Numérique européen

Numérique : le réveil européen

Dossier : Croire en l'Europe après le BrexitMagazine N°761 Janvier 2021
Par Hervé MOUREN (X67)

Tera­tec est le centre de com­pé­tence natio­nal fran­çais pour l’initiative euro­péenne EuroHPC, en vue de créer une infra­struc­ture inté­grée de cal­cul à haute per­for­mance. Son direc­teur nous pré­sente ce qui consti­tue un véri­table réveil euro­péen dans le domaine du numérique.

La crise sani­taire et éco­no­mique que nous vivons a mis en lumière le rôle majeur que jouent les tech­no­lo­gies numé­riques dans notre socié­té tant dans notre mode de vie, avec le déve­lop­pe­ment du télé­tra­vail, que dans notre éco­no­mie, avec les nou­veaux ser­vices four­nis par des pla­te­formes numé­riques. Les tech­no­lo­gies numé­riques de grande puis­sance sont au cœur de cette trans­for­ma­tion. Elles sont un for­mi­dable accé­lé­ra­teur des tran­si­tions de notre socié­té et un élé­ment fon­da­men­tal de réponse aux grands enjeux socié­taux que sont la san­té, l’alimentation, l’énergie ou la sécu­ri­té. Aujourd’hui, le numé­rique est clai­re­ment deve­nu un fac­teur essen­tiel de notre indé­pen­dance tech­no­lo­gique et industrielle.


REPÈRES

Les tech­no­lo­gies numé­riques, tirées par l’évolution de la puis­sance de cal­cul, sont deve­nues une des clés du déve­lop­pe­ment des entre­prises. La puis­sance de cal­cul, com­bi­née aux pro­grès réa­li­sés dans le domaine de la modé­li­sa­tion et de la simu­la­tion, per­met de mettre au point des pro­duits ou des ser­vices dans des condi­tions excep­tion­nelles de rapi­di­té et de pré­ci­sion. Le poten­tiel de gain est tel que ceux qui en feront le meilleur usage seront les lea­ders de demain. Nous allons voir émer­ger une foule d’intervenants nou­veaux qui, en mêlant le meilleur savoir-faire dans un domaine don­né à la puis­sance de ces tech­no­lo­gies, vont faire appa­raître des pro­duits et des ser­vices com­plè­te­ment nou­veaux et qui vont trans­for­mer radi­ca­le­ment l’activité éco­no­mique de ce secteur. 


Un réveil quelque peu tardif

La prise de conscience a été assez lente. Pen­dant trente ans, seuls les États-Unis et le Japon ont mis en place une poli­tique de déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique et indus­triel du numé­rique. Depuis quinze ans, la Chine les a rejoints et mène un effort excep­tion­nel pour en deve­nir une puis­sance domi­nante. Les Euro­péens se sont long­temps satis­faits d’une posi­tion confor­table d’acheteur, sans en mesu­rer les consé­quences à terme : leurs concur­rents avaient un accès plus rapide et bien meilleur aux nou­veaux déve­lop­pe­ments et on a vu les écarts de com­pé­tence se creu­ser, leurs uni­ver­si­tés avaient des moyens incom­pa­rables et atti­raient nos meilleurs cher­cheurs. Nous l’avons consta­té dans tous les sec­teurs. Aujourd’hui, l’Europe se réveille et c’est une très bonne chose compte tenu de l’importance des actions à mener et des moyens à mobiliser.

L’enjeu est majeur : il faut retrou­ver la maî­trise tech­no­lo­gique, déve­lop­per une dyna­mique indus­trielle et lan­cer des actions fortes de dif­fu­sion dans de nom­breux sec­teurs. C’est cet effort que l’Europe pro­pose de mener ensemble, en y asso­ciant tous les pays de l’Union. Les actions de dif­fu­sion béné­fi­cie­ront à tous et les actions de maî­trise tech­nique et indus­trielle seront plus concen­trées dans quelques pays. Les atouts de la France, notam­ment d’un côté la qua­li­té de l’école mathé­ma­tique et de la recherche infor­ma­tique et d’un autre côté la pré­sence d’industriels fran­çais au meilleur niveau (Atos Bull, Das­sault Sys­tèmes, ESI Group et de nom­breuses start-up), peuvent lui per­mettre de jouer un rôle de pre­mier plan.

