Nouvelles lignes de partage des eaux entre le Nord et le Sud
La lutte pour l’environnement est mondiale, ce qui impose de trouver des accords internationaux tenant compte de la diversité des situations et des intérêts. Mais les clivages ne se résument plus à la traditionnelle opposition Nord développé contre Sud émergent : de nouveaux facteurs entrent en jeu et changent la carte du monde.
Le dilemme environnement-développement, qui semblait opposer le Sud et le Nord (« L’environnement ? d’accord, mais quand nous serons développés ») devient moins discriminant : les crises environnementales commencent à frapper cruellement ces mêmes pays du Sud qui avaient cru pouvoir différer leur engagement ; et surtout, il est devenu évident qu’un » décollage » successif de tous les pays selon le modèle occidental ne peut que provoquer une catastrophe planétaire, dont la crise actuelle est peut-être un signe avant-coureur.
REPÈRES
En 1993, au Sommet de la Terre de Rio, l’opposition Nord-Sud avait encore un sens, mais déjà commençait à se brouiller. Au cours de la Conférence des Nations unies sur l’Environnement et le Développement, les pays du Nord développé avaient failli oublier le deuxième terme. Ceux du Sud avaient rappelé avec humeur que leur premier souci était de se développer : « La pauvreté est la première des pollutions. » Le paysage a beaucoup changé : la Russie, au Nord du temps de l’Empire soviétique, a rejoint les pays qui « émergeaient » déjà en 1992, et dont les principaux, le Brésil, la Chine et l’Inde forment avec elle les « BRINCs ». Les « Nouveaux pays industrialisés » des années soixante-dix (Corée du Sud, etc.) ont rejoint pour la plupart le monde développé, ceux de la seconde vague (Thaïlande et la Malaisie qui fut leur porte-parole à Rio) forment le gros des pays émergents actuels. On ne classe plus sans hésitation dans le Sud que les « Pays moins avancés » (la trentaine la plus pauvre, surtout en Afrique) et les « Pays intermédiaires » (Amérique latine).
Et pourtant, le compromis adopté en 1992 (« une responsabilité partagée mais différenciée de tous les pays du monde ») reste d’actualité. Historiquement, la responsabilité des pays du Nord, qui ont franchi dès le XIXe siècle les premières étapes de la Révolution industrielle, reste écrasante.
Méchants pollueurs et bons sauvages
Quand on parle de » l’état de l’environnement « , on décrit en effet un stock accumulé de déchets non recyclés ou de richesses dilapidées, et non un flux de pollutions nouvelles. Mais, surtout, la responsabilité reste différenciée parce qu’une moitié de l’humanité est bien trop pauvre pour se poser la question des priorités et ne pourra agir qu’avec l’aide des plus riches.
Deux exemples structurent le débat en tant que problèmes géopolitiques Nord-Sud depuis les négociations du Sommet de Rio : la lutte contre l’érosion de la biodiversité et la bataille contre le changement climatique.
Biodiversité et enjeux sociaux
Un patrimoine naturel
La biodiversité est un patrimoine naturel à l’origine même du » progrès humain » : la révolution néolithique agropastorale. Domestiquer les autres espèces, pour les faire servir au bien-être de l’espèce humaine. Le processus se poursuit encore aujourd’hui avec l’identification d’organismes microscopiques voire de gènes » utiles « . Par définition, les micro-organismes ou gènes potentiellement utiles mais restant à domestiquer prolifèrent dans des endroits restés » sauvages « , sous-développés par rapport à notre modèle de développement en particulier agricole. Les réserves de biodiversité sont plus au Sud et la demande (celle des laboratoires pharmaceutiques) au Nord.
