Où va l’industrie chimique
La conjoncture
Ce numéro spécial de La Jaune et la Rouge, sur » La chimie et les hommes » paraît au moment où l’industrie chimique traverse une passe difficile. L’incompréhensible accident de Toulouse est dans tous les esprits, il a réveillé de vieilles hantises face au risque chimique. La fermeture définitive de l’usine AZF fut décidée sous la pression de l’opinion publique, et, à sa suite, de la plupart des hommes politiques.
Aux États-Unis, 2001 fut pour l’industrie chimique l’année la plus mauvaise des deux dernières décennies. L’augmentation du coût de l’énergie, un dollar fort, la surcapacité cumulée avec une demande réduite de la part du secteur manufacturier, du fait de la récession, et des prix de vente amoindris, en furent les principaux facteurs.
En Europe, des causes peu différentes donnèrent des résultats de même assez uniformément mauvais. Jean-Pierre Tirouflet (Rhodia) annonçait début février une perte de 213 M€ en 2001, des ventes diminuées de 2 % la même année, une réduction des effectifs de 6 % durant chacune des trois années 2001–2003, et la fermeture de 19 usines – surtout dans le secteur des fibres (nylon) et résines.
En Allemagne, la société Bayer, dont l’activité pharmaceutique a récemment subi de spectaculaires remises en question de certaines molécules pour leurs effets secondaires, s’est récemment restructurée en quatre unités opérationnelles autonomes et a entamé un redressement.
L’industrie chimique française souffre aussi de problèmes organiques. À l’heure de la mondialisation, nos particularités hexagonales, qu’il s’agisse de l’approche du risque industriel ou de notre culture technologique, compromettent ses chances. Or, c’est l’un des chefs de file de l’industrie nationale : second producteur européen après l’Allemagne, 4e dans le monde, après les États-Unis et le Japon, c’est le second secteur industriel manufacturier en France, après l’automobile et avant la métallurgie, avec un chiffre d’affaires de 85 milliards d’euros (G€), et 9 G€ en excédent de commerce extérieur. Et le paradoxe fait que cette industrie puissante, centrale dans le tissu industriel européen, ne s’enracine pas, c’est le moins qu’on puisse dire, dans un soutien enthousiaste de la population.
À l’échelle européenne, cela conduit à des frictions entre la Commission et les législateurs, d’une part, et l’industrie chimique d’autre part. Alain Perroy présente l’action du Conseil européen de l’industrie chimique (CEFIC) pour établir des accords viables.
Si les consommateurs sont, indirectement, les principaux moteurs de l’industrie chimique, en ce début du XXIe siècle, leurs préoccupations (atteintes à l’environnement, maintien de la biodiversité, risques à court ou à long terme pour la santé…) se portent sur tous les produits de consommation sans exception. Ils exigent désormais que les étagères d’un supermarché ne leur présentent que des produits authentiques, conformes aux indications de l’étiquette, sains et dénués de substances toxiques.
L’article des Martin montre éloquemment la spectaculaire montée en puissance, portée par de telles préoccupations, d’une firme multinationale au départ d’une PME familiale.
L’industrie chimique est connue pour sa cyclicité. Qu’elle soit à présent au creux de la vague n’augure pas, loin de là, un avenir sombre. C’est sans doute, au contraire, le moment de prendre conscience de ses atouts, et pas seulement des nombreux problèmes à résoudre.
Une industrie de l’innovation
L’industrie chimique ne se restreint pas, contrairement à un stéréotype bien ancré, à la production en masse de matières premières. Loin de là, ses produits se chiffrent en dizaines de milliers. De plus, de nouvelles molécules et de nouveaux matériaux sont la chair de toutes les nouvelles technologies, des fibres optiques aux semi-conducteurs, des polymères aux alliages métalliques, etc. Outre l’innovation de molécule, l’innovation de formulation est l’un des moteurs de l’industrie chimique actuelle, comme l’expose Jean-Claude Bravard dans sa contribution.