Les programmes européens

Deux pro­grammes sont en cours depuis plu­sieurs années, le pre­mier lan­cé en 2010 a été l’infrastructure de recherche euro­péenne PRACE, Part­ner­ship for Advan­ced Com­pu­ting in Europe, qui a pour but de com­bler le retard de l’Europe en équi­pe­ments pour la recherche. Et en 2012, une pla­te­forme tech­no­lo­gique spé­cia­li­sée a été créée, Euro­pean Tech­no­lo­gy Plat­form for High Per­for­mance Com­pu­ting (ETP4HPC).

En mars 2017, la Com­mis­sion euro­péenne a lan­cé la décla­ra­tion EuroHPC, selon les termes de cet accord les pays signa­taires s’engagent à coopé­rer entre eux et avec la Com­mis­sion pour acqué­rir, construire et déployer une infra­struc­ture inté­grée de cal­cul à haute per­for­mance de pre­mier ordre qui se range par­mi les trois pre­mières du clas­se­ment mon­dial. L’opération, qui va mobi­li­ser plu­sieurs mil­liards d’euros, vient de démar­rer. Les appels d’offres ont été lan­cés et les centres de com­pé­tences natio­naux sont en cours de mise en place dans tous les pays. En France, c’est Tera­tec qui est le centre de com­pé­tence national.

Tera­tec est une asso­cia­tion indus­trielle créée à l’initiative du CEA, ras­sem­blant indus­triels uti­li­sa­teurs, four­nis­seurs tech­no­lo­giques et centres de recherche, et a consti­tué à Bruyères-le-Châ­tel (Essonne) un cam­pus de 300 per­sonnes. L’ensemble des pro­grammes EuroHPC doit per­mettre de cou­vrir toute la chaîne de valeur depuis la recherche et la maî­trise tech­no­lo­gique jusqu’au déploie­ment d’une infra­struc­ture de grands centres de cal­cul cou­vrant toute l’Europe et à des actions majeures de dif­fu­sion des tech­no­lo­gies numé­riques les plus avan­cées dans l’ensemble du tis­su économique.

Le domaine de la médecine

Dans le sec­teur de la méde­cine et de la san­té, une uti­li­sa­tion plus large des tech­no­lo­gies numé­riques est à notre por­tée, ouvrant la voie à des pro­grès consi­dé­rables dans la recherche de nou­veaux médi­ca­ments et de vac­cins, dans la modé­li­sa­tion épi­dé­mio­lo­gique avec des tech­niques de détec­tion des signaux faibles et dans le déve­lop­pe­ment de la méde­cine per­son­na­li­sée qui sera la grande évo­lu­tion de la méde­cine dans les années à venir. Avec les pro­grès des capa­ci­tés de déco­dage du génome, en par­ti­cu­lier celui de nou­veaux virus ou de nou­velles bac­té­ries, les puis­sances de cal­cul dis­po­nibles per­mettent d’analyser très rapi­de­ment les mil­liards de molé­cules sus­cep­tibles d’être la base d’un médi­ca­ment, faci­li­tant gran­de­ment la tâche des équipes char­gées d’évaluer in vitro leur effi­ca­ci­té et d’identifier les quelques dizaines de molé­cules ayant un poten­tiel thérapeutique. 

La mul­ti­pli­ca­tion des virus et des infec­tions conduit à déve­lop­per des stra­té­gies de vac­ci­na­tion à grande échelle, à l’échelle de la popu­la­tion d’un pays ou d’un conti­nent. La pro­duc­tion de ces vac­cins néces­site une maî­trise par­faite des pro­ces­sus indus­triels et la mise en place d’une tra­ça­bi­li­té sans faille. Les tech­no­lo­gies d’optimisation et de sui­vi des pro­ces­sus indus­triels, à l’image des actions menées dans d’autres sec­teurs indus­triels, doivent per­mettre de dis­po­ser de capa­ci­tés indus­trielles per­for­mantes et sécu­ri­sées dans nos pays. À l’instar de ce qui est main­te­nant mature dans l’industrie – et les cos­mé­tiques –, il est main­te­nant pos­sible de déve­lop­per des « jumeaux numé­riques » ren­dant compte du com­por­te­ment de tel organe, et dans un proche ave­nir d’un ensemble d’organes, face à un trai­te­ment ou un médi­ca­ment. Ces exemples montrent l’efficacité de la com­bi­nai­son entre savoir-faire et puis­sance numé­rique, qui devient une des clés du déve­lop­pe­ment de très nom­breux secteurs.