En 1992, les discussions sur la protection de la biodiversité permirent d’établir la ConventionBiodiversité (CBD). Les pays du Sud se battaient pour faire reconnaître leur richesse en biodiversité comme une ressource sur laquelle ils auraient autant de droits que, par exemple, sur les richesses de leur sous-sol (comme le pétrole). Cette position prévalut en gros contre la position extrémiste du Nord : » La biodiversité est un don de la Nature à toute l’Humanité ; la recherche qui l’identifie et la met en valeur est le produit du travail de nos laboratoires et leur appartient. »
Mais les choses n’étaient déjà pas si simples. Dès 1992, la Convention biodiversité fut récusée par les grandes ONG regroupées dans le Global Forum du parc de Botafogo, ancêtre des forums sociaux mondiaux. Car ces ONG avaient noué d’étroits contacts avec un nouvel entrant, interne au Sud en développement, mais réfractaire au modèle de développement dominant : les peuples indigènes.
Cette fracture interne au Sud est aujourd’hui le point focal des débats sur environnement et développement dans l’ancien » Sud « . Au long d’années de combats, les peuples indigènes ont changé d’ennemis : non plus les conquistadores, mais les descendants plus ou moins métissés de ces colons devenus classes modernisatrices, et se retournant contre ceux qui ont gardé un mode de vie traditionnel avec autant d’animosité que les anciens conquistadores face aux » sauvages « .
Les conflits pour la terre, pour les richesses de son sous-sol, de ses forêts, de ses zones humides, pour sa valeur culturelle, agitent actuellement le monde andin, l’Amazonie, l’Asie du Sud, et bien évidemment l’Afrique, où ils alimentent des guerres aussi atroces que cachées. Les communautés indigènes, et plus généralement paysannes, n’ont plus d’autres recours, dans leur faiblesse, que le droit international, même si la démocratie représentative leur permet parfois d’obtenir de fragiles victoires politiques (comme en Bolivie ou en Équateur).
Il est difficilement concevable que les responsables du Nord, qui ont conscience du rôle stratégique de la sauvegarde de la biodiversité pour la survie à long terme de l’humanité, puissent obtenir des élites du Sud qu’elles respectent les communautés traditionnelles » gardiennes » de ces richesses, si elles ne se plient pas elles-mêmes à des règles précises de respect et de rémunération de ces communautés.
Ces peuples avaient maintenu la biodiversité au péril de leur vie
En l’absence de telles règles, comment empêcher les classes dominantes des pays émergents de se livrer au même type de pillage que, dans les siècles antérieurs, ont pratiqué les colonisateurs ? Pour sauver une forêt primitive, la communauté mondiale doit être prête à indemniser le pays concerné du coût de sa non-exploitation, tout en rémunérant le » service environnemental » fourni par les communautés traditionnelles qui y vivent et en vivent.
Ce point de vue prévaut partiellement dans l’Union européenne, et peut-être dans la nouvelle administration américaine, mais pas encore en Chine et en Inde.
La bataille du climat
Un cadre juridique international
Plusieurs instruments internationaux protègent les peuples indigènes. La Convention 169 de l’OIT garantit leurs droits en stipulant une sorte de propriété coutumière sur leurs richesses naturelles. Les articles 15 et 8j de la Convention biodiversité, articles ambigus qui avaient provoqué la colère des indigènes et de leurs amis des ONG en 1992, tout en attribuant aux États la propriété et le devoir de protection (« custodie ») sur la biodiversité, leur font obligation de négocier avec les communautés locales les » règles d’accès et le partage des bénéfices » (Access and benefit sharing, ABS).
Lors de la Convention climat en 1992, la division entre Nord-et-Sud apparut clairement, jusqu’à prendre la forme d’une liste, l’annexe 1 (devenue annexe B) de pays qui seraient immédiatement astreints à des règles de décroissance de leurs émissions de gaz à effet de serre. Les États-Unis refusèrent de ratifier les engagements qu’avaient pris leurs propres négociateurs à Kyoto. Si les pays hors annexe B avaient le droit de s’affranchir des contraintes de la Convention climat, fût-ce » pour un certain temps « , les États-Unis ne voyaient pas pourquoi ils devraient, eux, remettre en cause leur mode de vie qui, selon la formule de G. Bush père à Rio, » n’était pas négociable « . À la fin du siècle dernier commença un duo, entre les États-Unis, plus grand pollueur de la planète au total et par habitant (production de gaz à effet de serre par tête dix fois supérieure à ce qui est physiquement recyclable par l’écosystème terrestre), et, d’autre part, des pays déjà émergents qui pouvaient arguer légitimement qu’eux n’avaient dépassé, ni en quantités accumulées, ni en émissions présentes par habitant, la limite des émissions spontanément recyclées par l’écosystème.
