Novaquark : un jeu virtuel aux enjeux bien réels
En 2014 Jean-Christophe Baillie (94) a créé Novaquark pour développer un jeu vidéo qui s’appuie sur une technologie particulièrement innovante permettant à des millions de joueurs de partager un même univers virtuel en streaming.
Quelle est l’activité de Novaquark ?
Novaquark est entièrement dédiée à la conception et commercialisation de Dual Universe, un monde virtuel qui ambitionne de permettre à des millions de joueurs de se connecter simultanément dans le même univers et de créer librement leur société virtuelle. Le jeu permet de créer une économie réaliste, une industrie, des transports, des États, des villes, des stations orbitales, des conflits, tout cela à une échelle interstellaire et empreint de science-fiction ! On peut citer par exemple Ready Player One, le dernier film de Spielberg, comme une référence avec son univers virtuel appelé The Oasis. Une plate-forme d’entertainment gigantesque, pour accueillir des millions de participants connectés tous ensemble, un monde virtuel dual du monde réel.
Comment t’est venue l’idée ?
J’ai toujours été passionné par les dynamiques émergentes, la conception de systèmes dont les prémisses sont simples mais qui ont la capacité de faire émerger des comportements complexes. C’est exactement ce qui se passe avec un univers comme celui de Dual Universe : nous fournissons des briques de base aux joueurs, comme des Lego, à partir desquelles il est possible de tout assembler, de manière créative. Ce qui est fascinant, c’est d’observer alors l’apparition de structures inattendues, bien plus complexes que ce qu’on aurait pu imaginer au départ. Tout l’art du design d’un tel jeu consiste à bien choisir les briques de Lego afin de favoriser cette émergence. J’ai beaucoup joué à des jeux sur ce principe de par le passé et j’ai pu en apprécier l’intérêt, mais aussi les limites à la fois. Dual Universe est né de l’envie d’aller au-delà de ces limites, de travailler sur une nouvelle génération. J’ai la conviction qu’une nouvelle ère d’entertainment interactif et intelligent est en train de naître, et que Dual Universe pourrait en être le fer de lance.
Quel est le parcours des fondateurs ?
Après l’X, j’ai soutenu une thèse en intelligence artificielle, avec le laboratoire de recherche privé Sony Computer Science Lab à Paris. J’ai ensuite fondé un labo de recherche à l’Ensta, le CogRob Lab (Cognitive Robotics), duquel est née ma première start-up, Gostai, spécialisée en robotique. J’ai vendu Gostai à Softbank (via Aldebaran Robotics) en 2012, où j’ai créé un autre labo de recherche privé en IA. Deux ans plus tard, j’ai lancé Novaquark pour porter le développement de Dual Universe, qui me trottait dans la tête depuis quelques années déjà ! J’aurais aimé continuer mes recherches en IA, mais il a fallu choisir et je me consacre dorénavant à 100 % à la direction de Novaquark. Mais l’histoire n’est pas terminée !
Qui sont les concurrents ?
Le monde du jeu vidéo est à la fois une des plus grosses industries du monde et une des plus matures. Il y a donc toujours beaucoup de concurrence. Nous pensons que notre concept, appuyé sur une technologie particulièrement innovante (le Continuous Single-Shard Cluster qui permet à des millions de joueurs de partager le même univers éditable en même temps) est unique au monde et va donner naissance à une expérience d’un genre radicalement nouveau. Nous avons néanmoins beaucoup de concurrents indirects, qui gravitent autour des mêmes thèmes que nous, c’est-à-dire pour simplifier : la SciFi spatiale. On peut citer par exemple Star Citizen, Elite Dangerous, Space Engineers, Eve Online. Si l’on prend un peu plus de recul, notre positionnement étant dans l’industrie de l’entertainment en général, il faut imaginer que nos plus gros concurrents à long terme seront des sociétés comme Netflix ou Amazon. Le temps disponible pour de l’entertainment est une ressource limitée pour un consommateur potentiel ; une énorme bataille va se mener dans les années à venir sur ce marché, d’autant plus que les progrès en matière d’IA et d’automatisation vont continuer à apporter des gains de productivité, donc plus de temps libre.
