Oublier son expertise pour mieux servir le client
Une entreprise fait appel à un consultant pour une ressource qui manque, soit en quantité – un important projet ponctuel – soit en qualité – une problématique pointue en dehors du champ de compétence de l’organisation. Mais plus que d’une expertise, le client a besoin de trouver en lui-même les solutions dont il a besoin, ce qui demande au consultant d’oser singulariser son conseil.
Le client a plus besoin d’être conforté dans les décisions qu’il souhaite prendre que de recevoir une offre de service nouvelle à la laquelle il restera étranger. Il faut donc une approche centrée sur la personne et le consultant n’est pas loin de jouer le rôle du fou du roi.
Dirigeant et consultant peuvent avoir du mal à être sur la même longueur d’onde.
Le consultant part de ce qu’il sait (ou croit savoir), quand le dirigeant part de la décision à prendre, comme dans un labyrinthe où le premier partirait du départ et le second de l’arrivée. Entre les deux se trouve le labyrinthe, c’est-à-dire toute la complexité du monde.
“ Pour rejoindre le dirigeant, le consultant doit renoncer à tout ce qui fait sa légitimité ”
Parfois l’écart peut être comblé par un cheminement intellectuel et l’expertise peut alors éclairer de façon certaine la décision. Mais ce n’est pas là une vraie décision de dirigeant qui, par nature, tranche dans le vif de l’incertitude.
Pourtant, il y a bien souvent un besoin et parfois même une demande de la part du client, vis-à-vis du consultant avec qui il a noué une relation de confiance sur la base des missions réussies. Charge à ce dernier de répondre à cette demande, mais sur un mode radicalement différent de celui qu’il a coutume d’adopter.
REPÈRES
Le consultant est la personne qui sait ou qui sait faire, c’est-à-dire qui possède une expertise, qui sait comment agir en fonction des circonstances avec une dose limitée d’incertitude.
À l’opposé, le dirigeant est constamment confronté à de l’incertitude, doit prendre des décisions dans un contexte très incertain, certains allant jusqu’à affirmer qu’une décision certaine n’est pas du ressort du dirigeant.
TOUT CE QUE JE SAIS C’EST QUE JE NE SAIS RIEN
Pour rejoindre le dirigeant, le consultant doit renoncer à son expertise, peu ou prou à tout ce qui fait sa légitimité. S’il ne le fait pas, il y a le risque, souvent dénoncé, qu’il soit un empêcheur de faire, celui pour qui tout est impossible.
En effet, ne disposant pas assez d’éléments pour conclure de façon certaine – situation typique d’une décision de dirigeant – le consultant ne peut que délimiter une solution possible en disant les contraintes de son métier ; voire, s’il est de nature prudente – et en général, tout expert l’est, pour ne pas se mettre lui-même en défaut – il peut, de façon conservatrice, être davantage négatif que ce que la situation n’impose.
Oubliée donc l’expertise qui ne servira pas ou pas directement. Mais alors, si je ne sais rien, si je dois renoncer aux bénéfices de mon expérience, si je ne peux plus m’appuyer sur mes connaissances, que puis-je apporter ?
SE FOCALISER SUR LE CLIENT
La formation d’ingénieur, dispensée dans des écoles telles que l’École polytechnique, nous donne des qualités dans la résolution de problèmes. Ce qui peut nous conduire à voir la vie professionnelle comme une collection de problèmes à résoudre. Ou bien, à nous focaliser sur les problèmes visibles.
Or, ce parti pris peut se révéler inopérant parce qu’un problème insoluble du fait de l’insuffisance d’information est… insoluble et toute intelligence, si brillante soit-elle, ne peut que tourner en boucle en pure perte.
Il existe d’autres façons d’opérer, en se focalisant, non sur le ou les problèmes, mais sur le client, au choix l’organisation ou le dirigeant, avec la ferme confiance qu’il ou elle va trouver le moyen de s’ajuster de façon pertinente à la situation.
En psychologie, cette approche centrée sur la personne a été théorisée et prônée par Carl Rogers, psychologue américain (1902−1987).
L’APPROCHE CENTRÉE SUR LA PERSONNE
Le propos est ici de considérer que, bien qu’émanant du champ de la psychologie, cette approche peut être envisagée dans d’autres types d’accompagnement. D’ailleurs, elle a été mise en pratique, par exemple, dans les domaines de l’éducation, de la médiation ou de la santé.
