Où construire en Île-de-France ?

Dossier : Le logement, un enjeu de sociétéMagazine N°681 Janvier 2013
Par Gilles BOUVELOT (76)

REPÈRES

REPÈRES
Le loge­ment, a for­tio­ri le fon­cier, n’est pas un bien trans­por­table ni sub­sti­tuable. Il est, en fait, unique : chaque ter­rain est unique, chaque opé­ra­tion de loge­ment est un pro­to­type. Qui plus est, le pro­ces­sus de pro­duc­tion est long : dix­huit mois à deux ans pour la construc­tion pro­pre­ment dite, mais au moins autant en amont pour le mon­tage de l’opération. Enfin, l’information est tota­le­ment asy­mé­trique, même si le déve­lop­pe­ment de l’économie numé­rique atté­nue cela désor­mais. Pas de mar­ché pur et par­fait donc, mais des jeux d’acteurs, en petit nombre et avec leur ratio­na­li­té propre.

« Le fon­cier est rare, donc il est cher… et comme c’est la matière pre­mière de la ville et du loge­ment, il ne faut pas s’étonner que le loge­ment soit de plus en plus cher. »

C’est là le dis­cours simple et impla­cable de la plu­part des pro­ta­go­nistes, à com­men­cer par les pro­duc­teurs de loge­ments eux-mêmes (les pro­mo­teurs, en par­ti­cu­lier). On l’entend tout par­ti­cu­liè­re­ment en Île-de-France, ter­ri­toire confron­té à la plus grave crise du loge­ment depuis soixante ans.

La valeur de développement

Équi­li­brer
La « valeur d’usage » d’un bien immo­bi­lier exis­tant se cal­cule par réfé­rence à un mar­ché local, s’il existe suf­fi­sam­ment de réfé­rences (cas des pavillons), ou par capi­ta­li­sa­tion d’un ren­de­ment loca­tif (cas des hôtels d’entreprises, des par­kings urbains, etc.).
Si la « valeur de déve­lop­pe­ment » est supé­rieure ou égale à la « valeur d’usage » ini­tiale du bien, un accord « gagnant-gagnant » est pos­sible avec le pro­prié­taire. Sinon, l’opération n’est pas équi­li­brée, et seule une sub­ven­tion publique peut per­mettre sa réalisation.
La dif­fé­rence entre valeur de déve­lop­pe­ment et valeur d’usage peut être consi­dé­rée comme la « rente fon­cière », le sur­pro­fit dont le par­tage entre les dif­fé­rents acteurs est fina­le­ment l’enjeu de toutes les transactions.

La clé de la muta­tion d’un fon­cier, c’est le célèbre « compte à rebours » du construc­teur qui per­met de déter­mi­ner la valeur de déve­lop­pe­ment de chaque ter­rain au regard de sa situa­tion. Le chiffre d’affaires est le pro­duit de la sur­face com­mer­cia­li­sable construite par le prix de vente moyen.

Les postes de dépenses sont d’abord les coûts de construc­tion et les frais liés (études, etc.), dépenses qui sont pro­por­tion­nelles à la sur­face construite en pre­mière ana­lyse. Il y a ensuite les postes pro­por­tion­nels au chiffre d’affaires (marge, assu­rances, frais de com­mer­cia­li­sa­tion), et, pour finir, les postes liés au ter­rain lui-même (acqui­si­tion du ter­rain brut et éven­tuels tra­vaux de requa­li­fi­ca­tion, démo­li­tion, dépollution).

Les frais de requa­li­fi­ca­tion peuvent peser lour­de­ment sur le bilan

Les frais de requa­li­fi­ca­tion sont fonc­tion de la situa­tion de chaque ter­rain et doivent être éva­lués avec soin car ils peuvent peser lour­de­ment sur le bilan, dans le cas par exemple des friches indus­trielles for­te­ment pol­luées. Le prix que le pro­mo­teur peut offrir pour un ter­rain résulte de la dif­fé­rence entre le chiffre d’affaires et la somme des fac­teurs de dépenses énu­mé­rés ci-des­sus. C’est la « valeur de développement ».

Les variations de la rente foncière

La valeur de déve­lop­pe­ment et ses évo­lu­tions dépendent de fac­teurs externes au ter­rain. Une aug­men­ta­tion de la construc­ti­bi­li­té se réper­cute de manière pro­por­tion­nelle sur tous les fac­teurs (chiffre d’affaires, coût de construc­tion, etc.) et donc aus­si sur la valeur de déve­lop­pe­ment. Une aug­men­ta­tion des prix immo­bi­liers du même niveau a le même effet sur le chiffre d’affaires mais, comme les coûts de construc­tion sont inchan­gés, la nou­velle valeur de déve­lop­pe­ment béné­fi­cie d’un effet de levier d’autant plus impor­tant que ce poste est faible au départ.

