Nouvelle de Gérald Tenenbaum (X72) : In memoriam circulo
Ce texte est issu d’une nouvelle parue en 2005 dans un recueil intitulé L’Engagement, publié par les éditions de La Trame (Bruxelles) et regroupant des contributions de philosophes, de scientifiques, d’écrivains et de plasticiens, français et belges. En l’espèce, il s’agissait là de témoigner que l’engagement dans un problème mathématique peut constituer pour le chercheur une urgence proprement vitale. Il miroite utilement avec notre dossier sur les mathématiques.
On me nomme Tiberius Velleius Septimus. Bientôt, je quitterai cette vie, et personne ne se souviendra de moi. C’est un écrivain public, un esclave, qui trempe pour moi son calame dans l’encre. C’est par ses mots, c’est à travers ses phrases, ses termes et ses comparaisons que mon récit parviendra aux générations futures. En effet, je ne sais manier que le glaive : la plume de roseau se briserait entre mes doigts, le papyrus se déchirerait sous la rugosité de mon bras.
Au terme d’un chemin sans éclat et sans honte, ce sont presque trois périodes d’engagement de seize années dans les légions de Rome l’éternelle qui constitueront mon parcours d’homme. Une vie passée pour l’essentiel à porter la mort sur tous les champs de bataille, fidèle aux ordres de mon général, le glorieux consul Claudius Marcellus, que la lumière inonde son nom.
C’est en triarius, au sein de la manipule des plus expérimentés d’entre nous, que je vais partir vers les champs Élyséens, pour goûter enfin au nectar qui donne l’ivresse sans charger l’haleine et embrase le rêve sans empeser le sommeil. Cependant, mes faits d’armes demeureront à jamais une poussière dans la mémoire du monde. De mon existence, le seul épisode qui mérite d’être retenu remonte à l’époque où j’étais simple hastatus, apprenti, maladroit au glaive comme au pilum.
Nous étions au cœur de la Seconde Guerre punique, plus de six années après la terrible bataille du Tessin, où Scipion l’Ancien fut défait et où mon frère Licinus, parmi tant d’autres, perdit la vie. Hannibal avait établi ses quartiers d’hiver à Capoue, où notre Sénat, sur les judicieux conseils de Fabius Cunctator, l’avait coupé de ses renforts ibériques.
C’était un temps d’orage. Très tôt, enveloppés encore du manteau humide et protecteur de la nuit, nous avons embarqué dans les galères, avec à l’horizon Syracuse la rebelle, qu’il fallait soumettre. Le vin n’avait pas été compté. Les hommes ont chanté en ramant. J’étais au quatrième rang, le plus facile, à ce qu’il est dit, mais une mauvaise écharde m’avait infecté la paume et j’ai fermé les yeux pour ne pas crier ma douleur alors que j’empoignais la rame pour tirer en cadence.
Nous avons débarqué à l’aube : le soleil était trop jeune encore pour brûler nos vaisseaux.
Comme prévu, nos complices ont ouvert les portes.
Nous sommes entrés en hurlant. En courant, nous avons déferlé.
Seule la garde royale opposa quelque résistance. Approchant du palais, je fus rapidement engagé dans un combat singulier avec un Numide courtaud, aux cheveux blanchis, mais incroyablement agile. J’avais cru l’immobiliser avec mon pilum, mais il s’était dégagé comme une anguille et, dans le même mouvement, avait provoqué mon déséquilibre. Tel une tortue impuissante, je m’agitais sur le dos, prêt à accueillir la lame de son poignard qui brillait au soleil en tournoyant.
C’est le destin du soldat, je n’avais pas de haine.
Mais les dieux sans doute en avaient décidé autrement : mon camarade Memmius Postumus, né après la mort de son père, surgit d’une poterne pour me porter secours et trancha prestement la gorge de mon adversaire.
Avant le milieu du jour, la cité était prise.
