Où en sont les créations d’entreprises en France ?
Des chiffres trompeurs
La Jaune et la Rouge s’intéresse aux créations d’entreprises depuis de nombreuses années. Il y a cinq ans, Georges Comès (54) nous montrait, statistiques en mains, qu’il manquait en France 800 000 PME et en 1999 un numéro spécial titrait déjà « La France a besoin d’entrepreneurs ».
Mais la grande presse ne s’intéresse qu’aux mammouths : les pages économiques du Figaro sont calquées sur ses pages sportives. Pébereau remplace Zidane, Vivendi Universal remplace le PSG, il n’y est toujours question que des cinquante premières entreprises mondiales, mis à part quelques échos sur les petits patrons malchanceux.
Et voilà que le radioscope de Rolf Hickmann, après avoir fait ses preuves aux États-Unis, se branche sur les entreprises françaises et nous fait découvrir que ce sont les TPE (très petites entreprises) naissantes qui sont à l’origine du développement des emplois. La soi-disant croissance des MGE était due tout simplement à la montée dans la classe supérieure de TPE grandissantes.
Ses chiffres, authentifiés, sont les suivants : en France, de 1991 à 1998, à partir d’un stock initial de 3,7 millions d’emplois dans les TPE :
- 1,7 million a été perdu du fait des disparitions,
- mais 1,2 million a été gagné par les entreprises survivantes,
- et 2,4 millions ont été gagnés par les créations.
Au total 1,9 million d’emplois supplémentaires, soit une hausse de 48 % sur le stock initial.
Pendant la même période, le stock d’emplois des entreprises classées en 1991 dans les catégories PME-MGE dépérissait de 1,8 million faute de croissance et de créations ; mais en s’appropriant les victoires des TPE qui, en croissant, étaient passées dans leur camp, ces catégories ont donné l’apparence d’une croissance propre.
Nous nous intéressons donc, ci-après, à la création des entreprises qui démarrent à toute petite échelle.
François Hurel, président de l’Association pour la Création d’entreprises depuis dix ans, vient de donner quelques chiffres édifiants à son nouveau gouvernement : le nombre annuel de créations d’entreprises pour 10 000 habitants est de 44 en France contre 62 aux États-Unis, 88 en Espagne, 65 en Italie.
À la vérité, ces chiffres ne sont pas très sûrs, parce qu’on ne sait pas si dans ces différents pays les mots « entreprise » et « création » signifient la même chose. Déjà en France, le chiffre varie en 2001 selon le sens des mots ; de 177 000 à 271 000 créations, le dernier chiffre correspondant à l’addition des :
- créations ex nihilo (177 000),
- résurrections d’entreprises dans le coma (52 000),
- reprises d’entreprises en difficulté (42 000).
Période 1985–1995 | |||
Création | Disparition | Solde | |
France | 13,8% | 13,4% | +0,4 |
États-Unis | 17,7% | 14,1% | +3,6 |
Allemagne | 15,9% | 12,6% | +4,3 |
Autres chiffres, plus significatifs quoique anciens, cités par Bernard Zimmern dans son ouvrage solidement documenté À tout fonctionnaire son chômeur. Il compare les taux de création/disparition, par rapport au parc d’entreprises existantes, avec nécessairement le même concept d’entreprise au numérateur et au dénominateur :
La situation de la France ne semble pas s’être améliorée depuis vingt ans : hormis des oscillations liées à la conjoncture économique, le recul des créations depuis 1984 est de 8 %.
Ce phénomène global mérite d’être analysé.
Qu’est-ce qui progresse ? Qu’est-ce qui régresse ?
Il faut savoir que 80 % des créations sont faites par un individu seul (aucun salarié) dans le but de créer son emploi et pour la plupart sans perspective de développement. Ce qu’on appelle « très petites entreprises » (TPE), c’est donc à 77 % des travailleurs indépendants (cordonnier, infirmière libérale, cabinet médical…) sans perspective de croissance. Il n’y a rien à leur reprocher : ce sont environ 200 000 personnes qui ne sont candidates ni à la fonction publique ni à la protection du salariat d’entreprise, et qui apportent pendant quelques années (en moyenne six ans) 200 000 emplois dans notre pays.
Mais ce sont les 23 % restants (65 000 créations) qui nous intéressent le plus et qu’il faudrait multiplier par 2 ou 3 pour rattraper, en une dizaine d’années, notre retard.
Aujourd’hui, plus du tiers de ces entreprises (environ 26 000) disparaissent au bout de cinq ans, dont une partie, par rachat (ce qui conserve partiellement l’emploi), et 10 % seulement par faillite. Les autres progressent : environ 6 000 d’entre elles dépassent le seuil des TPE (10 salariés) et sont donc placées sur la rampe de lancement du vrai développement (même si elles doivent un jour, pour raisons diverses, s’agréger à un plus grand groupe).