Ces deux évé­ne­ments (hausse du prix immo­bi­lier, hausse de la construc­ti­bi­li­té) ont pour effet de rendre « mutables » de nou­veaux ter­rains, ceux dont la valeur d’usage est cou­verte par la nou­velle valeur de déve­lop­pe­ment. Ain­si, à Paris intra-muros, on n’a jamais autant construit de loge­ments que depuis cinq ans, parce que la hausse à deux chiffres des prix de vente a per­mis aux pro­mo­teurs de faire des offres de plus en plus attrac­tives aux pro­prié­taires de par­kings urbains, de petits immeubles de bureaux, offres qui finissent par deve­nir supé­rieures à la valeur de ren­de­ment, pour­tant éle­vée, de ces biens.

La règle du fon­cier d’occasion, ou de renou­vel­le­ment en lan­gage urbain, c’est-à-dire du fon­cier qui a une valeur d’usage anté­rieure réelle, est que plus il est cher, et moins il est rare.

Un mouvement permanent

L’analyse qui pré­cède pour­rait être nuan­cée sur plu­sieurs points. Ain­si, les coûts uni­taires de construc­tion ont ten­dance à croître légè­re­ment avec la den­si­té. Ensuite, dans cer­tains cas, un accrois­se­ment de den­si­té, donc de hau­teur d’un immeuble, conduit à accroître aus­si sa pro­fon­deur pour créer un niveau de par­king sup­plé­men­taire et donc à devoir exca­ver deux fois plus de terres pol­luées, etc.

Enfin, les sché­mas cor­res­pondent à des états d’équilibre, alors que l’immobilier est un jeu d’acteurs en mou­ve­ment per­ma­nent. En cas d’augmentation rapide des prix, sous l’influence d’un nou­veau dis­po­si­tif fis­cal par exemple, c’est la marge du pro­mo­teur qui capte la rente pour toutes les opé­ra­tions « en cours », dont les ter­rains sont acquis et les mar­chés de tra­vaux signés. Puis les entre­prises de construc­tion se rendent vite compte de l’existence de cette manne et adaptent leurs prix, etc.

Une recherche d’optimisation

Mais, en défi­ni­tive, ces nuances sont de second ordre par rap­port au phé­no­mène prin­ci­pal, à savoir la dia­lec­tique valeur de déve­lop­pe­ment contre valeur d’usage que chaque acteur cherche à opti­mi­ser à son profit.

Un nombre d’acteurs limi­té, à ratio­na­li­té limi­tée, trai­tant des actifs spécifiques

Cela dans un contexte où la règle du jeu, à savoir la construc­ti­bi­li­té enté­ri­née par la col­lec­ti­vi­té publique à tra­vers des docu­ments d’urbanisme, est en prin­cipe une don­née éta­blie, mais est en pra­tique par­fois négo­ciable (c’est ce que l’on appelle l’urbanisme de pro­jet : le pro­jet avant la règle).

Le com­por­te­ment des acteurs et la fixa­tion des prix ne pro­cèdent donc pas d’une confron­ta­tion large entre l’offre et la demande sur un mar­ché impor­tant, pur et par­fait, mais d’une recherche d’optimisation des coûts de tran­sac­tion, et de maî­trise des risques au cas par cas. Des recherches récentes concluent que c’est la théo­rie dite de la Nou­velle Éco­no­mie ins­ti­tu­tion­nelle qui s’applique le mieux au domaine immo­bi­lier et fon­cier : nombre d’acteurs limi­té, à ratio­na­li­té limi­tée, trai­tant des actifs spécifiques.

Trois types de rente

Les coûts de libération
Il existe aus­si des fac­teurs liés aux ter­rains eux-mêmes, à savoir les coûts tech­niques de libé­ra­tion dès lors que le ter­rain est bâti (démo­li­tion, avec bien sou­vent et préa­la­ble­ment le très coû­teux désa­mian­tage), ou pol­lué (trai­te­ment et mise en décharge des terres pol­luées), ou occu­pé (indem­ni­tés d’éviction des occu­pants). Tous ces frais viennent mino­rer la valeur nette de développement.
Dans cer­tains cas de friches indus­trielles très pol­luées, cette valeur nette de déve­lop­pe­ment peut même être néga­tive si la den­si­té auto­ri­sée n’est pas suf­fi­sante. Cela a pu abou­tir dans le pas­sé à « geler » de tels fon­ciers (pour­tant dénués de valeur d’usage, s’agissant de friches).

