Numérisation, nouvelles mobilités : où va la valeur ajoutée ?
La création de valeur est en train de basculer du hardware vers le software et les services. ». Et les nouveaux entrants ont des compétences immenses et pour certains des moyens financiers gigantesques. Les constructeurs automobiles sauront-ils résister ? Il faut au moins qu’ils s’adaptent rapidement, avec leurs réseaux de distribution, à la demande des consommateurs connectés.
Google, Apple, Tesla, Uber : leurs velléités automobiles ne font plus sourire les grands constructeurs. Leurs compétences font même envie : logiciel, intelligence artificielle, machine learning, architectures en nuage, interfaces homme-machine et même conception et marketing. Sans parler – pour les deux premières – de leurs réserves de trésorerie.
“ Google, Apple, Tesla, Uber ne font plus sourire les constructeurs traditionnels ”
Le P.-D.G. de BMW, H. Krüger, le dit autrement : « La création de valeur est en train de basculer du hardware que nous connaissons bien vers le software et les services. »
Et les P.-D.G. de Volkswagen, de General Motors, de Ford ou de Renault-Nissan d’ajouter que l’automobile va plus changer dans les prochaines années qu’elle ne l’a fait dans le dernier demi-siècle.
REPÈRES
L’exemple des États-Unis donne une idée des ordres de grandeur dans la chaîne de valeur automobile. La vente de voitures neuves représente 510 milliards de dollars (dont 60 % proviennent des fournisseurs), celle des véhicules d’occasion, environ 600. Il faut y ajouter 245 pour les pièces détachées, 100 pour l’entretien et la réparation, 220 pour l’assurance. Enfin l’en-cours de crédit et de leasing vaut 905 milliards de dollars.
DES CHANGEMENTS PROFONDS DE LA CHAÎNE DE VALEUR
UNE NOUVELLE FAÇON D’ASSURER LES CONDUCTEURS
Octo Telematics absorbe les données de ses boîtiers dans plus de quatre millions de voitures dans le monde depuis une décennie et avertit en temps réel ses clients, les compagnies d’assurances, du moindre accident, du risque de blessure du conducteur, du lieu, de l’état de la voiture et de son coût estimé de réparation.
Et permet aux assureurs d’adapter leurs tarifs grâce à la notation (scoring) du conducteur, première étape vers un nouveau modèle d’affaires avec le Pay as/how you drive.
Les nouveaux entrants pourraient-ils y prendre la part du lion ? Il est vrai que l’écosystème automobile mondial est un champ de valeur alléchant, pesant plusieurs milliers de milliards de dollars.
Or, il a peu évolué depuis les années 1950–1960 : il s’est mondialisé, le crédit est devenu quasi systématique, la location-vente s’est fortement développée, les réseaux de distribution se sont concentrés, mais tout cela sans fondamentalement changer la façon dont les voitures sont achetées, utilisées et servies.
Mais, avec la révolution numérique et sous les contraintes de l’environnement et de la saturation urbaine, des changements nettement plus radicaux apparaissent à l’horizon.
DES CONSOMMATEURS CONNECTÉS
Depuis et avec l’apparition de l’iPhone (2008), des « apps », des médias sociaux, les besoins ont changé : « Simplifiez-moi la vie, aidez-moi à gagner du temps, à dépenser moins, occupez-vous de moi, soyez réactifs. » Les consommateurs choisissent Uber ou Chauffeur privé contre les taxis, BlaBlaCar contre la SNCF, Waze ou Google Maps contre les systèmes de navigation classiques des voitures. Ils veulent être connectés en conduisant sans se mettre en danger.
“ Les technologies pour faire autrement sont là ”
Mais les constructeurs et leurs réseaux de distribution s’adaptent très lentement à cette demande, laissant ainsi la porte ouverte à de nouveaux venus, les Drivy, Eliocity, TrueCar, Octo, Beepi, Zubie, Mojio, YourMechanic.com, etc., et à Google, Apple ou Amazon.
Pourtant, les technologies pour faire autrement sont là : smartphone, médias sociaux, cloud computing, voitures connectées, capteurs, big data science, intelligence artificielle.
Nous sommes dans la première phase – particulièrement lente dans l’automobile – de leur intégration, alors que la seconde, qui devrait aboutir à la conduite automatique et aux voitures sans chauffeur, se prépare.
DE NOUVELLES CONCEPTIONS DE LA MOBILITÉ
Presque tous les constructeurs (sauf Toyota et BMW) se sont résignés à installer CarPlay et Android Auto dans leurs voitures sous la pression de leurs clients.
Dans cette première phase, au-delà des solutions – très visibles et populaires – apportées par Uber, BlaBlaCar et leurs pairs, une foule de start-ups se pressent pour inventer de nouvelles façons de rendre service et d’en faire un business. Certaines sont maintenant installées et profitables.
Mais l’essentiel est peut-être l’arrivée progressive et somme toute discrète de Google et Apple à l’intérieur de la voiture. Avec le smartphone que chacun accroche sur sa planche de bord pour avoir une navigation correcte et la musique qu’il aime, ou bien avec CarPlay ou Android Auto qui lui permettront d’avoir cela et un peu plus, mais bien intégrés dans l’écran de la voiture.
Ainsi, presque tous les constructeurs (sauf Toyota et BMW) se sont résignés à installer CarPlay et Android Auto dans leurs voitures sous la pression de leurs clients.