Au total, au bout de dix ans, ce sont 4 millions d’emplois créés par les entreprises nouvelles, soit 30 % des emplois du secteur privé.
Ces résultats diffèrent évidemment sensiblement d’une branche d’activité à l’autre :
- dans les branches où le ticket d’entrée est faible (petite mise de fonds, technicité rudimentaire), le turn-over créations/disparitions est élevé, de sorte qu’il faut regarder le solde, plutôt que le nombre de créations ; mais cela touche le plus souvent les créations à 0 ou 1 salarié, sans ambition ;
- dans les branches d’activité en phase de croissance (ou de déclin), le niveau des créations est beaucoup plus significatif pour l’emploi… (sauf là où la masse critique s’élève irrésistiblement et où la concentration des entreprises est inévitable). On observe une baisse de 30 % des créations – en cinq ans – dans le commerce de détail du fait des grandes surfaces tandis que dans la vente par correspondance la hausse est de 27 % et dans la restauration rapide de 12 %.
Parmi les branches professionnelles croissantes et décroissantes, on peut citer :
- les entreprises de services juridiques et informatiques qui progressent, alors que les cabinets d’étude de marché et de publicité régressent ;
- les services aux particuliers dans les domaines : santé, beauté, arts, sports, divertissement où les croissances se multiplient, alors que dans tout ce qui touche à l’habillement et aux petites réparations elles déclinent ;
- tout le BTP progresse (+ 15 %) et toute l’industrie régresse (- 30 %).
Par quels hommes et avec quels moyens sont créées les entreprises ?
Beaucoup de créateurs plafonnés
Mises à part les professions libérales, les 160 000 entreprises à 0 ou 1 salarié sans ambition de croissance sont créées par des autodidactes qui n’ont pas été gâtés par la vie (près de 40 % de chômeurs) et dont le cursus scolaire s’est arrêté en dessous du baccalauréat.
Parmi les 65 000 qui ont une ambition de croissance, le taux des « Bac + 2 (ou 3) » n’est que de 30 % (dont 10 % d’ingénieurs) et leur demande de formation complémentaire est faible, sauf en langue étrangère et en finance. Ce sont donc des gens courageux et compétents dans leur partie, mais souvent plafonnés dans leur capacité de croissance.
Les plus performants sont ceux qui se lancent à 35–45 ans après une expérience de techniciens ou de cadres salariés dans des métiers proches de ceux dont ils vont avoir besoin. Ils proviennent généralement de familles où l’entreprenariat est à l’honneur et où on parle « business » à la table commune. Mais ça ne suffit pas pour être de grands innovateurs.
Des moyens financiers sous-dimensionnés
Les moyens financiers au démarrage sont faibles.
D’après une enquête sérieuse réalisée dans l’année 2000, l’apport initial moyen d’une entreprise individuelle est de 10 000 € (62 000 F), et celui d’une entreprise en société de 14 000 € (30 % seulement au-dessus de 15 000 €).
Avec ces ressources calculées ainsi au plus juste, les entrepreneurs ont de quoi acheter leurs premiers équipements et éventuellement embaucher 1 ou 2 collaborateurs en CDD. C’est pourquoi 95 % tiennent bien le coup pendant six mois et 90 % pendant un an.
Mais c’est à partir de deux ans que la situation devient difficile, parce que les besoins en fonds de roulement ont été sous-estimés dans le business plan initial et que, l’événement de la création étant passé, ni les investisseurs ni les banquiers ne veulent continuer à financer.
Nous avons là la première explication des 50 % de fermetures au bout de trois à cinq ans.
Accompagnement
Le créateur, sauf si c’est un récidiviste bien rodé, a toujours besoin d’un accompagnement à différents stades : construction et présentation du projet, recherche de financement, constitution d’un carnet d’adresses, choix des meilleures stratégies…
Malheureusement, les créateurs sont souvent présomptueux et « indépendantistes », ils ne ressentent pas spontanément le besoin d’un accompagnement.
Il faut donc les convaincre et surtout les aider à trouver un accompagnateur avec qui ils « accrochent » bien, et qui par ailleurs soit motivé, compétent, et peu coûteux.
À cet effet, il existe des conseillers d’entreprises qui sont soit liés à une Chambre consulaire, soit consultants professionnels à prix réduit (grâce à un Fonds d’aide au conseil). Mais la position de conseilleur – non payeur – est rarement suffisante.
L’accrochage le plus solide est celui qui repose sur une interdépendance à la fois professionnelle et financière. Alain Mathieu en parle en connaisseur dans son article sur les Business Angels.
