutume sans la vérité n’est que la continuation de l’erreur
Consuetudo sine veritate vetustas erroris est. Cette maxime est citée dans Le Passavant de Théodore de Bèze et attribuée à saint Cyprien, ou Cyprien de Carthage, docteur de l’Église, né vers 200 et décédé le 14 septembre 258. Même si elle est extraite d’une discussion théologique, cette citation me semble appeler cinq principes fondamentaux.
D’abord la vérité. La nécessité de regarder les choses en face, la nécessité de reconnaître les problèmes, la nécessité de les traiter de manière objective et, j’y reviendrai plus tard, de manière rapide ; ce n’est pas en repoussant les décisions que l’on efface les problèmes. Cela nécessite aussi une culture de la transparence développée au sein de l’ensemble des acteurs, ce qui demande que ceux-ci se fassent confiance et que chacun puisse mériter la confiance qu’on lui fait.
En second lieu les compétences. Comprendre réellement ce que l’on fait et pourquoi on le fait. Cela débute peut-être en ingénierie à l’étape de la conception, mais se développe tout au long d’un projet, de la formalisation des exigences à la fabrication, aux essais et à l’exploitation. Développer les compétences, cela ne se décrète pas, cela s’organise et cela passe par la pratique.
Puis la maîtrise des procédés. La maîtrise de tous les procédés car il est essentiel, pour répondre aux aléas, de comprendre le sous-jacent des procédures que l’on applique, le pourquoi. C’est aussi ce qui permet, par étapes, d’améliorer nos façons de faire pour encore plus de qualité, encore plus de fiabilité.
Enfin la confrontation à la matière. Un autre auteur aurait évoqué la nécessité de mettre les mains dans le cambouis. Mais, en restant dans un registre plus paisible, il s’agit, comme je le mentionnais en introduction, de savoir-faire industriel et donc de concevoir en prenant en compte la façon dont nos produits seront fabriqués, justifiés, exploités. L’ingénierie ne peut pas concevoir sans connaître la réalité du terrain ; dans nos métiers, ce qui compte, c’est de faire quelque chose de sûr, de qualité et qui fonctionne, pas nécessairement quelque chose de beau.
Et pour finir ce que j’aurais dû citer en premier, la culture de sûreté. C’est en comprenant les phénomènes physiques qui interviennent dans nos installations, c’est en se questionnant, c’est en questionnant, en ayant un esprit critique, que l’on saura éviter les erreurs, que l’on saura faire réellement son travail d’ingénieur, de fabricant, de chef de projet, au-delà de l’application servile de procédures administratives dont on aurait perdu le sens.
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage
Même si Boileau, dans L’Art poétique, était à cent lieues de voir appliquer son vers à l’industrie nucléaire, celui-ci s’adapte parfaitement à ce dont nous avons besoin.
En premier lieu il insiste sur la nécessité de maîtriser son geste par la répétition, par l’entraînement, par la pratique. On ne peut pas maîtriser des procédés qui ne sont utilisés qu’épisodiquement. On ne sait forger que si l’on forge, pas en lisant des brochures ou des procédures, et cela malgré la possibilité de recourir à des simulations numériques. Cela veut dire aussi qu’il faut disposer des outils conceptuels et industriels qui permettent de faire.
Il insiste aussi sur la nécessité de polir nos procédés et, dans un sens, de les simplifier, d’en comprendre l’essentiel pour éliminer les complexités qui peuvent être sources d’erreurs. Et, si je me permets un clin d’œil, tendre vers la beauté simple et pure d’un haïku…
Appliquer des procédés maîtrisés et simples (et compris !), tirer parti de l’expérience pour toujours s’améliorer, pratiquer encore et toujours sont sans doute les meilleurs moyens de conserver ou développer ses compétences. Et cette pratique vingt fois renouvelée, c’est aussi un gage de qualité, donc de sûreté.
Le sage est sans idée
J’avoue détourner un peu l’esprit du livre de François Jullien sur la philosophie chinoise, quoique… Si on prend cette assertion au premier niveau – et cela peut détonner dans un contexte dans lequel on parle d’innovations, de futurs… – cette sagesse-là, même si elle peut paraître intellectuellement peu motivante pour des ingénieurs, est néanmoins aussi un gage de succès, et cela de la conception à la réalisation. Construire quelque chose qui fonctionne, quelque chose de standard, c’est limiter les problèmes en cours de projet, c’est en assurer la qualité, c’est s’assurer de maîtriser l’exploitation.
