Où vont les classes moyennes ?
En 2010, les classes moyennes1 étaient à peu près réparties entre l’Europe (450 millions), l’Amérique du Nord (338 millions), l’Asie mûre (268 millions), l’Asie émergente (257 millions), l’Europe émergente (214 millions) et l’Amérique latine (181 millions).
Elles représentaient 27 % d’une population totale de 6 835 millions. L’Asie émergente représentait 14 % de ce total (cf. tableau). En 2020 (demain !), les classes moyennes présentes en Asie émergente représenteront 1755 millions de personnes, soit 47 % du total des classes moyennes mondiales. Les classes moyennes présentes dans les autres groupes de pays auront stagné ou régressé2.
En 2030, les classes moyennes présentes en Asie émergente compteront 3 224 millions d’individus. Dix fois plus qu’en 2010. Elles représenteront 60 % des classes moyennes mondiales avec un pouvoir d’achat en constante augmentation. Les autres groupes de pays représenteront peu ou prou les mêmes ordres de grandeur qu’aujourd’hui2.
Cette évolution majeure est déjà inscrite dans la réalité d’aujourd’hui. La démographie précède l’économie. Toutes ces personnes sont nées. Les grandes tendances d’amélioration des pouvoirs d’achat dans les pays émergents sont en cours. Elles ne pourront être infléchies qu’à la marge.
Une « démondialisation » partielle de l’économie est toujours possible. Elle ralentira cette évolution, mais ne peut plus aujourd’hui la stopper. Hors pandémie, guerre mondiale, accident cosmique, etc., les chiffres indiqués se matérialiseront.
Les cœurs de marché régressent en relatif et en absolu en Amérique du Nord et en Europe sous les effets de la démographie, de l’absence de croissance économique et de la polarisation des pouvoirs d’achat. Ils explosent en Asie émergente. Pour tous les marchés de grande consommation, ainsi que pour les filières industrielles en amont de ces marchés, le futur est désormais en Asie.
L’impact de cette évolution est déterminant. Le centre du monde, industriel, économique, culturel, financier, politique se sera déplacé dans 15 ans.
Les classes moyennes sont en effet les cœurs des sociétés modernes sur lesquelles se bâtissent les compétences et les savoir-faire, les industries, les technologies, les effets d’expérience et les améliorations de productivité, les nouveaux produits emblématiques, les consommations de masse, les modes de management, les systèmes politiques, etc.
Elles seront en majorité en Asie émergente et en forte croissance pour les 15 à 20 ans qui viennent (13 % par an). Les centres de décision des grandes entreprises mondiales ne peuvent que suivre, voire précéder cette évolution majeure.
Il est en effet vain de penser que les centres de marketing, de R&D ou de management pourront rester à New York, Londres ou Paris alors que les principaux marchés seront en Chine, en Inde et en ASEAN avec leurs contextes, cultures et besoins spécifiques.
C’est bien sûr un bouleversement majeur pour tous les grands groupes occidentaux qui veulent poursuivre une stratégie de leadership mondial dans les cœurs de marché ; réallocations de ressources, différenciation des approches et des modèles d’activité, relocalisation des équipes, modification des organisations, constitution d’équipes multiculturelles au plus haut niveau.
C’est une opportunité pour qui veut bien la saisir. LVMH, AB InBev, Caterpillar, Schneider Electric ont développé plus de 40 % de leur chiffre d’affaires dans les pays émergents au cours des dix dernières années. 80 % de leur croissance globale est liée à ces pays. Ils croissent globalement à près de 10 % par an alors que la croissance de leurs marchés sous-jacents en Europe et aux États-Unis ne dépasse pas 2 %.
De même, un grand nombre de leaders allemands ou scandinaves dans les biens d’équipements ont une forte croissance tirée par celle des pays émergents.
C’est une menace pour ceux qui ne parviendront pas à s’adapter suffisamment rapidement. Dans la liste des 50 grandes entreprises les plus performantes en termes de TSR4 sur les dix dernières années, déjà 15 sont des groupes originaires de Chine ou d’Inde.
Dans dix ans, compte tenu de leur croissance et de leur valorisation, les 50 premiers groupes chinois ou indiens auront les moyens financiers de racheter la plupart des grands groupes occidentaux, hors exceptions éventuelles dans l’économie numérique, ou pour les groupes qui, quelle que soit leur origine, auront une part prépondérante de leurs revenus dans des géographies en forte croissance.
EN BREF
Estin & Co est un cabinet international de conseil en stratégie basé à Paris, Londres, Zurich, New York et Shanghai. Le cabinet assiste les directions générales de grands groupes européens, nord-américains et asiatiques dans leurs stratégies de croissance, ainsi que les fonds de private equity dans l’analyse et la valorisation de leurs investissements.
Globalement c’est une bonne nouvelle pour qui peut et veut s’adapter. C’est ce bouleversement majeur qui continue à tirer la croissance mondiale à 5 % par an5, au même rythme que pendant les 30 dernières années, et irrigue tous les pays (y compris hors Asie) de multiples sources petites ou grandes de croissance directement ou indirectement liées à cette croissance des classes moyennes asiatiques.
Les « trente glorieuses » de l’économie mondiale sont en train de se dérouler sous nos yeux, sans commune mesure avec les premières ébauches des États-Unis (1940−1970), de l’Europe (1945- 1975) et du Japon (1965−1995) qui se sont produites à une échelle réduite comparée à la déferlante en cours.
C’est un événement inédit par son ampleur à l’échelle de l’économie moderne.
Quelle entreprise voudrait rester à l’écart de cette formidable opportunité ?