Quelles ont été les étapes clés depuis la création ?
Novaquark a été créée en 2014, après que les tests sur le premier prototype de la technologie que j’avais développée ont montré que l’approche était la bonne et qu’il était possible de faire cohabiter des millions de personnes simultanément dans le même univers virtuel. En plus de mon investissement initial, nous avons levé des fonds auprès de business angels et commencé à recruter une première équipe avec pour mission de transformer le prototype en produit. En 2016, nous avons lancé un kickstarter (financement participatif) auprès de la communauté, afin de tester l’appétit du marché pour Dual Universe. Nous avons été cette année-là le troisième plus gros kickstarter au monde en jeu vidéo. Ce succès nous a permis de lever plus de fonds et d’aller jusqu’au lancement de l’alpha du jeu, qui est une version de test plus poussée. Cette version a été précommercialisée auprès des joueurs les plus motivés pour nous aider à tester et à continuer le développement. Nous avons rencontré un franc succès avec près de 30 000 joueurs déjà dans la communauté (c’est un gros chiffre à ce stade de maturité). Fort de cela, nous venons de conclure une nouvelle levée de fonds de 10 M€, qui va servir à financer la finalisation du développement de Dual Universe et à atteindre la rentabilité. Pour accélérer le développement de l’équipe (actuellement 50 personnes à Paris), nous venons d’ouvrir une antenne à Montréal, qui est un des pôles mondiaux du jeu vidéo, avec pour objectif de doubler la taille de Novaquark d’ici à fin 2019. Le jeu devrait en principe sortir en version betâ (c’est-à-dire quasi terminé) à l’été 2020.
Quels sont les grands défis à venir dans le monde du jeu vidéo ?
Le marché du jeu vidéo se porte très bien. On peut dire que le défi est de continuer à croître, avec une offre qui évolue et des moyens d’accès de plus en plus nombreux. Google a annoncé récemment à la Game Developers Conference (GDC) de San Francisco le lancement de sa plate-forme « Stadia » destinée au cloud gaming, sur le principe du streaming. Avantage : plus besoin de mettre à jour sa machine, plus besoin de l’acheter, plus besoin d’installer de jeu, etc. Tout est clé en main. Vous pouvez même en principe jouer à votre jeu favori depuis une simple TV. Personne ne sait quel va être l’impact à long terme de ce type de technologie, mais il est tout à fait possible que cela transforme le paysage du jeu vidéo en profondeur, ouvrant la porte à de nouveaux business modèles, tout en élargissant encore le marché car il n’y a plus besoin d’acheter de console pour jouer. Ce qui est sûr, c’est que le monde du jeu vidéo n’a cessé de se transformer depuis ses origines, porté par de nouvelles technologies. C’est sans doute l’une des industries les plus innovantes et c’est ce qui rend ce domaine passionnant.
“Il faut arrêter d’associer jeu vidéo et ados.
L’âge moyen du joueur
de jeu vidéo en 2019 est de 35 ans !”
On a du mal à croire que cela concerne plus que quelques millions d’ados ; quelle est la taille réelle du marché ?
Il faut arrêter d’associer jeu vidéo et ados. L’âge moyen du joueur de jeu vidéo en 2019 est de 35 ans ! Il y a plusieurs générations d’ados qui, en grandissant, ont continué à jouer et à apprécier le jeu vidéo, souvent avec des exigences de plus en plus grandes. On a clairement un marché pour les ados, avec des jeux parfois assez basiques, mais il y a de plus en plus de joueurs à la recherche d’expériences plus profondes, plus intéressantes. L’âge moyen du joueur recule d’un an par année, car les joueurs continuent de jouer (la rupture est autour de 45 ans actuellement : en général, si vous avez plus de 45 ans, vous ne jouez pas et vous ne comprenez pas très bien l’intérêt des jeux vidéo, que vous associez exclusivement à l’adolescence). Nous aurons un jour des maisons de retraite emplies de gamers ! Pour donner quelques chiffres, le marché du jeu vidéo était de 43,8 milliards de dollars en 2018, en hausse de 18 % par rapport à 2017.