“La recherche de la stabilité est essentielle.”
Il est parfois intellectuellement attirant de proposer des innovations, censées améliorer tel ou tel aspect, mais il peut être difficile de juger de la solidité de celles-ci dans une installation aussi complexe que les nôtres ; lancer une modification, même techniquement aboutie, se traduit toujours par une perturbation du système qu’on souhaite améliorer. Il ne faut pas nier néanmoins l’intérêt de l’innovation, il faut garder comme principe que toute innovation doit se juger aussi par la capacité de la mettre en œuvre de manière industrielle. Et l’innovation c’est aussi le D de la R & D, l’optimisation de la performance en exécution, et il y a là, encore, un vaste champ de possibles.
La recherche de la stabilité est essentielle, et c’est une constante de la philosophie chinoise : stabilité dans nos procédés, stabilité dans les référentiels que l’on applique, chasse aux perturbations, et aussi respect de l’expérience.
Ô puissance de la Forme ! […] C’est elle qui commande nos plus intimes réactions
Je ne suis pas sûr que Witold Gombrowicz, dans Ferdydurke, entendît la puissance de la forme de manière positive, et qu’il n’insistât pas sur sa dictature pour prôner l’individualité, mais n’avons-nous pas besoin, et ce, quelles que soient la compétence et la qualité des hommes, de mettre en place des organisations qui ne soient pas tributaires de telle ou telle personnalité ; n’avons-nous pas besoin que les choix techniques ou projets ne dépendent pas de l’individu mais reposent sur des fondamentaux stables et pérennes ? Oui, sans doute, nier l’apport de l’individu peut paraître choquant voire démotivant, mais ce dont nous avons besoin c’est de faire de l’industrie, pas de l’art. Donc oui, si l’on arrive à évoluer au sein d’une Forme qui permet de limiter les risques des décisions individuelles, oui c’est notre intérêt que d’y pousser. Comment établir cette Forme dans notre domaine ? On l’a déjà évoqué : standardisation des processus et leur pratique, stabilité des référentiels normatif et réglementaire, des organisations simples.
Application des principes à l’EPR2
Si on met en perspective ces citations et les enjeux du programme EPR2, que peut-on dire de ce qui est fait pour assurer que nous aurons les moyens de réussir dans cette ambition ? Pour revenir à des termes plus techniques, et au risque de me répéter, je citerai (en termes de résultats attendus) la sûreté, la qualité, la prédictibilité, la performance et (en termes de moyens la standardisation) l’ingénierie système, la simplification et enfin le maintien et le développement des compétences.
La standardisation, cela parle de soi : stabilité de la conception, stabilité des procédés de fabrication, stabilité du référentiel technique et réglementaire, mais aussi prise en compte du retour d’expérience ; on ne fait pas du copier-coller aveugle, on fait vivre un standard dans toutes ses caractéristiques.
L’ingénierie système nous pousse à clairement définir les exigences dans un processus clair et précis, et ensuite à démontrer, à chaque niveau, que ce qui est fait répond aux exigences et pourquoi cela y répond, et cela aussi en s’aidant d’outils modernes comme des PLM (Product lifecycle management). La mise en place des revues de libération – les gates (points de décision) – tout au long du processus, avec la participation de ceux qui vont faire en aval, permet d’assurer la qualité de la conception pour l’exécution qui suivra et permet de mettre en place un principe de responsabilité. C’est un moyen de combattre la tentation de la coutume.
La simplification, pour gagner à la fois en qualité et en performance, simplifier pour maîtriser.
Le maintien et le développement des compétences passent par plusieurs initiatives comme le transfert organisé des savoirs, le partage des connaissances dans des communautés de sachants, la mise à disposition des savoirs rendue plus facile par les nouveaux outils numériques.
Et concrètement ?
