ParisTech* : un grand projet pour la France du XXIe siècle

Dossier : L'École polytechniqueMagazine N°622 Février 2007
Par Bertrand COLLOMB (60)

Une des ori­gi­na­li­tés du sys­tème d’en­sei­gne­ment supé­rieur fran­çais est l’exis­tence des grandes écoles d’in­gé­nieurs, fonc­tion­nant en dehors et sur des prin­cipes d’or­ga­ni­sa­tion dif­fé­rents de l’u­ni­ver­si­té. Ancré dans une his­toire de plu­sieurs siècles, qui com­men­ça avant même la Révo­lu­tion, ce sys­tème a bien ser­vi notre pays, s’a­dap­tant aux chan­ge­ments de l’en­vi­ron­ne­ment scien­ti­fique et tech­nique, ou des méthodes péda­go­giques, et absor­bant plu­tôt mieux que l’u­ni­ver­si­té le choc de 1968.

Et il est vrai que les grandes écoles d’in­gé­nieurs fran­çaises dis­posent d’a­touts considérables :

 forte sélec­ti­vi­té des étu­diants qui per­met en par­ti­cu­lier de ren­ta­bi­li­ser les moyens mobi­li­sés en évi­tant des échecs tar­difs et donc coûteux ;
• un pro­jet péda­go­gique ori­gi­nal visant à for­mer des ingé­nieurs géné­ra­listes aptes à assu­rer rapi­de­ment de fortes responsabilités ;
• un sui­vi péda­go­gique très déve­lop­pé, ren­du pos­sible par la concen­tra­tion des moyens sur des petits nombres d’é­lèves, et tour­nant autour de tra­vaux en équipe, d’exer­cices de mise en situa­tion, d’é­tudes de cas, de stages en entreprise… ;
• un lien très fort avec les sec­teurs d’emploi des diplô­més qui per­met en par­ti­cu­lier de prendre en compte, dans la for­ma­tion, les attentes des entre­prises et des services.

Les entre­prises fran­çaises, en par­ti­cu­lier, n’ont qu’à se féli­ci­ter de la qua­li­té des cadres que leur four­nissent les grandes écoles fran­çaises, qui ont sou­vent été le fer de lance de leur déve­lop­pe­ment mon­dial. Mais, dans la concur­rence inter­na­tio­nale qui se déve­loppe entre ins­ti­tu­tions d’en­sei­gne­ment supé­rieur, la posi­tion de nos écoles appa­raît comme plus dif­fi­cile à défendre sans une évo­lu­tion significative.

Cha­cun de leurs diplô­més a fait l’ex­pé­rience de la dif­fi­cul­té d’ex­pli­quer à des col­lègues étran­gers que l’É­cole poly­tech­nique n’est pas tech­nique, mais scien­ti­fique, que l’on peut sor­tir de l’É­cole des mines sans avoir connu ce sec­teur indus­triel, ou tout sim­ple­ment que notre diplôme d’in­gé­nieur est plus proche d’un mas­ter que de ce qu’ils connaissent sous le nom d’engi­nee­ring degree.

Mal­gré les efforts impor­tants faits, notam­ment par l’É­cole poly­tech­nique, pour s’in­ter­na­tio­na­li­ser, il faut recon­naître que cette ouver­ture inter­na­tio­nale est encore insuf­fi­sante dans beau­coup d’é­coles, avec trop peu d’en­sei­gnants étran­gers, une pra­tique des langues insuf­fi­sante, et encore trop peu de contacts avec d’autres cultures. Nos écoles reçoivent des élèves étran­gers, mais attirent peu ceux des pays les plus déve­lop­pés, euro­péens ou américains.

Dans un uni­vers scien­ti­fique et tech­no­lo­gique qui a évo­lué très rapi­de­ment l’ex­po­si­tion à la recherche est sou­vent trop limi­tée, mal­gré de notables excep­tions. Trop peu de doc­to­rants sont issus des cur­sus d’in­gé­nieurs. Même à l’X, qui abrite d’ex­cel­lents labo­ra­toires en asso­cia­tion avec le CNRS, la syner­gie ensei­gne­ment-recherche est per­fec­tible. Mais sur­tout la culture de l’in­no­va­tion à par­tir de la recherche, à la base du déve­lop­pe­ment des entre­prises high-tech aux États-Unis par exemple, est encore insuf­fi­sam­ment développée.