L’essence de cette approche, selon les mots mêmes de son concepteur, ne consiste pas tant en une façon d’agir qu’en une manière d’être. Le praticien porte son attention sur la relation et apporte son soutien à son client pour que ce dernier résolve lui-même ses difficultés.
Il ne prétend pas détenir pour lui une quelconque solution, ni même une quelconque méthodologie mais oeuvre avec la confiance que le client va trouver le chemin adéquat.
C’est en soi une expérience souvent nouvelle que d’avoir un interlocuteur qui manifeste une confiance pleine et entière dans vos propres capacités. L’écoute, l’empathie et une présence sont ici les clés de la réussite. Empathie, toutefois, ne signifie pas complaisance mais plutôt authenticité.
S’EXPOSER À DÉPLAIRE À SON CLIENT
L’authenticité suppose, pour le praticien, d’être prêt à risquer la mission à tout moment.
Empathie ne signifie pas complaisance mais plutôt authenticité.
© GOODLUZ / FOTOLIA.COM
L’image du miroir s’impose souvent pour décrire cette façon d’être : ne pas cacher à celui qui se mire ses singularités dont il n’est pas fier, sans chercher pourtant à les souligner inutilement. Authenticité n’est pas violence et abus de la situation. C’est tout de même s’exposer à déplaire à son client et accepter par avance que celui-ci vous congédie.
Le fait même de prendre ce risque est source de liberté, à la fois pour le consultant et pour le client. Chacun avec des moyens différents, et sans jamais prétendre savoir à la place de leur souverain, est face au monarque une voix écoutée parce qu’égale.
De même, il joue constamment sur le fil du rasoir, risquant à chaque instant de déplaire et de dépasser les limites de l’acceptable par le personnage de pouvoir, forcément susceptible et soucieux de son autorité.
Ainsi en va-t-il du consultant sans expertise qui se place en situation de parité avec son client, ce dernier fût-il dirigeant de grande envergure, et qui ne peut jouer son rôle qu’en risquant à chaque instant de le perdre.
OUBLIER SON EXPERTISE
Cette posture est plus naturelle dans certaines missions ou spécialités, telles que le coaching ou le conseil de direction. Elle peut néanmoins concerner tout consultant, y compris les plus experts, parce que toute mission suppose une relation de confiance et que cette confiance appelle un dialogue parfois d’une autre nature que purement technique.
“Prendre le risque de déplaire est source de liberté”
Dès lors, à moins d’accepter de décevoir, faut-il faire face à des interrogations auxquelles notre savoir-faire et notre expérience ne nous permettent pas de répondre.
Mais il est une autre raison encore pour laquelle tout consultant, et même tout prestataire, doit envisager d’oublier parfois son expertise. Un important donneur d’ordre dans le domaine du conseil me confiait récemment : « Les consultants disent tous la même chose et se prévalent de compétences pas très différentes de celles des personnes qu’ils rencontrent chez nous. Ce qui m’intéresse, c’est qu’ils aient autre chose à dire. »
Votre expertise, si poussée soit-elle, ne vous distingue pas de vos concurrents, ni parfois même de vos clients. C’est bien en l’oubliant un instant et en vous appuyant sur qui vous êtes vraiment – ce qui ne peut se vendre ou s’expliquer, mais seulement se donner à voir dans la relation – que vous pourrez réellement mettre en lumière votre singularité et donner à vos interlocuteurs des raisons de faire appel à vous.
A‑T-ON BESOIN D’UN CONSULTANT ?
Enfant, j’entendais souvent cette paraphrase du célèbre propos de Barenton dans le livre d’Auguste Detoeuf, « un dirigeant a trois manières de couler sa boîte : le jeu, les femmes et… embaucher un polytechnicien. Les deux premières sont plus agréables, mais la dernière est plus sûre. » Cela ne m’a pas empêché de faire l’X et ma famille d’en être fière.
Plus tard, j’ai entendu qu’un consultant est « quelqu’un qui prend ta montre pour te donner l’heure ». Cette remarque n’est pas dépourvue de réalité, mais elle ne m’a pas non plus empêché de devenir consultant.
