Nouveaux financements de la recherche : une révolution en marche
Au cœur de la formation intellectuelle et professionnelle des étudiants, à la source des technologies nouvelles et de leurs applications dans l’industrie, facteur de compétitivité dans la compétition internationale, la recherche a besoin d’argent. Les réseaux thématiques, les financements privés et plus encore les financements sur projets s’avèrent, dès aujourd’hui, déterminants.
En quelques années, les modalités de financement de la recherche publique française ont été profondément transformées. L’enjeu essentiel que représente la recherche dans la construction effective d’une « économie de la connaissance » s’est invité dans le débat public.
Cet article ne se veut pas une étude approfondie des enjeux et des évolutions en cours, mais plutôt le « libre point de vue » d’un chercheur et d’un enseignant, qui exerce son métier dans un laboratoire dépendant conjointement d’un grand institut (le CNRS) et d’une école d’ingénieurs (l’École polytechnique), tout en dirigeant un des départements d’enseignement-recherche de cette dernière.
Placer la recherche au cœur de la formation
Premier enjeu : la nécessité de placer la recherche au cœur de la formation intellectuelle et professionnelle des étudiants, et des élèves-ingénieurs en particulier. Ce sont de révolutions dont le système français me semble avoir besoin sur ce point ! La « formation par la recherche » est en effet un des serpents de mer du système éducatif français, dont on entend parler depuis plusieurs décennies, et les évolutions constatées sont pour le moins timides. Pourquoi la recherche comme composante essentielle d’un cursus éducatif, dès les premières années de l’enseignement supérieur ? D’abord parce qu’il s’agit d’une école intellectuelle sans équivalent, qui permet à un étudiant de faire l’apprentissage de l’autonomie en s’affranchissant des savoirs tout faits.
Un retard considérable en France
Les écoles d’ingénieurs françaises ont un retard considérable, qui prend sa racine, à dire vrai, dès les classes préparatoires. Sur les cinq premières années du parcours d’un polytechnicien dans l’enseignement supérieur, seuls quelques mois (à la fin de l’année de master‑1, c’est-à-dire de la troisième année d’École) sont sérieusement consacrés à la conduite d’un projet personnel dans un laboratoire de recherche, en France ou à l’étranger. L’enthousiasme de nombreux élèves qui découvrent ainsi la science « en train de se faire » est éloquent. Mais cette expérience est trop rare et intervient trop tard : à ce stade de sa scolarité, un étudiant de Stanford ou de l’ETH-Zurich aligne déjà un nombre impressionnant de stages en laboratoires et autres summer internships. Outre la capacité à aborder des problèmes nouveaux de manière non scolaire, ces expériences lui assurent aussi un solide dossier pour postuler dans les meilleures graduate schools en vue de préparer un PhD, alors qu’un élève des écoles d’ingénieurs françaises ne pourra faire état du même curriculum.
Ensuite parce que le monde de la recherche d’excellence se caractérise par une forte ouverture internationale et une intense compétition. Toutes ces qualités devraient apparaître comme un atout essentiel aux entreprises à la recherche de jeunes talents.
Mettre la recherche et le laboratoire au cœur du dispositif d’enseignement dans les écoles d’ingénieurs est donc, à mon avis, un enjeu majeur pour notre système d’enseignement supérieur.
La recherche, une école intellectuelle sans équivalent, qui permet de faire l’apprentissage de l’autonomie
Cet objectif ne pourra être pris au sérieux par les étudiants eux-mêmes que si les entreprises y contribuent de manière déterminée, d’une part en adaptant leurs discours et leurs pratiques (par exemple en valorisant les carrières dont le point de départ est en R & D, que ce soit à l’issue d’un master complet ou d’un PhD, au lieu de donner la préférence aux fonctions de management), et d’autre part en mettant en place avec les établissements des cofinancements efficaces.