On peut ain­si mieux cer­ner la dimen­sion plu­rielle de la rente fon­cière, en se réfé­rant aux dif­fé­rentes théo­ries éco­no­miques sur la ques­tion. Il y a, en pre­mier, lieu une rente « abso­lue » liée au chan­ge­ment de construc­ti­bi­li­té du ter­rain. Il y a ensuite une rente de « mono­pole » liée à la loca­li­sa­tion et donc aux prix immo­bi­liers plus ou moins éle­vés. Il y a enfin une rente « dif­fé­ren­tielle » de type néoclassique.

La frac­tion « abso­lue » de la rente est liée à une déci­sion admi­nis­tra­tive, mais aus­si et sur­tout aux inves­tis­se­ments qu’a faits la col­lec­ti­vi­té pour accueillir et des­ser­vir les nou­veaux emplois et habi­tants : voi­ries et réseaux, écoles, crèches, etc. Il est légi­time que la col­lec­ti­vi­té récu­père, au moins en par­tie, cette sur­va­leur qu’elle a contri­bué à créer, soit via des par­ti­ci­pa­tions, soit via la fis­ca­li­té des plus-values. Cela reste un sujet de débat depuis des décen­nies, encore très polé­mique aujourd’hui.

Une politique foncière

On com­prend dès lors que le libre jeu des acteurs ne peut suf­fire à lui seul à régu­ler le sys­tème et à répondre aux besoins, comme le ferait un mar­ché pur et par­fait. Les poli­tiques publiques sont néces­saires. Elles le sont orga­ni­que­ment parce que la puis­sance publique attri­bue le droit des sols et finance les équi­pe­ments, et est donc en quelque sorte copro­duc­trice. Elles le sont sur­tout parce qu’il faut à la fois anti­ci­per les besoins de demain et régu­ler des phé­no­mènes qui peuvent deve­nir chao­tiques. Cela va donc bien au-delà de l’approche mora­li­sante de la « lutte contre la spéculation ».

Il s’agit bien d’intervenir de manière dyna­mique sur l’économie du fon­cier, et en par­ti­cu­lier arti­cu­ler le temps long qui est celui de la ville et de la pla­ni­fi­ca­tion urbaine et le temps court qui est celui des opé­ra­teurs. Les outils de cette poli­tique fon­cière sont, bien sûr, la maî­trise fon­cière directe, appro­pria­tion tem­po­raire des ter­rains par la col­lec­ti­vi­té, mais aus­si la maî­trise de l’usage du fon­cier à tra­vers les outils d’urbanisme, et la maî­trise de l’économie du fon­cier à tra­vers les régimes de par­ti­ci­pa­tion. Le tout est à com­bi­ner et à arti­cu­ler dans le temps.

Le cas concret de l’Île-de-France ?

L’Île-de-France connaît depuis quelques années une crise du loge­ment majeure, avec un rythme de construc­tion de 35 000 à 40 000 loge­ments par an alors qu’il en fau­drait 70 000 pour répondre aux besoins et rat­tra­per les retards accumulés.

Autour des gares
Le SDRIF pos­tule que les trois quarts envi­ron (52 500) des 70 000 loge­ments à construire annuel­le­ment le seraient en renou­vel­le­ment urbain. Les grands pro­jets urbains autour des gares contri­bue­ront par une inten­si­fi­ca­tion forte à hau­teur de 20 000 logements.
Le solde, soit plus de 30 000 loge­ments, pro­cé­de­ra d’une den­si­fi­ca­tion « dif­fuse » géné­rée par l’évolution des docu­ments d’urbanisme.

L’Île-de-France est éga­le­ment mar­quée par un sys­tème ins­ti­tu­tion­nel très com­plexe, véri­table mil­le­feuille où la com­pé­tence sur le loge­ment et l’aménagement est par­ta­gée de fait entre l’État, la Région, les dépar­te­ments, les com­munes et les intercommunalités.

Mais l’atout de l’Île-de-France est qu’elle va dis­po­ser d’un nou­veau docu­ment de pla­ni­fi­ca­tion, un sché­ma direc­teur (le SDRIF), arti­cu­lé avec le grand pro­jet struc­tu­rant des quinze pro­chaines années, le réseau du Grand Paris, qui va accé­lé­rer voire déblo­quer la muta­tion d’un cer­tain nombre de ter­ri­toires stratégiques.

Le nou­veau sché­ma s’appuie sur une stra­té­gie très volon­ta­riste, véri­table chan­ge­ment de para­digme par rap­port aux modèles anté­rieurs : frei­ner, voire blo­quer l’extension urbaine en pri­vi­lé­giant le renou­vel­le­ment de la ville sur elle-même, c’est-à-dire sa den­si­fi­ca­tion ; déve­lop­per les trans­ports en com­mun – pas seule­ment le réseau Grand Paris – en par­ti­cu­lier les trans­ports en rocade, au détri­ment des routes.

