Ombres et lumières de l’Indonésie
L’atterrissage peut être brutal, et pas seulement quand l’avion rate la piste. Les premiers contacts avec la société indonésienne donnent lieu à de nombreux décalages culturels.
“ 240 millions d’habitants parlant 740 langues ”
Ainsi il ne faut pas s’étonner si vos collègues croient aux fantômes, embauchent un shaman pour conjurer la pluie avant un événement en extérieur ou soignent la dengue en mangeant de la goyave.
La curiosité peut même laisser place à la crainte lorsque l’un d’entre eux se met en tête de vous frotter vigoureusement une pièce de monnaie sur le dos pour « faire sortir le rhume ».
Une croissance économique soutenue
Ayant tous deux découvert l’Asie par la Chine, nous étions curieux de mieux connaître ce continent. L’opportunité d’aller en Indonésie nous a immédiatement séduits.
Ce vaste pays promettait de partager certaines des caractéristiques chinoises qui nous attiraient, comme une croissance économique soutenue permettant un recul rapide de la pauvreté et s’accompagnant de transformations sociétales profondes, tout en ayant des différences marquées avec l’empire du Milieu, du fait par exemple qu’il s’agit d’un pays géographiquement morcelé, en majorité musulman et faisant depuis peu l’expérience de la démocratie.
À l’heure où l’efficacité de celle-ci est remise en question, notamment par le « modèle » chinois, la capacité de la nouvelle Indonésie démocratique à réformer ses structures de gouvernance, longtemps marquées par le népotisme et la corruption, sera un test important.
Un succès aiderait à inverser la dynamique actuelle d’accroissement des inégalités, à maintenir la stabilité du pays et à répondre aux aspirations variées et aux défis complexes de cet archipel-monde.
Les chiffres donnent le tournis : 240 millions d’habitants, 17 500 îles, 300 groupes ethniques, 740 langues. L’île de Java, le centre administratif, abrite à elle seule 143 millions d’habitants dans un espace de la taille du Portugal et elle a l’une des densités de population les plus élevées au monde.
L’archipel s’étend le long de la « ceinture de feu », zone sujette aux tremblements de terre, tsunamis et éruptions volcaniques, ne comptant pas moins de 150 gunung api ou « montagnes de feu ».
Le Big Bang du Reformasi
L’Indonésie a été touchée de plein fouet par la crise financière asiatique de 1998. L’onde de choc fut d’abord économique avant d’atteindre le politique, mettant fin à la « présidence » de Suharto après trente et un ans de règne.
Ce changement ouvrit la voie à une réelle transition politique qui prit le nom de Reformasi.
Ayant à coeur l’unité nationale, les législateurs indonésiens posèrent les bases d’une démocratie – la troisième plus grande au monde après les démocraties indienne et américaine – et entamèrent un processus de décentralisation politique et administrative radical qui fut qualifié de Big Bang.
Depuis cette période de transition, l’économie indonésienne a connu une période de forte croissance, en moyenne de 5,6 % par an entre 2001 et 2011. Ce rapide développement économique est porté par les secteurs des matières premières et des services.
Selon le classement Forbes de 2010, 16 des 21 milliardaires que compte l’Indonésie doivent leur fortune aux mines de charbon ou aux plantations de palmiers à huile.
Une présence française
Les groupes français participent de ce dynamisme : Danone, Total, Lafarge, pour n’en citer que quelques-uns, sont présents. L’Oréal a ouvert sa plus grande unité de production au monde en périphérie de Jakarta en novembre 2012.
La principale contrainte pesant sur la croissance indonésienne semble être le manque généralisé d’infrastructures, illustré par les nombreuses difficultés logistiques auxquelles font face les entreprises de l’archipel.
Cette croissance n’est pas exempte de risques politiques, sociaux et environnementaux. La corruption demeure un problème endémique en Indonésie1, malgré les institutions démocratiques. Les politiques économiques sont parfois déroutantes, pour les acteurs économiques indonésiens comme internationaux.
Par exemple, lorsque l’État décide d’interdire l’export de certaines matières premières, l’import de certains produits, ou encore de limiter le recrutement d’ingénieurs étrangers, pour des raisons hélas pas toujours très lisibles.
Moins de pauvreté, davantage d’inégalités
Cette croissance économique s’est accompagnée d’un fort recul de la pauvreté, divisée par deux depuis 1999, mais également d’un accroissement des inégalités.
Ainsi, de nombreux Indonésiens restent dans une situation précaire alors que les classes supérieures se pressent dans les nombreux centres commerciaux de Jakarta, qui ne compte pas moins de trois boutiques Louis Vuitton.