Ceux-ci peuvent par exemple prendre la forme de chaires en partenariat avec un établissement d’enseignement supérieur, qui comportent à la fois le développement d’un programme de recherche et d’un cursus d’enseignement. Plusieurs chaires sur ce modèle ont été récemment développées à l’École polytechnique.
Coupler recherche et industrie
Un cofinancement efficace
Un exemple, au département de physique de l’École polytechnique : un cursus d’enseignement a été établi autour des « matériaux fonctionnels », en partenariat avec la société Saint-Gobain et l’École supérieure de physique et chimie industrielle (ESPCI). Il s’agit bien de cofinancements : si l’entreprise contribue financièrement, l’École (et donc la puissance publique) mobilise également des ressources importantes, en termes de moyens, d’enseignants (certains rémunérés sur les ressources propres ainsi obtenues) et surtout, en mobilisant sa principale « richesse » – ses élèves – vers certains domaines scientifiques ou technologiques.
Second enjeu : l’importance de la recherche dans l’invention de technologies nouvelles et l’amélioration du couplage entre recherche et industrie. Il s’agit d’un enjeu majeur pour les capacités d’innovation, qui seules permettront à l’Europe de ne pas entrer dans une phase de simple importation ou reproduction de technologies inventées ailleurs. Que la recherche, y compris dans ses aspects les plus fondamentaux, soit le moteur indispensable de l’innovation technologique devrait être facile à faire comprendre dans un pays qui a vu un de ses plus grands scientifiques – Albert Fert – distingué cette année par l’attribution du prix Nobel de physique pour une découverte qui a, en moins de dix ans, révolutionné les capacités de stockage des disques durs en les multipliant par 100. Il s’agit bien, au départ, d’une découverte de physique fondamentale (la grande dépendance de la résistance de certains matériaux à un champ magnétique appliqué) qui a, en quelques années, conduit à de nouvelles têtes de lecture présentes dans tous les ordinateurs. Et qui laisse aussi entrevoir une évolution entièrement nouvelle pour les technologies de l’électronique : la possibilité de contrôler les électrons non seulement grâce à leur charge, mais aussi grâce à leur moment magnétique (« spintronique »).
Un couplage culturel
La réactivité des Américains
Mais pour que de tels succès soient possibles, il faut que le couplage entre recherche et industrie, entre milieux académiques et entreprises soit efficace. Albert Fert s’exprimait récemment sur ce point dans une interview au journal Le Monde : « Il subsiste en général dans notre pays un fossé entre le monde de la recherche publique et celui de l’industrie. Le transfert des connaissances en est moins rapide. Exemple de la réactivité des industriels américains : un mois à peine après avoir donné mes premières conférences sur la magnétorésistance géante, j’ai reçu la visite d’une délégation d’IBM. »
Le couplage entre le monde académique et celui de l’entreprise est d’abord un couplage culturel. Un cadre dirigeant confronté durant sa scolarité à la démarche du chercheur comprendra mieux les enjeux possibles, en termes industriels, d’une percée scientifique même si elle peut apparaître comme très « amont ». Un chercheur qui trouve sur son campus l’occasion d’être exposé aux préoccupations techniques d’industriels pourra y trouver de nouvelles sources d’inspiration. On note à ce sujet une évolution très forte au niveau international : de grandes entreprises ayant traditionnellement une forte culture de recherche réduisent ou ferment leurs centres de recherche propres (poussées, il faut bien le dire, par une logique d’économies) au profit de centres en partenariat avec les établissements universitaires, directement implantés sur les campus. Ces centres peuvent être assez finalisés (exemple : la contribution de Mitsubishi Chemicals au centre d’étude des matériaux de l’université de Californie-Santa Barbara) ou très exploratoires (exemple : la « Station‑Q » récemment ouverte par Microsoft sur le même campus, réunissant mathématiciens et physiciens autour de recherches très amont sur l’information quantique). Il y a, me semble-t-il, tout à gagner à rechercher de telles associations et encourager l’implantation de tels centres sur les campus académiques, cas encore trop peu fréquents en France, pourvu qu’un partenariat équilibré et de vraies synergies entre les deux institutions soient recherchés.
