Pas de monnaie forte sans noyau permanent solide
Depuis qu’une politique efficace de contrôle monétaire a maîtrisé l’inflation, et que celle-ci ne se charge plus de résorber nos dettes, l’accumulation de ces dernières devient si pesante qu’elle nous pose un nouveau problème : faut-il continuer de recourir au seul crédit des établissements financiers pour accroître notre masse monétaire, et interdire à l’institut d’émission de pratiquer toute avance à des agents non financiers ? Ou bien ne devons-nous pas veiller à maintenir un meilleur équilibre entre la monnaie de crédit et un noyau de monnaie permanente constamment renouvelé par la banque centrale, et non rémunéré ?
Prenons d’abord conscience du fait qu’un tel noyau existe déjà aujourd’hui, réduit aux seuls billets (environ 250 milliards). Il figure au passif de la banque centrale, y trouvant sa contrepartie à l’actif dans l’excédent des créances sur les autres dettes de la banque. Mais ce noyau nous suffit-il, à l’époque où nos règlements se font surtout par virements, chèques et cartes de crédit ? Ou bien faut-il le compléter par un noyau de monnaie scripturale, qui trouverait sa contrepartie à l’actif dans la mention d’une participation à la formation d’une partie de notre capital collectif de base ? La doctrine monétaire actuelle a peut-être tort de l’écarter.
Le premier signe de fragilité de notre politique actuelle est assurément le fait que notre endettement intérieur total (somme des dettes des agents non financiers à l’égard de ces agents financiers) continue de croître, alors que notre masse monétaire de référence stagne. Il serait évidemment trop simple d’expliquer ce dérapage par la charge des taux d’intérêts qui transfère régulièrement de la masse monétaire des premiers aux seconds : car ceux-ci contractent aussi des dettes à l’égard des premiers. Mais le fait global est là : nous sommes entraînés dans un « dévissage » qu’il faut enrayer, sous peine de devenir insolvables à terme.
Le deuxième signe, non moins grave, est notre incapacité à bien financer nos investissements collectifs essentiels.
L’acceptation quasi institutionnelle d’un endettement collectif égal à 60 % du PIB ampute a priori lourdement nos moyens de réaliser les investissements pour lesquels ces emprunts sont en principe contractés. Et il serait vain de soutenir que cette facilité a été acceptée par laxisme. Justifiable ou non, elle n’est pas bonne.
À cette impuissance que nos règles instituent, s’est ajouté le surcoût très lourd qu’ont dû supporter certains de ces investissements, lorsqu’ils furent soumis aux taux d’intérêts imposés par notre politique monétaire générale. Les exemples sont nombreux.
Des taux supérieurs à 10 % ont en effet longtemps frappé leur financement au point de doubler parfois leur prix de revient. Le portefeuille des automobilistes l’a supporté sans peine pour les autoroutes, tout comme celui des consommateurs d’électricité pour cette dernière. Mais l’État a dû intervenir pour les chemins de fer. Ne parlons pas des canaux. Tandis que les Allemands réalisaient la liaison Rhin-Danube dont la rentabilité ne sera pas immédiate, ceux qui ont la charge « d’inspecter » nos finances ont depuis longtemps déclaré qu’ils ne sauraient pas les financer. Parlons davantage du logement : l’incroyable complexité des artifices qui ont été imaginés pour en réduire apparemment le coût démontre que l’on préfère se voiler la face. En soutenant que l’effort public en faveur du logement dépasse annuellement 160 milliards, le rapport parlementaire sur la loi de finance de 1998 n’a pu prétendre qu’à une approximation.
À cet effet néfaste, on peut ajouter la spéculation induite par les retards de nos aménagements collectifs urbains, qui n’arrangent rien.
Cet exemple extrême, par l’ampleur des sommes en jeu, la complexité naturelle du problème, et les parades illusoires que nous avons inventées, suffit à lui seul à démontrer le besoin de disposer de deux mécanismes différents et complémentaires pour notre création monétaire.
Il semble bien qu’une manière de sortir de l’impasse où nous sommes enfermés pourrait tenir en deux propositions : la première est que nous devrions équilibrer la masse très importante de notre monnaie de crédit par un noyau monétaire permanent plus important qu’aujourd’hui. À seule fin d’éviter un emballement mathématique de l’endettement, il semblerait logique que ce dernier assure notre monnaie de roulement, qu’il est injustifié d’emprunter, et qui ne se réduit pas aux billets et à la monnaie divisionnaire. La deuxième est qu’il faut employer ce noyau monétaire exclusivement pour financer sans intérêts des investissements collectifs fondamentaux pour l’économie et la monnaie, afin de pouvoir inscrire en contrepartie à l’actif du bilan monétaire des justifications solides et précises.
Ce noyau scriptural n’aurait pas pour but d’accroître notre masse monétaire, qui doit toujours s’ajuster aux véritables contreparties qui garantissent notre monnaie : les biens et services que le marché offre en permanence. À d’autres points de vue en revanche, sa présence aurait un grand effet. En dépendent en effet non seulement notre aptitude à bien financer les investissements les plus fondamentaux que sont aussi les meilleurs points d’ancrage de la monnaie mais aussi notre certitude de savoir toujours honorer nos dettes.
On peut imaginer plusieurs voies pour y parvenir.
