Organiser le travail productif, de l’Antiquité à nos jours
Nous nous interrogeons beaucoup sur les organisations du travail qui seraient les mieux à même de favoriser les performances de nos entreprises. Seule une mise en perspective historique longue, à la fois paradigmatique et sociétale, avec ses temps longs et ses temps courts, permet de répondre à une telle question.
REPÈRES
À travers les siècles, voire les millénaires, on rencontre deux grands types d’organisation du travail qui coexistent et s’hybrident continuellement.
Le type artisanal, dominant dans des organisations productives de taille petite ou moyenne, associe, autour d’un « patron-maître » et d’une division du travail organisée en « métiers », des outillages le plus souvent autonomes.
Le type industriel se rencontre dans des organisations productives de grande taille, s’appuyant sur une division du travail relativement poussée, organisée en postes de travail placés sous le contrôle d’une organisation hiérarchique déléguée à un tiers et le plus souvent associée à des machines liées.
Ces deux grands types ont toujours coexisté suivant une loi informelle qui lierait l’importance de la division du travail à l’importance des débouchés et, donc, à l’importance du volume des échanges.
Les dynamiques productives
Les dynamiques des organisations productives constituent une composante essentielle des dynamiques des sociétés. Comme le montre si bien Bertrand Gille à propos des ingénieurs au Moyen Âge, ces dynamiques mettent en étroite relation ces situations qui lient les inventions techniques avec la représentation du monde.
Produire ensemble mais aussi partager les fruits de la production de richesses
Un élément essentiel dans ces dynamiques productives est que l’ensemble des institutions qui les supportent mobilise de façon symbiotique des rapports sociaux à la fois coopératifs et antagoniques, tant individuels que collectifs.
Dans ces organisations productives, lieux de pouvoir mais aussi lieux de plaisir et de souffrance, il s’agit de produire ensemble mais aussi de partager les fruits de la production de richesses.
Ce mode d’organisation ne préjuge pas en lui-même des formes concrètes de divisions du travail puisque, par exemple, des donneurs d’ordre dans le cadre d’un travail à façon sont des contributeurs d’un travail à domicile dont on connaît la pérennité. De même, il ne préjuge pas des formes d’organisation collectives qui existeront, si ce n’est qu’à travers les confréries, guildes, corporations et autres ordres professionnels elles tendent à opérer des pratiques restrictives à partir de contrôles sur les libertés d’accès et d’établissement, mais aussi à mettre en œuvre des pratiques de solidarités collectives.
Corporations et confréries
Ainsi, à propos de l’organisation du travail des métiers de la construction au Moyen Âge et au début des temps modernes, il peut être écrit : « Dans certaines villes ou régions, il existait des corporations, généralement organisées par les autorités civiles pour contrôler le monde ouvrier.
Toutefois corporations et autres groupements d’artisans présentaient la caractéristique commune de se doubler souvent d’une confrérie (d’où le nom de « frères »), association à but religieux (célébration d’une ou plusieurs messes annuelles, participation aux funérailles), caritatif (assistance aux membres malades ou en difficulté, aux veuves et aux orphelins, création éventuelle d’hospices ou hôpitaux) et convivial (banquets égayés de chants).»
Les artisans du Moyen Âge se regroupaient en confréries. Ici, le siège de la corporation des cordonniers (Scuola dei Calegheri) à Venise (Italie) .
La révolution industrielle du Moyen Âge
Segmenter l’appareil productif
Max Weber, à propos de l’organisation du travail dans l’Antiquité et, tout particulièrement dans l’Empire romain, évoque déjà les grands domaines agricoles. Pour rapprocher cette organisation productive antique de l’organisation médiévale, il note, comme caractéristique commune, l’existence d’une segmentation de l’appareil productif entre une production artisanale qui mobilise des hommes libres, et les grandes propriétés gouvernées par des régisseurs, qui mobilisent des esclaves sur un modèle militaire.