La révolution du financement sur projets
Un cadre dirigeant confronté durant sa scolarité à la démarche du chercheur comprend mieux les enjeux possibles, en termes industriels, d’une percée scientifique
Quelques mots-clés résument à mon avis les objectifs essentiels qui doivent être poursuivis par tout système d’organisation et de financement de la recherche : l’excellence, l’attractivité à l’échelle internationale, la réactivité et l’indépendance. Les financements publics jouent évidemment ici un rôle moteur, et ce sont eux qui, en France, se sont transformés le plus radicalement depuis quelques années. Examinons brièvement ces transformations, et leur degré d’adéquation à ces quatre objectifs essentiels.
La principale transformation, qu’on pourrait à juste titre qualifier de révolution, est celle de la très importante montée en puissance des financements sur projets.
D’où viennent ces contrats ? Il y a, bien sûr, des financements internationaux, par exemple l’Union européenne, ou diverses agences. Mais il y a surtout – c’est la principale évolution – les financements issus de l’Agence nationale pour la recherche (ANR). Cette agence, créée en 2003, s’inspire de ce qui existe dans la plupart des pays développés depuis bien longtemps (la National Science Foundation américaine fut créée en… 1950) pour distribuer des financements sur projets spécifiques, déposés le plus souvent par un petit nombre d’équipes partenaires s’engageant à effectuer des recherches autour d’une thématique précise pour une durée de quelques années.
Je fais partie des chercheurs qui considèrent que cette évolution est non seulement bienvenue, mais qu’elle représente un des ballons d’oxygène dont le système de recherche français avait besoin depuis longtemps. Le financement « traditionnel » de la recherche en France, assuré par les grands instituts (CNRS, INSERM, etc.) qui allouent une dotation annuelle récurrente à des laboratoires, est indispensable car il permet d’assurer la continuité de la recherche de base et son indépendance à l’égard des modes et des engouements passagers. Mais il était trop souvent distribué plutôt au prorata du nombre de chercheurs impliqués qu’en fonction de la qualité des recherches effectuées. Les financements distribués par l’ANR permettent de moduler de manière importante les financements reçus par chaque équipe, et la combinaison de ces deux systèmes de financement va donc clairement dans le sens de l’excellence. Il est cependant indispensable qu’un équilibre soit maintenu (la diminution actuelle des financements récurrents est à cet égard inquiétante) et que les projets soient évalués rigoureuseusement, en faisant appel – c’est essentiel – à des experts internationaux.
Enfin, ce type de financement place au centre du dispositif la notion d’équipe : c’est le dynamisme et la créativité des chercheuses et des chercheurs qui font le succès en matière de recherche. La seule politique véritablement crédible est celle qui fait confiance aux individus, sur la base de leurs résultats, et non aux structures.
Si je prends l’exemple de mon propre laboratoire, je constate que, en 2003, son budget (hors salaires et hors frais d’infrastructure) se répartissait à peu près également entre subventions du CNRS, de l’École polytechnique et contrats. En 2007, ces pourcentages se sont modifiés pour atteindre près de 70% de financements sur contrats.
La souplesse des nouveaux réseaux de recherche
Attractif pour les jeunes
Les financements sur projets augmentent l’attractivité de notre système, pour les jeunes en particulier, en leur permettant de s’affranchir de la tutelle des « patrons » ou de l’inertie de certains laboratoires, et en leur donnant l’opportunité de construire leur propre équipe.