Beau­coup de tra­vail a été fait par les écoles pour pal­lier ces insuf­fi­sances. Mais ces efforts se heurtent au han­di­cap de taille qu’ont nos écoles par rap­port à leurs concur­rents internationaux.
Dans un monde où la puis­sance d’une « marque » est un fac­teur impor­tant de suc­cès, nos écoles sont trop petites pour être faci­le­ment iden­ti­fiables au niveau inter­na­tio­nal. Aucune de nos écoles ne peut riva­li­ser, en noto­rié­té glo­bale, avec le MIT ou même Cambridge.

Le clas­se­ment dit de Shan­ghai, qui place les écoles et uni­ver­si­tés fran­çaises très loin sur la liste des meilleures ins­ti­tu­tions mon­diales, est révé­la­teur de cette réa­li­té, même si l’on peut contes­ter la pon­dé­ra­tion des cri­tères rete­nus, plus axés sur la recherche que l’enseignement.

C’est à par­tir de ce constat que s’é­tait consti­tuée il y a une dizaine d’an­nées l’as­so­cia­tion Paris­Tech, regrou­pant main­te­nant onze grandes écoles d’in­gé­nieurs de Paris, dont l’É­cole poly­tech­nique, sou­cieuse en par­ti­cu­lier de déve­lop­per avec ce réseau son ouver­ture et sa visi­bi­li­té internationale.

* Paris­Tech regroupe à ce jour l’EN­GREF (École natio­nale du génie rural et des eaux et forêts), l’ENPC (École natio­nale des ponts et chaus­sées), l’EN­SAM (École natio­nale supé­rieure des arts et métiers), l’ENSCP (École natio­nale supé­rieure de chi­mie de Paris), l’ENSMP (École natio­nale supé­rieure des mines de Paris), l’ENST (École natio­nale supé­rieure des télé­com­mu­ni­ca­tions), l’ENS­TA (École natio­nale supé­rieure des tech­niques avan­cées), l’ENSP­CI (École supé­rieure de phy­sique et de chi­mie de la ville de Paris), l’É­cole poly­tech­nique, l’I­NA P‑G (Ins­ti­tut natio­nal agro­no­mique Paris-Gri­gnon) et l’EN­SAE (École natio­nale de la sta­tis­tique et de l’ad­mi­nis­tra­tion économique).

Depuis, cette convic­tion par­ta­gée d’un ave­nir néces­sai­re­ment com­mun n’a fait que se ren­for­cer, à la lumière des réa­li­sa­tions concrètes menées en com­mun, des réflexions conduites au sein des écoles membres, des com­pa­rai­sons avec les uni­ver­si­tés étran­gères. Le déve­lop­pe­ment d’une coopé­ra­tion ren­for­cée au sein de Paris­Tech est deve­nu pro­gres­si­ve­ment une impé­rieuse néces­si­té, recon­nue par les auto­ri­tés de tutelle des écoles.

Madame Alliot-Marie décla­rait ain­si le 15 octobre 2005 à l’am­phi Poin­ca­ré : « La concur­rence est de taille : plus de 10 000 étu­diants au MIT, 15 000 à Cam­bridge, sans oublier l’ETH Zurich ou Stan­ford. Nous devons mettre en place un pro­jet, inter­na­tio­nal, ouvert et ambi­tieux. C’est une urgence, c’est l’ur­gence pre­mière. J’at­tends pour cela que Paris­Tech entre dans une phase nou­velle… »

Son sou­hait a été enten­du, et, après avoir rédi­gé en 2004 un « livre blanc » qui consti­tuait un docu­ment d’in­ten­tion, Paris­Tech a éta­bli en 2005, avec l’aide béné­vole du cabi­net Mc Kin­sey, un plan stra­té­gique, décli­né en pro­grammes d’ac­tions à deux et cinq ans.

Paris­Tech a fait le choix de construire cette coopé­ra­tion ren­for­cée autour :

 d’une poli­tique de marque com­mune, et d’une pro­mo­tion col­lec­tive, notam­ment à l’international ;
 d’une mutua­li­sa­tion de moyens propres, ren­due pos­sible par le regrou­pe­ment pro­gres­sif sur trois cam­pus : Paris Quar­tier latin, Marne-la-Val­lée et Palaiseau ;
 de for­ma­tions d’in­gé­nieur construites sur plu­sieurs écoles ;
 de mise en place de mas­ter interétablissements ;
 de la pro­mo­tion d’un doc­to­rat label­li­sé Paris­Tech, for­te­ment lié au monde de l’en­tre­prise et des services.

La poli­tique de marque se fonde d’a­bord sur un label recon­nais­sable (Paris­Tech), asso­ciant Paris, image de qua­li­té et d’ex­cel­lence, à une conno­ta­tion tech­no­lo­gique reven­di­quée, à l’ins­tar de grandes réfé­rences comme le MIT ou Caltech.