Il y a bien entendu toutes sortes de consultants : experts d’un domaine, conseillers en stratégie ou de direction, coaches, etc. Pléthore de profils pour une réalité commune : ils ont des ressources qui n’appartiennent pas à l’entreprise. Il semble donc a priori logique, par conséquent, que l’entreprise ne fasse appel à eux que lorsqu’elle ne peut pas faire autrement. Parce qu’elle rencontre un surcroît d’activité dans un chantier particulier et qu’elle a besoin de têtes supplémentaires ; parce qu’elle fait face à une problématique inédite qui requiert une expertise ou des compétences qu’elle n’a pas ; ou encore parce qu’elle rencontre un problème plus ou moins grave qu’elle ne sait pas résoudre seule.
De ce fait, le consultant ressemble à un médecin qu’on va voir, plutôt à contrecœur, quand quelque chose ne va pas. Ne dit-on pas « consulter » un médecin ? Un consultant donc, pour pallier une faiblesse, voire une maladie. « La santé, c’est la vie dans le silence des organes », disait le docteur Leriche en 1936. La santé des entreprises, c’est la vie dans le silence des organisations, pourrait-on transposer.
Qui dit silence, dit entre-soi et non palabres avec des étrangers à qui il faut tout expliquer, tout raconter, à qui il faut se dévoiler – et donner sa montre – pour qu’ils finissent par nous dire ce que nous savions déjà, du moins la plupart du temps.
Un million de dollars pour un coup de marteau
À moins que ça ne soit pas le médicament que, finalement, nous allions chercher chez lui. Ce qu’illustre une anecdote connue, celle de l’homme qui réclame un million de dollars pour réparer un grand paquebot dont les moteurs refusaient de démarrer. À court de solution et pressé par le temps, l’armateur accepte. L’homme donne alors un simple coup de marteau et le paquebot démarre. « Quoi ! s’exclame l’armateur, un million pour un simple coup de marteau ! Non, dit l’homme, un dollar pour le coup de marteau, 999 999 pour savoir à quel endroit il fallait le donner. »
Pauvre armateur, et pauvres de nous qui croyons qu’il ne faut s’occuper de nos organes ou de nos organisations que lorsqu’ils sont malades. Alors que ce que le médecin – ou un consultant digne de ce nom – peut nous apporter, ce ne sont pas des remèdes, c’est un regard extérieur ; qu’il soit celui d’un expert en santé, d’un expert en moteurs de paquebots ou celui d’un enfant qui s’exclame : « Le roi est nu ! » « Consulter », c’est d’abord accepter de trouver des appuis extérieurs, accepter de se soumettre au risque de la confrontation, le meilleur moyen de progresser et de prévenir maladies et pathologies.
Même si cela nécessite de se mettre à nu, comme le dit la fin de l’histoire : « Et une fois qu’il a pris votre montre, le consultant ne vous la rend que contre votre chemise ! »
Illustration en couverture : Carl Rogers, psychologue américain (1902−1987), théoricien de l’approche centrée sur la personne.
3 Commentaires
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Barenton confiture
à propos de votre encadré : n’êtes-vous pas fatigué de citer Barenton alias Detoeuf ? Ce livre d’aphorismes (c’est toujours les mêmes qui sont cités) a‑t-il encore quelque chose à nous apporter ?
A.Moat (X78)
Citer Barenton
Mon Cher Camarade A.Moat,
Permets moi de « voler au secours » de Laurent – qui n’en a d’ailleurs aucunement besoin – en intervenant : il me semble au contraire que Detoeuf, personnage attachant et visionnaire, a écrit avec Barenton un des meilleurs livres de management qui fût. C’est dans ce cadre que j’en avais fait une présentation synthétique . Certes, le bouquin est un peu « brouillon ». Certes, il y a un peu de déchet. Mais je persiste à penser que chaque dirigeant d’entreprise devrait l’avoir lu et relu.
Amitiés
Barenton toujours…
Cher Camarade A. Moat Pour décharger les épaules de notre camarade Serge du devoir de me sauver, j’ajouterai qu’il eut fallu s’adresser à ma famille qui citait Detoeuf, laquelle partie de la famille est maintenant à l’abri de tout commentaire.
Je ne fais que rapporter un souvenir d’enfance. Je m’étonne donc que tu relèves cette citation indirecte sur laquelle je ne m’appuie aucunement mais que je trouvais simplement plaisante.
Cette « plaisanterie » n’est manifestement pas de ton goût, je le regrette. Amicalement