Rappelons que, pendant vingt ans, la Banque de France a déjà participé jadis à l’effort de reconstruction. Plus près de nous, un projet de loi fut déposé en 1981 par une quarantaine de députés dont P. Messmer, ancien premier ministre, pour que notre programme d’équipement en centrales nucléaires puisse être financé par des avances sans intérêts ni échéance de l’institut d’émission.
L’idée de prêts sans intérêts était très bonne : toute la différence entre un investissement banal et celui d’un équipement dont dépend l’essor économique doit se situer là. En revanche, l’idée de ne pas fixer d’échéance n’était pas défendable, ne fût-ce que parce qu’aucun investissement n’est éternel. Il aurait mieux valu proposer des délais adaptés à la durée de l’équipement : vingt, trente, voire quarante ans (comme cela se pratiqua jadis). Ces remboursements sont en outre nécessaires pour permettre d’accorder de nouvelles avances, sans enfler à l’excès le noyau monétaire permanent.
La lacune majeure du traité de Maastricht pourrait donc être celle d’avoir interdit à l’institut l’émission toute avance aux collectivités. Mais il faut dire qu’avec une notion de » déficit public » qui additionne de vrais déficits de gestion aux besoins de financement pour investir, confusion que ne ferait aucune entreprise ni aucun expert comptable, il est bien difficile d’y voir clair. Il devient indispensable d’ajouter à nos raisonnements économiques classiques une approche complémentaire familière aux gestionnaires de profession.
Toutefois, quelle que soit la nécessité de mieux associer notre création monétaire au développement de notre capital collectif, il ne faut sous-estimer ni les limites d’une telle politique, ni les contraintes qu’elle induira, ni son temps de fructification, ni surtout l’importance des choix qui seront faits.
Les limites d’abord. Supposons que nous pratiquions cette politique depuis longtemps, et que notre noyau monétaire s’élève aujourd’hui – pour prendre un chiffre rond – à 1 700 milliards au lieu de 250, en s’en tenant à l’intuition qui nous dit que la masse monétaire non rémunérée ne doit pas être supérieure à celle de notre monnaie de roulement (approximativement M1). Supposons en outre que ce noyau ait été utilisé pour accorder des prêts sans intérêts remboursables en vingt ans.
Une telle politique aurait pour effet d’alléger de 100 milliards les intérêts de nos dettes (et plus encore, si l’on considère que nous supportons encore le poids de dettes contractées à des taux très élevés). Ensuite, elle apporterait une capacité annuelle de financement de 130 milliards, faite de 85 milliards de remboursements et de 50 milliards d’injection supplémentaire justifiée par une espérance de croissance. Notons que, pour l’essentiel, ces sommes n’affecteraient pas directement le budget de l’État, mais sur les directives de celui-ci, les budgets de collectivités locales maîtres d’œuvre et d’organismes de financement spécialisés. L’allégement du budget de l’État devra venir de la réduction rendue possible de certaines subventions et dégrèvements dont le total, rappelons-le, excède aujourd’hui le montant de notre déficit. C’est dire à la fois que ce sera possible, salutaire, et qu’il faudra du courage.
La plus évidente objection que l’on présentera à ce plan est qu’il se ferait au détriment des organismes prêteurs actuels : institutions financières, assurances et fonds de pension aujourd’hui courtisés pour qu’ils apportent leur soutien au financement des États. Ceux-ci peuvent cependant se trouver une impérieuse raison de ne pas abuser de telles rentes, pour y trouver un substitut à la morosité de l’économie privée. Car ils ne peuvent pas ne pas voir que le déséquilibre des finances publiques freine le développement économique et compromet leurs revenus à terme. Mais ce ne serait là que « se faire une raison », ce dont ils ne pourront se contenter longtemps.
Il faut donc en venir à l’essentiel : à rien ne servira de disposer d’argent moins coûteusement créé, si ce n’est pour réaliser des projets capables de débloquer notre économie par leur utilité propre.
Pour ne prendre qu’un exemple – le principal sans doute – il est vraisemblable qu’aucun pays développé ne retrouvera une vraie prospérité, en dépit de toute politique de « relance », tant que le logement urbain courant y coûtera trop cher, et que l’immobilier y sera néanmoins considéré comme non rentable. C’est notre organisation urbaine qui est ici en cause, et à l’apogée de notre siècle convaincu des seules vertus du libéralisme, il faut bien reconnaître que ce sont des ratés impressionnants de nos projets collectifs qui ont provoqué, ici nos principaux blocages, et ailleurs nos retards. Il faudra encore du temps pour que nous en prenions collectivement conscience, et que nous sachions prendre de justes décisions.
Le désastre des Savings and loans américaines, qui leur coûta près de 500 milliards de dollars pour avoir délaissé la mission de construction que leur avait confiée Roosevelt et s’être lancées dans des aventures douteuses, aurait dû servir d’alarme. En un certain sens, il fut exemplaire et révélait une erreur de priorité économique, plus qu’une incroyable cascade d’absurdités. Mais la leçon profonde ne fut pas tirée. L’État paya, et s’endetta.
On pourrait prendre d’autres exemples dans le retard des équipements nécessaires à la revitalisation de certains territoires où il ferait bon vivre, alors que nous continuons de nous entasser inutilement ailleurs.
Pas plus que l’économie, la monnaie ne peut se passer d’horizon.