Ces prin­cipes sont tra­duits dans une carte de des­ti­na­tion géné­rale des sols. Les sec­teurs à urba­ni­ser ou à den­si­fier sont loca­li­sés. Leur déli­mi­ta­tion fine relève des com­munes et des inter­com­mu­na­li­tés qui devront tou­te­fois res­pec­ter un cer­tain nombre de « fronts urbains » qui posent les limites de la ville.

Un gisement foncier

Il est légi­time que la col­lec­ti­vi­té récu­père la sur­va­leur qu’elle a contri­bué à créer

Se pose natu­rel­le­ment une ques­tion : quel est ce « gise­ment fon­cier » de renou­vel­le­ment, et sera-t-il suf­fi­sant ? L’examen du stock de l’EPF Île-de-France, assez repré­sen­ta­tif du fon­cier en cours de trans­for­ma­tion, nous éclaire en ordre de gran­deur. Il est consti­tué, en sur­face, de 10% de terres agri­coles (exten­sion urbaine), 20% de ter­rains urbains nus, 10 % de ter­rains urbains bâtis, dédiés à l’habitat (pavillons essen­tiel­le­ment), 15 % de ter­rains urbains bâtis, dédiés à l’activité, et inoc­cu­pés (friches), 45 % de ter­rains urbains bâtis dédiés à l’activité et occu­pés (actifs immobiliers).

En Île-de- France, le ter­rain à bâtir est donc aujourd’hui essen­tiel­le­ment – et sera de plus en plus – un ter­rain bâti. Et de plus en plus sou­vent occu­pé. Les gise­ments de friches de proche cou­ronne, issues de la dés­in­dus­tria­li­sa­tion des années 1970 à 1990, ont déjà été lar­ge­ment consom­més et ne sont, heu­reu­se­ment, pas indé­fi­ni­ment renou­ve­lables à hau­teur des besoins.

La fin des friches

On va vers la fin des friches, et donc vers la trans­for­ma­tion d’un tis­su vivant d’activités en éco­quar­tiers d’habitat et de bureaux. Cela pose deux questions.

Les actifs immo­bi­liers sont chers, ce qui implique des den­si­tés ou des prix éle­vés pour équi­li­brer les opé­ra­tions. Ce qui n’est pas tou­jours pos­sible ni sou­hai­table. Le gise­ment est donc pro­ba­ble­ment sur­es­ti­mé : ce n’est pas parce qu’un sec­teur est peu dense mor­pho­lo­gi­que­ment qu’il pour­ra muter.

Et là où la muta­tion inter­vien­dra, des fonc­tions éco­no­miques peut-être peu valo­ri­santes ou valo­ri­sées, mais néan­moins néces­saires à l’agglomération – la logis­tique en par­ti­cu­lier – se délo­ca­li­se­ront plus loin en périphérie.

Cette ségré­ga­tion éco­no­mique – les bureaux au centre, le reste en péri­phé­rie – aura un impact cer­tain sur le méta­bo­lisme de la métro­pole et consti­tue un vrai enjeu de déve­lop­pe­ment durable : le bilan car­bone des flux de camions par­tant de la grande cou­ronne pour des­ser­vir Paris et le centre vien­dra atté­nuer les gains réa­li­sés sur le bâti lui-même, qu’il s’agisse de l’habitat ou des immeubles de bureaux.

Une vision stratégique

On ne pour­ra donc pas faire l’économie, à moyen terme, si l’on veut tenir les objec­tifs du SDRIF, d’un exa­men des condi­tions et des moda­li­tés d’un déve­lop­pe­ment urbain durable et qui fasse ville, la dénon­cia­tion de l’étalement ne pou­vant à elle seule être une stra­té­gie. On ne fera pas non plus l’économie – et, heu­reu­se­ment, la prise de conscience est en cours – d’une vision stra­té­gique ter­ri­to­ria­li­sée de l’activité éco­no­mique dans sa diver­si­té, à l’instar de ce qui existe aujourd’hui pour la diver­si­té de l’habitat à tra­vers notam­ment la loi SRU.

Car c’est l’équilibre de la métro­pole fran­ci­lienne qui est en jeu.

Commentaire

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bru­netrépondre
7 janvier 2013 à 13 h 55 min

Pour­quoi 70 000 loge­ments par an
D’où vient ce chiffre de 70 000 loge­ments par an.
Quelles sont les hypo­thèses qui arrivent à un tel chiffre ?

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