Aujourd’hui, la Chine est le premier pays émetteur de gaz à effet de serre, mais, en émissions par habitant, elle reste extrêmement loin du niveau des États-Unis. Vu son dynamisme, il est tout à fait envisageable que son PIB ait rattrapé celui des États-Unis d’ici un quart de siècle. La victoire d’Obama a certes eu le mérite de mettre un coup d’arrêt à l’aveuglement suicidaire des trois présidences Bush (père et fils) et au verbiage impuissant des présidences Clinton. Les États-Unis s’engagent à réduire leurs émissions de 17 % d’ici 2020… par rapport à leurs émissions de 2005 !
Engagement qui ne fut acquis que par une voix au Sénat américain. Malheureusement, les experts leur demandent de faire deux fois plus, et par rapport à 1990. Entre 1990 et 2005, les émissions des États-Unis se sont accrues de plus de 20 %.
Un nouveau compromis
Une prise de conscience croissante
Dès 1992, la Malaisie de Muhamad Mahathir affirmait bien haut le droit des pays émergents de piller leur propre territoire, quitte à écraser leurs propres peuples indigènes, puisque les États-Unis ont pu le faire sans restriction pendant des siècles. Aujourd’hui la Malaisie, qui voit périodiquement, pendant des mois, brûler le sol indonésien en asphyxiant son propre ciel, par suite d’une déforestation trop brutale (notamment pour satisfaire la demande en agrocarburant), adopte une position plus nuancée.
La situation est critique. Face aux Européens qui hésitent eux-mêmes à tenir leurs obligations de ‑30 % (en décembre 2009 ils ont imprudemment réduit leurs objectifs à ‑20 %), face aux pays les moins avancés qui clament leur angoisse devant des transformations climatiques déjà sensibles, le duo irresponsable des années quatre-vingt-dix se poursuit. Cette irresponsabilité marque bien les limites d’une trop vague définition de la responsabilité » partagée mais différenciée « . La situation ne peut être débloquée que par un double engagement : les vieux pays développés, comme les États-Unis ou l’Europe, doivent immédiatement mettre en oeuvre l’entièreté de mesures auxquelles les appellent les experts ; les pays émergents, actuels et futurs, doivent aujourd’hui s’engager à respecter les mêmes contraintes dès l’instant que leur contribution à la dégradation de la situation mettra en péril l’écosystème.
Autrement dit, un nouveau compromis s’impose : la délimitation même de l’annexe B doit être indexée au niveau de croissance des pollutions produites par les différents pays. Si l’on admet que, pour une population humaine se stabilisant à 10 milliards d’habitants, la quantité d’équivalent carbone dans le CO2 émise par an et par tête doit être de l’ordre de 600 kg,
Pour sauver une forêt primitive, la communauté mondiale doit être prête à indemniser le pays concerné
alors tout pays dépassant cette limite devrait entrer automatiquement dans l’annexe B, la courbe des réductions programmées devant amener l’ensemble des pays du monde à respecter cette limite au milieu de ce siècle.
Mais comment se paye la » dette écologique « , c’est-à-dire le fait que le stock actuel de gaz à effet de serre dans l’atmosphère est pour l’essentiel dû à des émissions qui se sont écoulées pendant tout le siècle dernier, et dont seuls les actuels pays développés portent la responsabilité ? Probablement en invitant ces derniers pays à soutenir financièrement les efforts des autres pays.
Extrême urgence
Le GIEC comme la Commission Stern sont d’accord pour dire que nous n’avons plus qu’une fenêtre d’action extrêmement courte (d’ici 2020), pour réduire de 25 à 40 % les émissions des pays développés (par rapport à 1990), et renverser la progression de celles des pays émergents. Passé ce délai, l’augmentation de la température du globe dépassera irréversiblement 3 degrés au milieu de ce siècle, avec les risques d’un emballement apocalyptique.