En effet, leurs plateformes offrent la possibilité de développer des applications et des services utilisant les données du téléphone (GPS, accélération, etc.), de boîtiers ajoutés à la voiture pour quelques dizaines d’euros, voire de données provenant directement du réseau interne de la voiture, avec le consentement du constructeur.
UN JOUR, DES ROBOTS-TAXIS
Mais Google, Uber et très certainement Apple vont plus loin avec leurs projets de voitures sans chauffeur. Imaginez des voitures-robots que vous appelez avec votre smartphone et que vous utilisez éventuellement en covoiturage (l’expression anglaise ride-sharing est un peu plus claire).
“ Une très forte réduction de la pollution locale et des émissions de CO2 ”
Les simulations faites sur de grandes agglomérations montrent une réduction drastique du coût de la mobilité, du nombre de voitures en stationnement et donc une remarquable libération de l’espace urbain, une réduction des temps de transport, le recul des autobus, la croissance des transports urbains lourds (métro et trains) et, si ces flottes sont électriques, une très forte réduction de la pollution locale et des émissions de CO2.
Les distances totales parcourues sont, en revanche, en augmentation plus ou moins significative selon la proportion de covoiturage et la taille de la flotte.
Les bénéfices attendus sont tels pour les villes que leurs autorités devraient en faciliter le développement. Voilà qui est éminemment disruptif.
Des simulations de ride-sharing sur de grandes agglomérations aboutissent à une libération de l’espace urbain.
DE NOUVEAUX INTERMÉDIAIRES DÉJÀ ACTIFS
Après une longue période (soixante-dix ans) de relative stabilité des chaînes de valeur, les dynamiques que nous venons de décrire sommairement vont assurément générer des changements.
UN CONCOURS ENTRE VILLES
Aux États-Unis, le Department Of Transportation (DOT) a promis 40 millions de dollars à la ville qui gagnerait le concours Smart City et « deviendrait la première ville du pays à intégrer pleinement les nouvelles technologies innovantes – voitures autonomes, voitures connectées, capteurs intelligents – dans son réseau de transport ».
Les assureurs automobiles ont commencé leur transformation en Europe et aux États-Unis en se connectant déjà significativement aux voitures et en adaptant leur business model. Les entreprises de leasing, voire les captives financières des constructeurs, sont cependant sur le même chemin et peuvent – si leurs voitures sont connectées – combiner crédit, assurance et maintenance en mode Pay as/how you drive.
La valeur devrait migrer vers les entreprises qui sauront vendre et fournir les trois services ensemble, de façon moderne et à bon prix.
Les réseaux de distribution automobiles vont faire face aux nouveaux venus dans la vente de véhicules d’occasion, de pièces de rechange et de services où ils font l’essentiel de leurs profits. Leur chance : devenir le « hub de confiance » avec lequel chacun peut traiter en un temps minimal tout ce qu’il a à faire avec sa voiture.
L’Autopilot de Tesla est déjà utilisé par 80 000 clients.
Leurs handicaps : leur retard et leurs difficultés à se connecter de façon moderne avec leurs clients et avec les constructeurs, le coût élevé de leurs prestations, leurs coûts fixes et les rigidités imposées par les constructeurs.
Tesla a commencé à montrer qu’il y a peut-être des alternatives. Et plus encore si les véhicules électriques – qui exigent beaucoup moins de maintenance – arrivent en masse.
Hors des réseaux de marque, la distribution complexe de la pièce de rechange, souvent avec plusieurs niveaux d’intermédiaires, devra se transformer avec deux innovations qui changent le jeu : les voitures connectées et les places de marché à la façon d’Amazon.com.
Mais, là encore, l’entrée de Google et Apple dans les voitures peut ouvrir les chaînes de valeur aux nouveaux venus dans l’ensemble des services automobiles avec un effet disruptif bien supérieur.
Dans ce domaine, le seul contre-feu ne peut venir que de l’aptitude des constructeurs et de leurs réseaux à faire aussi vite et mieux pour le client final.
DES MUTATIONS AMPLIFIÉES DEMAIN
Lorsque les voitures sans conducteur commenceront à apparaître sur des zones urbaines limitées mais à fort impact économique, les changements devraient être beaucoup plus profonds.
Lorsque les voitures sans conducteur commenceront à apparaître sur des zones urbaines limitées mais à fort impact économique, les changements devraient être beaucoup plus profonds.
Symboliquement, deux nouveaux venus sont à la pointe de cette nouvelle vague d’innovation : Google avec sa Google Car et Tesla avec son Autopilot déjà utilisé par 80 000 clients et amélioré en continu grâce aux retours de ses voitures connectées et aux téléchargements de logiciels que Tesla est le seul à maîtriser aujourd’hui (over the air uploads ou OTA uploads).
Les chaînes de valeur ont déjà commencé à bouger dans l’écosystème automobile. Et elles bougeront encore beaucoup plus dans les dix prochaines années.
“ Les chaînes de valeur ont déjà commencé à bouger dans l’écosystème automobile ”
Les jeux ne sont pas faits. Les constructeurs et leurs réseaux de distribution ont des actifs immenses. Auront-ils l’agilité nécessaire pour se transformer avant que les Google, Apple, Uber, etc., ne captent de larges pans de valeur ?
« Who says elephants can’t dance ? » écrivait en 2003 Lou Gerstner, le P.-D.G. qui a transformé IBM. Mais la vague d’innovations qui arrive est bien plus massive que ce qu’IBM a eu à affronter dans les années 1990.