Actuellement, alors que des secteurs traditionnels (chimie minérale et chimie organique) ont subi de plein fouet la récession, l’industrie chimique française est en posture relativement saine grâce à des produits de consommation courante, tels que pharmacie, parfums et produits d’entretien, dont la croissance reste soutenue.
On peut prédire sans grand risque le désengagement de la chimie européenne de la chimie lourde (commodités), vers des produits à grande valeur ajoutée, tels que des composés chimiques de faible volume (spécialités, voir l’article de Bravard), et la catalyse hétérogène n’entraînant aucun rejet nocif dans l’environnement.
La sélection de nouveaux produits peut s’illustrer, dans la classe des polymères fluorés, par ceux qui servent de masque, dans la fabrication de nouveaux circuits imprimés. Les molécules étendues en fine couche sur le cristal de silicium sont gravées à la lumière ultraviolette. Alors que la photolithogravure à 248 nm permet une résolution de l’ordre de 150 nm, celle à 157 nm fait accéder à des détails bien plus fins encore. Voilà un exemple d’innovation de produit portée par l’informatique et la loi de Moore, passant donc par la densification des microprocesseurs, et leur fonctionnement toujours plus rapide.
À l’inverse, des percées de chercheurs universitaires débouchent parfois sur toute une gamme d’applications. Des cas récents sont ceux des nanotubes de carbone, au centre des projets de nanotechnologies ; et les quasi-cristaux, décrits par Denis Gratias dans le numéro de février 2002, jumeau de celui-ci et présentant » La chimie nouvelle « .
Au moment où l’on célèbre le 200e anniversaire de la société DuPont de Nemours, fondée par un Français et l’un des fleurons de l’industrie chimique mondiale, nous avons demandé à l’un de ses chercheurs éminents de contribuer à ce numéro. Au cours de sa longue histoire, cette firme a su se réinventer plusieurs fois.
Initialement fabrique de poudre à canon et de fulmicoton, elle se mit à produire la dynamite, après son invention par Alfred Nobel. La Première Guerre mondiale la vit, à l’exemple de l’industrie chimique allemande, se donner un rôle majeur dans les colorants et les commodités. Puis, au cours des années 1930, à la suite des travaux de pionnier de Wallace Carothers et sous la direction de Charles Stine, elle se réorienta vers les polymères, dont le nylon est l’exemple le plus célèbre. Depuis une dizaine d’années, DuPont a pris un nouveau tournant, celui des biotechnologies.
Typologie de l’innovation ?
Les méthodes pour innover sont multiples. Elles incluent assurément le biomimétisme, par exemple emprunter aux gastéropodes Conus leurs neuropeptides, ou s’inspirer des molécules dont les araignées tissent leurs toiles. L’innovation dans de très nombreux secteurs procède par allégement et miniaturisation : c’est ce qui permet d’annoncer l’avènement, à moyen terme, d’ordinateurs moléculaires plutôt qu’à base de puces de silicium.
L’innovation, très souvent, cherche à étendre la sphère du confort personnel : le baladeur Sony, pour écouter la musique où qu’on soit ; le téléphone portable, dans un but analogue. L’innovation de substitution, comme l’expose Bravard, augmente la performance des voitures en diminuant la résistance au roulement de leurs pneus.
Il suffit : l’innovation, truisme, suit les catégories de la pensée, et l’on pourrait lui transposer de façon fructueuse les schémas de la rhétorique classique, tels que les tropes (métaphore, métonymie, synecdoque, etc.).
En outre, bien souvent, l’innovation vient de ce que les chercheurs et les décideurs ont su saisir une chance inopinée. Qu’on pense à l’exemple du Viagra. Cette molécule était prescrite à des patients souffrant d’angine de poitrine. Les responsables de Pfgizer furent étonnés de constater que les doses non utilisées durant les essais cliniques ne leur étaient pas restituées. Voulant savoir pourquoi, ils découvrirent l’action érectile, jusque-là insoupçonnée.
Début XXIe siècle, toute firme chimique d’ambition mondiale – ce qui, à l’heure de la globalisation, est un pléonasme – se cherche de nouveaux créneaux, lui ouvrant des marchés annuels de l’ordre de M€ 500–2 000. Ce faisant, il s’agit de bien mesurer cet engagement car, plus le chiffre d’affaires escompté est tentant, plus la prise de risque est grande ce faisant.