Une part du financement du projet est passée par un financement participatif. Pourquoi avoir fait ce choix ?
Je n’avais jamais développé professionnellement de jeu vidéo auparavant et il était très difficile d’être crédible avec de surcroît une idée innovante comme celle de Dual Universe. Il fallait absolument légitimer le projet en faisant appel à la communauté des joueurs et emporter un premier succès. Le financement participatif nous a permis d’approcher nos futurs clients, alors que le jeu n’était encore qu’à un stade embryonnaire, et de mesurer l’intérêt suscité. Cette étape nous a permis de récolter un peu d’argent, mais aussi et surtout d’obtenir la crédibilité dont nous avions besoin pour ensuite lever des fonds plus conséquents.
Pourra-t-on un jour arriver au monde décrit par Ready Player One ?
Si on parle du monde réel tel qu’il est décrit dans le livre (une sorte de désolation mondiale déprimante), je n’en sais rien. C’est possible, mais je reste un optimiste ! Pour ce qui est de « l’Oasis », le monde virtuel au cœur de Ready Player One, je pense que nous sommes justement en train de le créer ! Bien sûr, ce sera sous une forme un peu différente, mais le concept est le même : un énorme terrain de jeu pour toute l’humanité. Mais, au-delà du jeu, il s’agit d’une expérience enrichissante : vous devez construire, inventer, découvrir, diriger des organisations parfois de plusieurs milliers de joueurs. Toutes ces choses se passent dans un monde virtuel, mais ne font pas appel à des compétences virtuelles. Il s’agit de véritables défis au travers desquels les participants peuvent développer de réelles compétences. C’est ce qu’on appelle chez Novaquark une expérience de jeu meaningful, ou porteuse de sens.
Le jeu vidéo est-il une représentation du monde réel ou est-ce l’inverse ?
Le jeu vidéo, comme toute forme d’art (car il s’agit bien d’un art), à la fois inspire et est inspiré par le monde réel. De toute évidence, Dual Universe s’inspire du monde réel : nous y retrouvons des principes de gouvernance, d’économie et de gestion sociale directement calqués sur ce que nous connaissons dans le monde réel. Symétriquement, étant donné que la possibilité est donnée aux joueurs de définir leur propre système politique ou économique, il est possible que ce terrain de jeu soit le théâtre d’expérimentations intéressantes, de nouvelles idées, qui pourraient – pourquoi pas ? – influencer le monde réel. Il ne faut néanmoins pas pousser trop loin ces analogies car, dans un jeu vidéo, beaucoup de choses fondamentales sont absentes. Pour citer quelques exemples : il n’y a pas de mort (réelle), pas de souffrance physique, pas de faim, pas de risque d’être emprisonné, et il y a une certaine forme d’anonymat derrière l’avatar de chacun. Tout cela introduit des différences assez profondes avec la dynamique du monde réel, il ne faut pas l’oublier. C’est aussi ce qui fait l’intérêt d’un monde virtuel, qui nous libère de certaines contraintes du monde réel. Mais, dans tous les cas, le parallèle reste intéressant à faire. Je pense que la frontière entre réel et virtuel va devenir de plus en plus floue et relativement vide de sens, car les ponts entre les deux formes de réalité vont se multiplier et les enjeux (bien réels) des mondes virtuels vont progressivement s’imposer dans le réel. Imaginez que vous êtes à la tête d’une nation virtuelle forte de 10 000 joueurs, avec le management que cela suppose, couvrant 5 planètes et responsable de 25 % de l’activité économique de votre secteur de la galaxie ; même si tous ces chiffres sont liés à une réalité simulée, ils sont très tangibles et « réels » pour vous qui êtes au cœur du jeu. Il y a une forme de réalité, qui dépasse la réalité physique directement observable.