Joint Undertaking

Une entre­prise com­mune (Joint Under­ta­king) a été créée en novembre 2018 et la Com­mis­sion a décla­ré : « L’entreprise com­mune EuroHPC sti­mu­le­ra le déve­lop­pe­ment, en Europe, d’une chaîne d’approvisionnement com­pé­ti­tive dans le domaine du cal­cul et des don­nées, grâce à des mar­chés publics. Par l’intermédiaire de ses centres de com­pé­tences, elle met­tra davan­tage les uni­ver­si­tés, l’industrie, les petites et moyennes entre­prises et les ser­vices publics euro­péens en mesure d’agir et leur offri­ra un accès à un large éven­tail de res­sources, de ser­vices et d’instruments pour amé­lio­rer leurs com­pé­tences numé­riques et innover. » 


Le domaine de la nature

Le sec­teur de l’agriculture et de l’alimentation est un sec­teur essen­tiel en termes de pro­duc­tion, de qua­li­té, d’environnement et de déve­lop­pe­ment éco­no­mique. Le numé­rique se déve­loppe à la fois dans les phases de pro­duc­tion au sein d’un cadre res­pec­tueux de l’environnement et des res­sources natu­relles et dans celles de trans­for­ma­tion de la chaîne agroa­li­men­taire, qui repré­sente une part très impor­tante de la valeur des pro­duits consommés. 

Les carac­té­ris­tiques spé­ci­fiques du sec­teur, du fait notam­ment du carac­tère aléa­toire des pro­duc­tions agri­coles et des exi­gences fortes de qua­li­té et de tra­ça­bi­li­té, néces­sitent des outils de plus en plus sophis­ti­qués. L’optimisation de ces pro­ces­sus est un objec­tif essen­tiel, pour laquelle les tech­no­lo­gies numé­riques sont l’outil indis­pen­sable. Dans le domaine de l’environ­nement et des res­sources natu­relles, les outils de modé­li­sa­tion et d’apprentissage par les don­nées vont être au centre des tech­niques per­met­tant une approche sys­té­mique des pro­blé­ma­tiques environ­nementales, en par­ti­cu­lier pour la ges­tion et l’exploitation rai­son­née des res­sources natu­relles, pour la ges­tion des terres et pour l’urbanisation.

Le domaine de l’industrie

Dans le monde de l’industrie manu­fac­tu­rière, les objec­tifs majeurs sont de maî­tri­ser la concep­tion des nou­veaux pro­duits et ser­vices et de dis­po­ser d’outils de pro­duc­tion per­met­tant une pro­duc­tion dans des condi­tions éco­no­mi­que­ment accep­tables sur nos ter­ri­toires, pour main­te­nir ou retrou­ver notre sou­ve­rai­ne­té et notre indé­pen­dance dans des domaines stra­té­giques. Le numé­rique va jouer un rôle fon­da­men­tal dans plu­sieurs domaines clés. 

La fabri­ca­tion addi­tive est deve­nue une des com­po­santes majeures de l’industrie du futur. Elle sera sans conteste un atout pour per­mettre la relo­ca­li­sa­tion de nom­breuses pro­duc­tions manu­facturières, à condi­tion de par­ve­nir à une pro­duc­tion en grande série et à bas coût, et garan­tis­sant la qua­li­té des pro­duits, ce qui passe par la cer­ti­fi­ca­tion des pro­ces­sus de pro­duc­tion. Il va fal­loir conce­voir et déve­lop­per les outils numé­riques de simu­la­tion et d’optimisation pour maî­tri­ser des pro­cé­dés de fabri­ca­tion addi­tive en grande série, en asso­ciant four­nis­seurs de ces tech­no­lo­gies (impri­mantes 3D, logi­ciels d’impression, tech­niques de com­pres­sion de la matière, etc.), indus­triels uti­li­sa­teurs et centres académiques.

“Les accélérateurs quantiques vont permettre
de gagner des ordres de grandeur.