Comment cela est mis en place aujourd’hui ? Chez EDF et Framatome en particulier, mais aussi sur l’ensemble de la filière ? Le plan Excell d’EDF est une initiative fédératrice qui recouvre, en allant encore plus loin que ce qui est abordé dans ces quelques lignes, l’ensemble des problématiques discutées. Quels sont les grands axes de cette initiative clé pour le succès du programme EPR2 ? Cinq grands axes plus un : la montée en compétence de la filière ; la standardisation et la réplication pour renforcer la qualité et la sûreté ; garantir la conformité au premier coup pour la fabrication et la construction ; la gouvernance pour assurer un management de projet au meilleur état de l’art ; des relations avec la supply chain partenariales et orientées résultats ; et enfin un plan « soudage » spécifique.
Derrières ces six axes se cachent des centaines d’actions concrètes, de fond et parfois aussi très proches du terrain, déployées dans l’ensemble de la filière. L’ensemble de la filière car nous sommes dans un écosystème où toutes les parties dépendent des autres. On ne peut certainement pas tout lister ici, et je ne serais sans doute pas le mieux placé, mais ce que nous avons mis en œuvre chez Framatome, le chaudiériste du programme EPR2, peut permettre de préciser plus concrètement ce que l’on a entrepris.
Le plan d’action de Framatome
La montée en compétence se traduit dans les faits par la création de centres d’excellence technique, le centre d’excellence soudage, le centre de calcul Bourgogne… par la généralisation des référentiels techniques au sein de l’ingénierie et des usines, par le développement de moyens de calcul au meilleur état de l’art, comme la chaîne neutronique Odyssée par exemple.
Les démarches de standardisation ont permis de définir un standard de chaudière modulaire, combinant une volonté de réplication avec la nécessité de tirer parti du retour d’expérience pour s’améliorer, de déployer des processus de fabrication qualifiés selon une méthode, l’IPA (analyse interprétative phénoménologique), appliquée de manière standard dans l’industrie, la participation aux initiatives d’établissement et d’évolution des codes industriels, en particulier via l’Afcen (Association française pour les règles de conception, de construction et de surveillance en exploitation des matériels des chaudières électronucléaires)…
“C’est en réalisant que l’on saura réaliser.”
Pour garantir la conformité au premier coup plusieurs initiatives se complètent : le déploiement de méthodes standard de résolution des problèmes, de standards de qualité, le développement d’une culture de la déclaration et de la transparence, de la mise en place de boucles courtes pour gérer les aléas, mais aussi et surtout la prise en compte des réalités industrielles dans la conception des équipements avec un rapprochement de plus en plus marqué de l’ingénierie et des usines. Ce sont les mêmes principes et moyens qui s’appliquent à la supply chain, avec la nécessité de partager les mêmes objectifs et les mêmes valeurs.
En termes de gouvernance, le déploiement, en interne, et avec notre supply chain, d’une culture de l’engagement, de la qualité, du résultat. Tout cela associé à des processus d’ingénierie robustes basés sur le déploiement de l’ingénierie système et l’utilisation de moyens modernes, via l’utilisation dès le début du programme d’un PLM. Mais aussi la capacité d’anticiper, de se projeter, de planifier (au sens anglo-saxon du terme), de considérer de manière sereine les risques pour être en mesure de les maîtriser en cas d’occurrence, et de savoir prendre des décisions sans procrastiner.
Enfin, la création du centre d’excellence soudage à côté de l’usine de Saint-Marcel, utilisant en particulier aussi les capacités de notre centre technique, la formation de soudeurs capables de prendre en charge les réalisations les plus difficiles… s’inscrit résolument dans l’objectif du plan Excell.
Responsabilité collective et passion
Il nous reste à créer tous ensemble un environnement propice à la Forme, mais c’est comme pour la forge, c’est en réalisant que l’on saura réaliser. Et, pour les actions évoquées dans tout ce qui précède, la responsabilité est collective, des donneurs d’ordre aux fournisseurs, des organes de contrôle au pouvoir politique. Enfin, et même si cela peut paraître l’antithèse de la Forme, il nous faut vouloir réussir avec passion, la passion de faire de belles choses, la passion de participer à la production d’énergie bas carbone pour participer aussi à faire de notre futur un futur plus propre. Et cette passion, ce sont les femmes et les hommes embarqués sur le navire du nucléaire qui la portent et la porteront, ce sont eux qui font, qui sauront faire le nucléaire de demain, encore faut-il que nous leur donnions les outils et l’environnement de la réussite.