Un autre mode d’organisation du financement, assez innovant, a été récemment mis en place : il s’agit des Réseaux thématiques de recherche avancée (RTRA), créés en 2006. Chacun de ces 13 réseaux rassemble des équipes dans un périmètre géographique donné, et sur une thématique scientifique large mais bien identifiée. Ces 13 réseaux se partagent un budget de 200 millions d’euros sur cinq ans, qui sont administrés par des fondations de coopération scientifique, de droit privé. L’originalité réside dans le fait que les chercheurs eux-mêmes maîtrisent l’ensemble de la chaîne de décision : élaboration des projets, distribution des crédits (sur la base d’évaluations scientifiques rigoureuses des projets des équipes), réalisation et suivi. Ce type de fonctionnement permet d’identifier des synergies fortes entre équipes complémentaires, et assure souplesse, attractivité et réactivité : il est possible par exemple, en un temps relativement court, de rassembler des moyens pour attirer en France un jeune scientifique en provenance de l’étranger en associant un poste (temporaire) correctement rémunéré et des moyens d’installation.
Cette souplesse et cette réactivité, dont la recherche a tant besoin, ce sont aussi les financements privés qui peuvent contribuer à l’assurer. N’est-il pas enthousiasmant pour un donateur de permettre qu’un établissement qui lui tient à cœur (l’école ou l’université dont il est issu, par exemple) puisse se positionner avec succès dans l’aventure de la recherche scientifique, de l’innovation, et de la chasse aux talents à l’échelle mondiale qui est la condition du succès aujourd’hui ? Rappelons qu’une université comme Harvard dispose d’un capital (endowment) de l’ordre de 35 milliards de dollars, largement alimenté par les donations, dont les revenus assurent à l’établissement une attractivité que peu d’autres peuvent égaler !
Éviter les effets pervers des nouveaux financements
Tous ces nouveaux modes de financement ont bien évidemment leurs effets pervers, fréquemment soulignés par la communauté. La multiplication des sources de crédits complique le système et augmente le temps passé par les chercheurs à organiser leur recherche plutôt qu’à la faire. La diminution des crédits récurrents est inquiétante car eux seuls permettent d’assurer une continuité sur des thématiques de fond, ou au contraire de poursuivre des voies très exploratoires (les instituts comme le CNRS jouant sur ces points un rôle essentiel). Enfin, un danger majeur est le pilotage de la recherche selon des axes trop ciblés décidés par l’administration, alors que la recherche a besoin d’indépendance intellectuelle. Je suis persuadé cependant qu’un équilibre peut être trouvé entre financements sur projets et soutiens récurrents, la recherche de l’excellence devant être le principe directeur.
Chercheur en France : sacerdoce ou opportunité ?
Les chercheurs des réseaux thématiques maîtrisent l’ensemble de la chaîne de décision
Puisque ce sont les individus qui font la recherche, disons un mot sur la question du recrutement des chercheurs et enseignants-chercheurs. Il faut, sur ce sujet aussi, des évolutions rapides, mais prudentes. On le sait : entreprendre une carrière de recherche en France s’accompagne de sacrifices financiers qui tiennent du sacerdoce. Cette situation doit changer car l’attractivité de l’ensemble de notre recherche est en jeu. Ne sacrifions pas pour autant l’un de nos derniers avantages compétitifs au niveau international : la possibilité qu’offre le système français de stabiliser des jeunes chercheurs sur des postes permanents relativement tôt (typiquement vers 30–32 ans dans mon domaine).
Des évolutions pourraient être envisagées, comme, par exemple, l’instauration d’un véritable tenure-track à la française, avec des rémunérations bien plus attractives : dans un tel dispositif, une évolution vers un poste permanent serait garantie pourvu que les résultats soient au rendez-vous (donc après évaluation).
Certaines mesures, que le bon sens devrait avoir imposées depuis longtemps, mais qui restent conflictuelles, devraient intervenir à mon avis très vite, comme l’interdiction stricte des recrutements « locaux » (stabilisation sur des postes permanents de doctorants ayant fait leur thèse dans l’établissement) ou une corrélation bien plus grande entre l’évolution de la carrière et de la rémunération et les résultats scientifiques.
Là encore, ce sont les quatre objectifs d’excellence, d’attractivité, de réactivité et d’indépendance qui doivent guider les évolutions.