Une classe moyenne urbaine se développe lentement, trop lentement peut-être, pour jouer le rôle central qu’elle a dans les démocraties occidentales.
MODERNITÉ ET TRADITION, DOUCEUR ET VIOLENCE
La devise de l’Indonésie évoque celle de l’Union européenne : Unité dans la diversité. L’archipel partage des défis d’intégrations parfois similaires à ceux d’une union régionale telle que la nôtre, avec de multiples types de population – austronésien et mélanésien et population immigrée comme les Chinois –, religions, cultures, langues locales.
Sur l’île de Flores, la « jolie fleur » des Portugais, l’animisme se mêle à un fervent catholicisme, au sein du pays comptant le plus de musulmans au monde. On ne trouve sur l’île pas une demeure sans une petite statue de la Vierge ou une effigie du Christ, sans que cela ne remette en cause l’autorité du shaman sur les affaires du village.
La tradition orale tient une place centrale en Indonésie. S’il existait une tradition écrite en javanais limitée aux écrits de cour, la langue nationale, le bahasa indonesia, n’a été codifié pour l’écrit qu’au début du XXe siècle.
Un des paradoxes de l’Indonésie est la coexistence d’une tradition d’accueil et de douceur des rapports humains avec des événements historiques récents d’une extrême violence. L’arrivée au pouvoir de Suharto fut marquée par l’élimination de plus de 500 000 communistes en 1965–1966, suite à une tentative de coup d’État. La crise de 1998 fut l’occasion de manifestations sanglantes qui ont enflammé le pays comme une traînée de poudre.
L’univers culturel reflète cette douceur première. Le théâtre d’ombres traditionnel, wayang, est un héritage de la culture javanaise, où les personnages répètent les épopées hindoues du Mahabharata et du Ramayana à chaque représentation. La scène culturelle contemporaine est très centrée autour des villes universitaires de Yogjakarta ainsi que de Bandung.
Jakarta, mégapole tentaculaire
Jakarta, la capitale, est un modèle réduit du développement du pays tout entier : croissance accélérée, évolutions rapides et radicales, le tout dans un style parfois chaotique et désorganisé.
L’Indonésie est le pays d’Asie à l’urbanisation la plus rapide, devant la Chine ou l’Inde. Jakarta est un « village » de 9,8 millions d’habitants qui s’étend continuellement et avale les villes alentour.
Les Indonésiens aiment combiner des mots pour décrire leur réalité mouvante : leur capitale s’appelle désormais « Jabodetabek », mot issu de la fusion des villes de JAkarta, BOgor, DEpok, TAngerang et BEKasi… unies dans une même agglomération urbaine.
La découverte de Jakarta laisse rarement indifférent : cette mégalopole asiatique manie les contrastes avec désinvolture. Les tours de bureaux y côtoient les Kampung – littéralement « villages » –, ces quartiers populaires, parfois bidonvilles ; les voitures de luxe protègent leurs propriétaires de la chaleur, de la pollution et de l’humidité pendant que des gens mangent assis au bord de la route, attroupés autour de stands de nourriture ambulants où l’on prépare nasi goreng – riz frit – ou tempe – gâteaux de soja – dans de généreuses quantités d’huile.
Les voies rapides sillonnent ces quartiers. Mais le manque de transports en commun et l’absence de plan d’urbanisme cohérent créent des embouteillages gigantesques sur les principaux axes plusieurs heures par jour. De longues files de motards attendent patiemment que la circulation reprenne pour retourner chez eux après leur journée de travail.
Travailler dans l’archipel
Clio travaille pour un cabinet de conseil en stratégie à Jakarta et est à ce titre un témoin privilégié des évolutions économiques du pays. La mondialisation à l’indonésienne a évolué depuis l’époque de Suharto, où quelques compagnies internationales avaient accès au pays en bonne entente avec les proches du régime.
“ L’Indonésie est le pays d’Asie à l’urbanisation la plus rapide ”
Aujourd’hui, les membres de ce cabinet de conseil international sont en majorité indonésiens, y compris les partners (directeurs associés), et de nombreux consultants sont issus des classes moyennes, passés par les meilleures universités indonésiennes.
La diversité des projets est à l’image des défis du pays : transformer les entreprises publiques, accompagner le gouvernement pour définir ses stratégies économiques, ou encore soutenir les entreprises nationales pour aller à l’export.
David est économiste pour une organisation internationale, dont l’une des missions est d’informer les politiques économiques.
L’approche a beaucoup d’un partenariat et consiste à venir en support de l’administration sur des questions ou enjeux précis pour apporter des analyses et solutions de nature technique. L’un de ces enjeux est de moderniser l’administration pour la rendre plus efficace et apte à répondre aux problèmes actuels.