Paris­Tech regroupe aujourd’­hui envi­ron 12 500 étu­diants et 3 000 ensei­gnants-cher­cheurs. Il a donc une taille com­pa­rable à celle des ins­ti­tu­tions du même type (Cam­bridge, MIT), et doit atteindre la même noto­rié­té. La pro­mo­tion de cette enseigne com­mune est une tâche col­lec­tive, qui génère des éco­no­mies d’é­chelle et une plus grande effi­ca­ci­té en matière de com­mu­ni­ca­tion et de recru­te­ment international.

Ce label Paris­Tech recouvre un large éven­tail de domaines de spé­cia­li­sa­tion dans le domaine des sciences et des tech­no­lo­gies, allant des mathé­ma­tiques aux sciences du vivant, en pas­sant par la méca­nique ou la chi­mie. Paris­Tech, en s’ap­puyant sur la qua­li­té de ses for­ma­tions exis­tantes, pré­voit d’of­frir dans ces dif­fé­rents domaines : des diplômes d’in­gé­nieur en trois ans, des diplômes natio­naux de mas­ter pro­fes­sion­nel ou de recherche en deux ans, des doc­to­rats en trois ans.

Des gains en matière de péda­go­gie sont à attendre, qu’il s’a­gisse de modules com­muns, de langues rares, de spé­cia­li­tés à l’in­ter­face entre dis­ci­plines, à par­tir du moment où plu­sieurs écoles sont situées sur le même cam­pus ou à proxi­mi­té immédiate.

Le pro­jet « Paris­Tech Libres Savoirs » a déjà per­mis en deux ans (2003 – 2005), grâce au tra­vail d’en­sei­gnants volon­taires et des cel­lules infor­ma­tiques des écoles, de mettre à dis­po­si­tion (en fran­çais aujourd’­hui, éga­le­ment en anglais demain) sur le site Inter­net « Paris­Tech Gra­duate school », outre un des­crip­tif com­plet des pro­grammes et de presque 2 000 uni­tés d’en­sei­gne­ment de Paris­Tech, plus de 1 000 sup­ports de cours cor­res­pon­dant à 130 uni­tés d’en­sei­gne­ment, dans tous les domaines scien­ti­fiques et tech­niques cou­verts par les onze écoles.

Ce site est aujourd’­hui consul­té plus de 1 000 fois par jour, ce qui en fait, après celui du MIT, l’un des plus connus dans le monde.

Au niveau doc­to­ral, Paris­Tech a enga­gé une action de longue haleine, afin de pro­mou­voir cette for­ma­tion « par la recherche » aux yeux du monde de l’en­tre­prise et des ser­vices, mais aus­si d’un public d’é­lèves ingé­nieurs qui s’en détourne. Le label Paris­Tech « Doc­teurs pour l’en­tre­prise » vien­dra recon­naître, à l’is­sue d’une thèse déli­vrée dans le cadre d’é­coles doc­to­rales, menées sou­vent en par­te­na­riat avec les uni­ver­si­tés, une colo­ra­tion pro­fes­sion­na­li­sante avec des modules de for­ma­tion spé­ci­fiques. Une pre­mière ses­sion de for­ma­tion en 2006 a confir­mé la per­ti­nence de cet axe de différenciation.

L’un des suc­cès de Paris­Tech est d’ores et déjà l’ac­tion inter­na­tio­nale menée en com­mun, par­ti­cu­liè­re­ment en Chine. Cette action a per­mis d’é­ta­blir des par­te­na­riats avec les meilleures uni­ver­si­tés chi­noises, et de recru­ter plu­sieurs cen­taines de jeunes Chi­nois venus suivre, avec le sou­tien d’en­tre­prises fran­çaises, les pro­grammes des dif­fé­rentes écoles. Elle se pro­longe par un pro­jet d’é­ta­blis­se­ment en Chine d’un centre de for­ma­tion auquel par­ti­ci­pe­ront les écoles françaises.

En termes de struc­ture et de gou­ver­nance, Paris­Tech veut être une fédé­ra­tion d’é­coles qui gardent leur iden­ti­té et leur per­son­na­li­té, mais par­tagent des objec­tifs et des pro­grammes com­muns. Plu­tôt que celui d’une ins­ti­tu­tion inté­grée comme le MIT, le modèle de gou­ver­nance rete­nu évoque davan­tage Cam­bridge, où l’ap­par­te­nance à une même uni­ver­si­té n’a pas affec­té l’i­den­ti­té et le sen­ti­ment d’ap­par­te­nance aux col­lèges qui la consti­tuent, et qui conti­nuent à être, dans une cer­taine mesure, concur­rents. Aucun chan­ge­ment n’est ain­si envi­sa­gé au méca­nisme des concours, où cette concur­rence des écoles s’ex­prime vis-à-vis des élèves fran­çais pour la for­ma­tion de base d’ingénieur.