Les maté­riaux jouent un rôle cen­tral dans la concep­tion et la fabri­ca­tion de nou­veaux pro­duits, pour les­quels les spé­ci­fi­ca­tions conduisent à requé­rir des maté­riaux n’existant pas, ou bien encore à des coûts d’obtention net­te­ment infé­rieurs à ceux exis­tant sur le mar­ché. Aucun domaine de l’industrie n’échappe à cette pro­blé­ma­tique, sans par­ler des res­tric­tions de type ITAR inter­di­sant l’importation de com­po­sants sources à l’origine des maté­riaux. Des pro­grammes doivent être lan­cés cou­vrant non seule­ment la concep­tion et la fabri­ca­tion de nou­veaux maté­riaux mais aus­si leur usage, per­met­tant ain­si de modé­li­ser la fatigue et l’usure du maté­riau en fonctionnement. 

Pour rele­ver ces défis les tech­no­lo­gies numé­riques de modé­li­sa­tion et de simu­la­tion sont un élé­ment majeur. L’Europe pour gagner son pari de réin­dus­tria­li­sa­tion com­pé­ti­tive doit dis­po­ser de la maî­trise totale des outils de modé­li­sa­tion numé­rique et d’optimisation. Une telle approche opti­mi­sée est la condi­tion indis­pen­sable pour réim­plan­ter en Europe des pro­cé­dés de fabri­ca­tion avec des coûts de fabri­ca­tion com­pé­ti­tifs, res­pec­tueux de l’environnement et fru­gaux en termes de consom­ma­tion de matière pre­mière et d’énergie. Le DoE amé­ri­cain (Depart­ment of Ener­gy) sub­ven­tionne de nom­breux pro­jets sur ce thème.

Le rôle des industriels

Des évo­lu­tions de même nature vont se pro­duire dans la plu­part des sec­teurs indus­triels avec un point cen­tral com­mun : c’est le code­si­gn ou la cocon­cep­tion qui per­met de réa­li­ser ces avan­cées. C’est la col­la­bo­ra­tion étroite entre un indus­triel qui dis­pose d’un savoir-faire et un four­nis­seur tech­no­lo­gique qui per­met de défi­nir ensemble les carac­té­ris­tiques des nou­velles solu­tions, qui seront for­cé­ment d’une nature dif­fé­rente de celles uti­li­sées aujourd’hui. On n’est plus dans l’homothétie ou l’automatisation, les dif­fé­rences sont trop impor­tantes. Et cela s’applique dans les deux sens, les four­nis­seurs de tech­no­lo­gie ont besoin pour déter­mi­ner les opti­mi­sa­tions d’architecture de leurs futurs pro­duits de com­prendre la nature des pro­blèmes posés chez leurs utilisateurs.

Ça s’applique aus­si bien aux archi­tec­tures maté­rielles et logi­cielles qu’à l’algorithmique et va néces­si­ter un chan­ge­ment de rôle des indus­triels : il ne s’agit plus de choi­sir une offre plu­tôt qu’une autre, mais de tra­vailler avec des four­nis­seurs tech­no­lo­giques sur la concep­tion et la mise en œuvre de solu­tions radi­ca­le­ment nou­velles qui ne sont presque jamais des pro­lon­ga­tions de solu­tions exis­tantes. Quand le numé­rique, au-delà de la simu­la­tion et de la modé­li­sa­tion, intègre l’apprentissage par les don­nées, c’est une nou­velle dimen­sion qui s’ajoute et d’autres vont arriver.

L’accélération va se pour­suivre : on devrait dis­po­ser bien­tôt d’accélérateurs quan­tiques per­met­tant de gagner des ordres de gran­deur. Les pro­grès sont tels qu’on va pou­voir tra­vailler sur des modé­li­sa­tions beau­coup plus détaillées, que ce soit en phy­sique ou en bio­lo­gie, donc néces­si­tant de nou­velles algo­rith­miques et de nou­velles archi­tec­tures. Ce tra­vail doit être fait en com­mun et cer­tains grands uti­li­sa­teurs sont prêts à s’engager à par­ti­ci­per aux déve­lop­pe­ments. Cela va être la grande affaire des années à venir et l’engagement de l’Europe sera essen­tiel pour le réaliser.


Consul­tez notre dos­sier Simu­la­tions et super­cal­cu­la­teurs dans La Jaune et la Rouge n° 732, février 2018.

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