Il existe aussi des associations d’épargnants qui se mobilisent pour appuyer les porteurs de projets valables. C’est ce que fait en France le réseau « Love money », qui mériterait d’être soutenu, bien qu’on ait surtout besoin de « professional money ».
Enfin, il faut signaler la formule de l’essaimage traitée par Denis Oulès dans ce dossier.
Pour les créations d’entreprises, a‑t-on tout essayé ?
Les pouvoirs publics agissent avec les outils qu’ils possèdent, c’est-àdire : l’argent des contribuables, le pouvoir réglementaire et les établissements d’enseignement.
La FIMPE
Jacques Barache (47), décédé le 23 février dernier, a lancé en 1996 la Fondation internationale pour la moyenne et petite entreprise, couvrant dans un premier temps trois territoires : le Valais suisse, l’Émilie (Italie) et la Bretagne.
Cette Fondation a réalisé, en 2001–2002, pour la Commission européenne, un projet pilote de formation à distance sur Internet : « Les patrons forment les patrons ».
Malgré la disparition soudaine de notre camarade BARACHE, un projet d’extension du système de formation à l’ensemble de la Suisse est en cours de réalisation.
L’enseignement est cité ici quasiment pour mémoire. Non pas qu’il ne soit essentiel, mais on n’a jamais essayé sérieusement de rapprocher le monde de l’enseignement de celui de l’entreprise, a fortiori de préparer ses élèves à la création d’entreprises. Et il n’est pas étonnant que les créateurs d’entreprises soient en majorité d’anciens mauvais élèves du lycée, entrés très tôt dans la vie professionnelle.
L’argent public affecté aux créations d’entreprises est estimé à 2 milliards d’euros par an, soit environ 10 000 euros par emploi créé durable. C’est le même chiffre que celui des fonds propres de l’entreprise moyenne à son démarrage. On connaît mal les chiffres des pays étrangers, mais il est certain que ceux des États-Unis, de l’Espagne et de l’Italie sont moindres. La masse dépensée en France est donc suffisante, mais son mode de répartition fait problème : c’est là que nous rejoignons la réglementation.
La France n’est pas la seule à avoir multiplié les aides à la création d’entreprises, mais elle a battu le record de la multiplicité des canaux et des règles de distribution.
Nous n’avons pas eu la sagesse de la Grande-Bretagne en 1986, qui a annulé 480 règlements. Nous disposons de près de 1 200 types d’aides à la création d’entreprises ; il s’agit en quasi-totalité d’aides financières (subventions et exemptions de charges) qui s’accumulent pour le même projet (jusqu’à 10) et proviennent de guichets différents.
L’architecture des avantages accordés au créateur repose sur trois logiques distinctes, qui expliquent leur diversité :
- la logique économique, qui vise le renouvellement du tissu économique et le développement de l’innovation technologique. C’est celle du ministère des Affaires économiques ;
- la logique sociale, qui s’attache au maintien et au développement des emplois, particulièrement au profit des chômeurs, des RMIstes et des exclus. C’est celle du ministère des Affaires sociales ;
- la logique territoriale, qui s’intéresse à la localisation des nouvelles entreprises en favorisant les régions menacées de dépeuplement. C’est bien entendu celle de la Datar et des collectivités locales.
L’intersection de ces trois logiques conduit à des réglementations complexes, guidées par une crainte panique de l’arbitraire et du favoritisme.
Outre que ce système favorise les initiés par rapport aux non-initiés, il a l’inconvénient d’allonger les délais de création, ce qui rebute une bonne partie des porteurs de projets.
Le plus triste est que tout l’arsenal des aides à la création d’entreprises passe à côté du problème essentiel : aider le créateur à constituer autour de lui une petite équipe solidaire qui lui apporte, au moment voulu, l’argent et les compétences qui lui manquent.
En conclusion
Malgré une vieille culture paysanne défiante envers le « business », envers l’argent et envers le risque – parce que l’échec est honteux -, la France a tout ce qu’il faut pour secréter de bons créateurs d’entreprises : elle ne manque pas d’idées, ni de compétences, ni d’argent dormant, ni de réseaux d’appui à la création.
Son dynamisme créatif est freiné par la priorité absolue donnée à la justice distributive avant même que les biens à distribuer ne soient produits.
La principale recommandation à faire serait donc de disjoindre l’aide sociale et l’aide économique, c’est-à-dire :
- aider les pauvres à créer leur emploi, en les dispensant au maximum des règlements et des cotisations de toutes sortes ;
- stimuler les riches et les diplômés, d’une part en mettant à leur disposition des rampes de lancement à forte pente, d’autre part en popularisant la réussite, en déculpabilisant l’échec ponctuel, et en laissant aux gagnants les fruits de leurs efforts ou de leur audace.