Pour don­ner une forme ins­ti­tu­tion­nelle à Paris­Tech, jus­qu’i­ci consti­tuée en simple asso­cia­tion, la déci­sion a été prise d’u­ti­li­ser les nou­velles pos­si­bi­li­tés ouvertes par la récente loi sur la recherche. Ain­si est en cours de consti­tu­tion un « pôle d’en­sei­gne­ment supé­rieur et de recherche » (PRES), qui aura voca­tion à créer un « éta­blis­se­ment public de coopé­ra­tion scien­ti­fique » (EPCS).

Le conseil d’ad­mi­nis­tra­tion réunit les direc­teurs des écoles membres, et une petite équipe cen­trale, sous la direc­tion de Gabriel de Noma­zy (ancien direc­teur géné­ral de l’X), anime les actions de coopé­ra­tion. Un conseil d’o­rien­ta­tion stra­té­gique, que j’ai l’hon­neur de pré­si­der, réunit les pré­si­dents des conseils d’ad­mi­nis­tra­tion des écoles membres, des repré­sen­tants des asso­cia­tions d’an­ciens élèves et les res­pon­sables d’ins­ti­tu­tions de recherche et d’u­ni­ver­si­tés par­te­naires de ParisTech.

Car l’am­bi­tion de Paris­Tech n’est pas d’ac­cen­tuer le cli­vage entre grandes écoles et uni­ver­si­tés, mais au contraire d’é­ta­blir des par­te­na­riats et des asso­cia­tions avec les uni­ver­si­tés voi­sines qui le sou­hai­te­ront, ain­si qu’a­vec les orga­nismes de recherche, et notam­ment le CNRS, auquel sont rat­ta­chés plu­sieurs des labo­ra­toires des écoles.

En 2006, Paris­Tech a été admis dans le réseau d’ex­cel­lence IDEA League, qui regroupe quatre des meilleures uni­ver­si­tés tech­no­lo­giques euro­péennes (ETH Zurich, Aachen, TU Delft, Impe­rial College).
Enfin la rela­tion avec les entre­prises et le monde éco­no­mique doit éga­le­ment être déve­lop­pée. Lorsque l’on com­pare le bud­get de Cam­bridge au total des bud­gets des écoles de Paris­Tech, on constate que les cré­dits d’É­tat sont du même ordre de gran­deur. Mais pour Cam­bridge ils ne repré­sentent que la moi­tié du bud­get total, contre 80 % pour Paris­Tech. Il nous fau­dra déve­lop­per les autres sources de finan­ce­ment, notam­ment celles venant des entre­prises, qu’il s’a­gisse de contrats de recherche, de finan­ce­ment de chaires, ou de pro­gramme de bourses notam­ment pour les élèves étrangers.

Comme on le voit, le pro­jet Paris­Tech porte une grande ambi­tion pour les écoles membres, mais aus­si pour notre pays. Pour cha­cune des écoles il ouvre la pos­si­bi­li­té de dépas­ser les limites de la taille, du sta­tut ou de la spé­cia­li­sa­tion, en par­ti­ci­pant à un pro­jet fédé­ra­teur qui leur assu­re­ra un rayon­ne­ment inter­na­tio­nal pérenne.

Pour l’É­cole poly­tech­nique en par­ti­cu­lier, c’est une façon de retrou­ver, dans des cir­cons­tances nou­velles, ce qui était déjà dans les années soixante le pro­jet de Michel Debré et de Louis Armand : consti­tuer à Palai­seau un ensemble d’en­sei­gne­ment et de recherche de taille inter­na­tio­nale, cou­vrant les dif­fé­rentes dis­ci­plines scientifiques.

Pour notre pays, c’est la consti­tu­tion d’un pôle uni­ver­si­taire tech­no­lo­gique d’ex­cel­lence, de rang mon­dial, qui s’ap­puie sur les forces de nos ins­ti­tu­tions exis­tantes, et sur l’ex­pé­rience cen­te­naire de nos écoles, tout en les situant dans le cadre moderne d’un monde globalisé.

Il va sans dire que les obs­tacles sont encore nom­breux sur la route qui a été des­si­née, mais le sou­tien réso­lu, voire enthou­siaste, que le pro­jet a trou­vé, aus­si bien dans les écoles elles-mêmes, chez leurs anciens élèves, chez les res­pon­sables publics ou dans les entre­prises, augure bien de sa réussite.

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