Les périodes préindustrielles s’étendent, pour l’Europe, du XVe siècle au XVIIIe siècle. On les retrouve au XIXe siècle. Mais la grande rupture dans les organisations productives de notre monde occidental s’est opérée non pas, comme on le considère le plus souvent, avec la révolution industrielle située en Angleterre au XVIIIe siècle, mais à la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance, dans une période qui associe la disparition de la servitude à un développement concomitant d’outils « mécanisés ».
Les mineurs étaient des hommes libres, les ouvriers du textile de véritables prolétaires
C’est ainsi que Jean Gimpel montre qu’il est pertinent d’évoquer une révolution industrielle du Moyen Âge, avec une révolution du monde du travail causée par un renouvellement des sources d’énergie et par les inventions technologiques.
Jean Gimpel rappelle cependant que les transformations qui se sont opérées dans « la condition des travailleurs » ne l’ont pas été sans contrastes. En attestent par exemple les écarts qui existaient entre les droits et privilèges des mineurs et le statut des ouvriers de la grande industrie médiévale du textile. Ainsi, écrit-il, « les mineurs étaient des hommes libres, alors que les ouvriers du textile des villes industrielles de Flandre et d’Italie formaient un véritable prolétariat asservi à un système capitaliste ».
Réalité et évolution
Il existe un solide décalage entre la réalité et la vision très linéaire et séquentielle des évolutions. Par exemple, la tendance à assimiler une organisation productive appuyée sur une division poussée du travail à l’avènement de l’industrie manufacturière au XVIIIe siècle, suivant le modèle de la fameuse fabrique d’épingles d’Adam Smith, confortée par le taylorisme au détour du XXe siècle et la réalité.
Toutefois, un tel décalage ne remet pas en cause tout ce qui a pu être écrit sur les organisations du travail et les conditions ouvrières associées à l’industrie moderne – celle de Dickens, de Zola ou du Chaplin des Temps modernes, pas plus qu’il ne remet en cause ce qui a pu être écrit sur le travail dans les organisations productives taylorisées de l’après-guerre, aussi bien industrielles que tertiaires.
En revanche, il permet d’entrer avec subtilité dans la manière dont les constructions sociétales et les logiques culturelles se sont saisies du paradigme productif « taylorien-fordien » pour se l’approprier. Il en va ainsi, par exemple, de la singularité de l’Allemagne en raison des structures et des modalités de fonctionnement tant de sa formation professionnelle que de ses relations professionnelles.
Une industrialisation de l’artisanat
Cette révolution s’est effectuée via une « industrialisation » de l’artisanat au sein duquel est née et s’est développée peu à peu la figure emblématique du bourgeois qui allait constituer la base sociale de la révolution industrielle ultérieure, mettant ainsi en évidence ces processus longs d’incubation sociale et technique qui président à l’évolution de toutes les sociétés. En introduisant une perspective de long terme, il est intéressant de constater une similitude avec ce qui a existé plusieurs siècles plus tard en Amérique centrale et dans les États du sud des États-Unis.
Pour Max Weber, l’effondrement de l’Empire romain serait moins dû aux envahissements des « peuples barbares » qu’à une perte de compétitivité des grands domaines liée à l’assèchement des ressources en esclaves.
La logique de l’honneur
En France, avec ses lignes hiérarchiques les plus longues de tous les pays industrialisés, la « logique de l’honneur » est revendiquée par les ouvriers, même les moins qualifiés, comme base de leur « noblesse » professionnelle.
Vers un modèle néoartisanal de services sur mesure numérisés
Elle intervient comme une sorte de contre-pouvoir dans ce redoutable classement du noble et du vil des fonctions, vision qui détermine des rangs autant que des statuts et qui vient si bien entraver les coopérations tant recherchées par nos managers en quête d’efficacité productive. Elle permet également de mieux cerner les conditions de réussite des processus actuels de déconstruction et reconstruction de ce paradigme via ce que nous avons appelé « un modèle néoartisanal de services sur mesure numérisés », s’appuyant sur des générations nouvelles de technologies de l’information et de la communication (technologies qualifiées d’intelligentes) ainsi que sur des entreprises « environnementalement » et socialement responsables.
Cela pourrait constituer les prémices d’une nouvelle « révolution industrielle » susceptible de remettre en cause notre civilisation.