Des personnalités indonésiennes s’illustrent également comme acteurs de premier plan de la mondialisation.
L’ancienne ministre des Finances Sri Mulyani, femme qui s’était élevée contre la corruption, est aujourd’hui Directrice des opérations de la Banque mondiale – numéro deux de l’organisation –, en charge d’une profonde restructuration de l’organisation.
Soigner les relations humaines
L’ambiance de travail est chaleureuse et une équipe s’apparente beaucoup à une famille. Soigner les relations humaines est primordial, et quelques règles doivent être respectées.
Ainsi, on s’expose à une indifférence glaciale de la part de ses collègues si l’on revient d’un déplacement, professionnel ou personnel, sans oleh-oleh, cadeau comestible à partager avec la communauté.
“ La diversité des projets est à l’image des défis du pays ”
Savoir faire preuve de flexibilité est également une qualité essentielle pour gérer son emploi du temps. À Jakarta, les fréquents embouteillages servent d’excuse à tous les retards, et il est rare qu’une réunion commence à l’heure.
Cela entame rarement la patience et la bonne humeur des participants : les Indonésiens utilisent le concept de jam karet ou « heure caoutchouc », sorte de fatalisme optimiste face aux impondérables de la vie… et de la circulation.
Quant aux codes vestimentaires, ils sont adaptés au climat tropical. Le batik, ce tissu aux motifs colorés traditionnellement tracés à la cire, est taillé en chemise pour les hommes ou en robe pour les femmes. Il fait office de tenue officielle dans toutes les situations importantes de la vie indonésienne.
Et gare à l’inculte qui aurait le malheur de le comparer, malgré les apparences, à une chemise à fleurs. Il s’attirerait immédiatement le mépris des Indonésiens.
Enfin si le travail devient une valeur toujours plus importante pour les élites urbaines, la famille et les traditions continuent d’occuper une place centrale.
La religion, loin d’être une affaire privée, joue un rôle social de premier ordre. Les gens vont prier plusieurs fois par jour, en particulier le vendredi, journée où l’on prend le temps de palabrer entre collègues.
Décalages culturels : ne pas s’étonner si vos collègues croient aux fantômes, embauchent un shaman pour conjurer la pluie ou soignent la dengue en mangeant de la goyave.
Le Ramadan est l’occasion pendant environ un mois de passer plus de temps en famille.
Jokowi, la nouvelle génération au pouvoir
Le nouveau président Joko Widodo, plus connu sous son surnom affectueux de « Jokowi », incarne un espoir en matière de lutte contre la corruption et d’efficacité administrative. Jokowi incarne une nouvelle génération de politiciens, souvent issus des échelons locaux.
Il débuta sa carrière en tant que maire de Solo, une grande ville du centre de Java. Avant son élection en 2005, c’était la ville sumbu pendek, à la mèche courte, prête à exploser.
Au premier plan lors des émeutes de 1998, foyer du réseau terroriste à l’origine des attentats de Bali de 2002, la ville était connue pour son climat de violence alimenté par un taux de chômage élevé et des services publics déficients.
Elle est aujourd’hui une ville prospère attirant de nombreux touristes.
Son souci d’améliorer le système de santé à Solo comme à Jakarta, où il fut ensuite gouverneur et introduisit la kartu sehat ou « carte Vitale » locale, est une caractéristique clé de sa politique. Sa popularité à travers l’archipel avait fait de lui le grand favori de l’élection présidentielle de juillet 2014.
Il n’est pas sans rappeler le président d’une autre grande démocratie. Barack Obama est lui aussi très populaire en Indonésie, notamment car il a passé une partie de son enfance à Jakarta et parlerait même quelques mots d’indonésien.
Le principal adversaire de Jokowi pour les élections était Prabowo Subianto, le gendre de Suharto. Accusé d’avoir organisé des « disparitions » d’étudiants dissidents et des massacres d’opposants au Timor- Oriental pour le compte de son beau-père, l’ancien général en chef des forces armées « spéciales » est interdit d’entrée aux États-Unis pour violation des droits de l’homme.
L’élection de Jokowi le 22 juillet dernier est un signe encourageant pour cette jeune démocratie.
En effet, les deux candidats Prabowo et Jokowi incarnaient des visions du pays bien différentes, et pouvaient lui permettre de réaliser enfin les promesses de l’après-Suharto et ses rêves de démocratie, ou le condamner à rejouer une fois de plus les mêmes drames trop connus, comme au théâtre d’ombres.
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1. L’ONG Transparency International classait l’Indonésie 114e sur 177 pays en 2013 pour les questions de corruption