Pendant les dernières heures de lumière, nous avons parcouru les rues et investi les maisons pour parachever notre victoire et écraser dans l’œuf d’éventuels foyers de résistance. Je ruisselais de sueur, ma main droite était en feu et, encore tout inondé du sang numide, j’errais comme un démon brun-rouge.
Au crépuscule, je traversai l’atrium désert d’une riche demeure et parvins sans encombre au tablinum, où se tenait encore le maître des lieux.
C’était un homme sec, brun de peau, dont l’âge sans doute avait déjà entamé la vigueur. Pieds nus, vêtu d’une simple tunique bleu pâle, il avait à la main un instrument piquant qu’il faisait tournoyer sans cesse sur un papyrus verdâtre. Il avait l’air soucieux et fébrile, comme une sage-femme affairée par une délivrance critique, à l’instant où la mort et la vie sont encore à ce point mêlées qu’il est impossible de distinguer le sort ultime pour la mère ou pour l’enfant.
Il ne leva pas le regard sur moi, ni quand j’approchai, ni quand je l’interpellai, en latin d’abord, puis en grec. Sa chevelure généreuse, tourmentée de boucles blanches enchevêtrées, scintillait dans le couchant.
— Sais-tu, lui dis-je, que ta cité est vaincue, le sais-tu ?
Il releva enfin la tête. Ses yeux étaient plus perçants qu’un poignard numide.
— Ne vois-tu pas, homme insolent, que j’explore cette figure, ne le vois-tu pas ?
De quelle figure parlait-il ? De la mienne ? J’eus soudain conscience de mon état. Mais mon trouble fut de courte durée et je sentis la colère monter en constatant que mon interlocuteur avait à nouveau plongé le regard vers sa table et s’était remis à agiter son instrument en tous sens. J’approchai encore, jusqu’à ce qu’il perçût les odeurs mêlées, sur ma peau, sueur et sang, mixture salée.
— Cesse donc ces simagrées, et suis-moi, vieil homme !
J’avais parlé haut et fort, mais c’était comme si ma voix avait été subtilisée par Mercure lui-même. Exaspéré, je revins à la charge.
— Vieil homme, tu dois m’accompagner !
Joignant le geste à la parole, j’avais à présent dégainé mon glaive.
Il consentit à lever les yeux, mais il ne me voyait toujours pas.
— Ce cercle-ci n’attendra pas, centurion, laisse-moi et passe ton chemin…
Il y avait une telle détermination dans cette voix, une telle énergie, que je m’immobilisai un instant.
Je penchai la tête vers la table. L’instrument scintillait.
Il parut surpris et me jaugea rapidement, de haut en bas. Je crus deviner une once d’hésitation, un balancement sur la crête du temps. Mais son regard se perdit à nouveau, son visage se couvrit d’un voile. Ayant planté fermement son étrange appareil en plein centre du papyrus, il resta figé là, sans remuer un cil, un vague sourire au coin des lèvres.
C’est ce sourire qui me décida à en finir. Par deux fois, je lui plongeai mon glaive en pleine poitrine, ajoutant quelques relents sanguinolents à ceux qui recouvraient déjà presque tout mon corps. Sans réfléchir, j’arrachai le papyrus de son support, l’enfouis dans ma tunique et je sortis précipitamment.
Dehors, le soleil avait déjà sombré et l’occident rougeoyait.
***
Lecteur, à présent que je suis parvenu au terme de mon existence, je ne veux pas quitter cette terre sans y laisser quelque chose de Septimus. Moi, l’obscur centurion parmi des légions, moi qui n’ai même pas eu le bonheur d’un enfant vivant, je noue à ce nouveau papyrus, d’un lien de cuir, je noue le papyrus taché de sang jadis à Syracuse. Aux hommes qui viendront, à leurs enfants et petits-enfants, à tous leurs héritiers, j’offre ainsi, en souvenir de Tiberius Velleius Septimus, comme un symbole à pousser vers l’avenir, la dernière figure d’Archimède, l’immortel ingénieur.