Comment accoucher d’innovations ?
Mutation durable ? La consommation des ménages devient le moteur de l’industrie chimique, dont les locomotives traditionnelles, chimie minérale et chimie organique, sont en perte de vitesse.
La mise au point de nouveaux médicaments illustre quelques-uns des obstacles à vaincre. Les laboratoires de l’industrie pharmaceutique piétinent depuis une vingtaine d’années : il faut toujours une douzaine d’années de développement, surtout du fait des tests biologiques et essais cliniques ; et il en coûte environ un milliard de dollars, par nouvelle molécule lancée. Néanmoins, alors qu’en 1995 cette industrie avait dans ses tiroirs 450 molécules, dont 15 au potentiel commercial supérieur à M$ 800, en 2001, 92 molécules à l’espérance de ventes comparable sont en réserve.
La conception d’une molécule active se base sur la connaissance de la structure de son récepteur protéique, comme Froloff et Plessix l’expliquent. Pour l’heure, environ 500 protéines de l’organisme servent ainsi de cibles. La chimie dite combinatoire donna, dans les années 1990, un grand espoir de découverte à l’aveuglette de molécules ajustées à ces récepteurs. On en est largement revenu. Les projets actuels se portent plutôt vers la génomique, afin d’augmenter le nombre de récepteurs ciblés.
L’interdisciplinarité est l’un des ressorts de la découverte scientifique, et peut-être davantage encore de l’innovation technologique. Nous nous sommes adressés à E. Wasserman, l’un des grands chercheurs chez DuPont de Nemours, récent président de l’American Chemical Society, pour traiter de cette question. Ce qu’il fait, à l’américaine, avec force d’exemples concrets, prouvant que la recherche industrielle fructifie, de façon peut-être un peu inattendue, grâce à une bonne injection de théorie.
Former à l’innovation
Le chef d’industrie, dans la chimie, lorsqu’il entrevoit une brèche, un créneau, fonce pour l’occuper. Il marie l’imagination et l’esprit de décision, la détermination et le courage. Cela sera souvent, de plus en plus, une personnalité bidisciplinaire de formation, à l’aise à la fois dans des approches théorique et expérimentale (voir l’article de Wasserman). Il ou elle aura pu faire plusieurs allers retours université-industrie (tel est le cas personnel de Wasserman (Bell Labs – Cornell – Rutgers – Allied Chemicals – DuPont de Nemours).
Une telle mobilité, intellectuelle et d’emploi, est encore rare chez nous, et elle se termine parfois mal (Elf, avec José Fripiat). Nous pouvons apprendre à la vivre, auprès des Anglo-Saxons.
A priori, la formation polytechnicienne est excellente pour de tels profils de décideurs. La formation complémentaire, hors spécialisation, visera une bidisciplinarité, telle que chimie moléculaire et chimie quantique ; synthèse et physique de l’état solide ; physicochimie des surfaces et chimie des polymères ; informatique et génie chimique ; voire architecture et biologie, etc.
L’ambition est celle de se hisser au nombre des meilleurs dans deux domaines bien distincts. Les deux formations, polytechnicienne et complémentaire, devraient pouvoir intégrer à la fois des stages – par exemple chez IBM San Jose ou Yorktown Heights – et des études de cas, choisis dans l’histoire industrielle récente.
La formation par la recherche – à condition d’éviter soigneusement l’usine à thèses, ou le laboratoire de recherche d’imitation – est une bonne formation à la chimie, cette science du complexe. Le choix du laboratoire est déterminant : viser la hardiesse, encourager le non-conformisme, la participation à une recherche aux frontières du savoir, un travail de pionnier.
Nous espérons que ce numéro, conjointement avec celui de février sur » La chimie nouvelle « , contribuera à faire percevoir l’éventail très large de responsabilités d’un décideur, dans l’industrie chimique en ce début de XXIe siècle. Décidément, un très beau métier…