Pénuries de compétences : quatre raisons d’espérer

Pénuries de compétences : quatre raisons d’espérer

Dossier : RéindustrialisationMagazine N°799 Novembre 2024
Par Patrice CAINE (X89)

En France, la tota­li­té des métiers indus­triels sont actuel­le­ment en ten­sion forte ou très forte. Pour­tant, notre pays a le moyen d’inverser la ten­dance et de faire de ses talents un atout clé pour tenir l’objectif de réin­dus­tria­li­sa­tion qui est le sien. Patrice Caine (X89) pro­pose quatre pistes à explo­rer pour y parvenir.

C’est un lieu com­mun ancien mais tou­jours vivace : contrai­re­ment au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas, pays de com­mer­çants et de ban­quiers, la France serait, par essence, une nation d’ingénieurs et d’industriels. Alors que les Euro­péens sont aujourd’hui enga­gés dans une véri­table course à la réin­dus­tria­li­sa­tion, notre pays par­ti­rait-il donc avan­ta­gé ? Suf­fi­rait-il, pour rem­plir nos usines et nos labo­ra­toires de R&D, de faire appel à la pas­sion plu­ri­sé­cu­laire des Fran­çais de décou­vrir, de créer, de construire ? Les chiffres de l’emploi montrent que ce n’est mal­heu­reu­se­ment pas si simple. Bien des entre­prises indus­trielles dans notre pays font face à des dif­fi­cul­tés de recru­te­ment chroniques.

Un handicap majeur

Un rap­port de 2023 de l’Inspection géné­rale de l’éduca­tion, du sport et de la recherche (IGÉSR) indique ain­si que la tota­li­té des métiers indus­triels sont actuel­le­ment en ten­sion forte ou très forte. Les carences sont particulière­ment sévères en ce qui concerne les techni­ciens et ouvriers qua­li­fiés et elles ont ten­dance à s’accentuer.

Selon l’Union des indus­tries et métiers de la métal­lur­gie, il man­que­rait par exemple envi­ron 5 000 sou­deurs aux entre­prises fran­çaises aujourd’hui et, si rien n’est fait, ce chiffre devrait s’élever à 8 000 d’ici cinq à dix ans. Si les grands groupes comme Thales par­viennent assez bien à contour­ner ce pro­blème, il touche en revanche de plein fouet les PME qui, bien sou­vent, ne dis­posent pas d’une marque employeur et d’une implan­ta­tion natio­nale ou inter­na­tio­nale leur per­met­tant de com­pen­ser des pénu­ries locales. La disette en com­pé­tences scien­ti­fiques et tech­niques est telle qu’elle appa­raît aujourd’hui comme un han­di­cap majeur pour atteindre notre ambi­tion de faire renaître un tis­su indus­triel abî­mé par deux décen­nies de désaffection.

Pour­tant, je suis inti­me­ment per­sua­dé que nous avons toutes les cartes en main pour inver­ser la ten­dance et faire de nos talents un atout clé pour tenir cet objec­tif. Je vois au moins quatre rai­sons de res­ter optimiste.

Apparier l’offre et la demande de formation

Pre­miè­re­ment, si nous avons bien un pro­blème d’orientation des étu­diants, il ne concerne pas le nombre total de per­sonnes for­mées dans les métiers de l’industrie. Selon le rap­port de l’IGÉSR déjà cité, ce nombre serait même légè­re­ment supé­rieur aux besoins de recru­te­ment du sec­teur. C’est du mau­vais appa­rie­ment entre l’offre et la demande de com­pé­tences que pro­viennent nos dif­fi­cul­tés actuelles. 

Trop de jeunes, après leur for­ma­tion, ont du mal à trou­ver un emploi cor­res­pon­dant pré­ci­sé­ment à leurs qua­li­fi­ca­tions dans la région où ils sou­haitent vivre. Une pro­por­tion consi­dé­rable d’entre eux font donc le choix de tra­vailler dans le sec­teur ter­tiaire : un an après l’obtention de leur diplôme, c’est le cas de près de la moi­tié des titu­laires d’un CAP ou d’un BTS ayant sui­vi une for­ma­tion indus­trielle. Certes, les ques­tions d’appariement ne sont pas simples à résoudre, mais au moins ce constat per­met de nuan­cer l’idée d’une jeu­nesse qui se serait mas­si­ve­ment dés­in­té­res­sée des métiers tech­niques : ce n’est pas le cas.

Rapprocher enseignement et entreprise

Deuxième point encou­ra­geant : nous savons où le bât blesse et ce qu’il fau­drait faire. La prio­ri­té devrait être d’agir réso­lu­ment pour rap­pro­cher le monde de l’enseignement de celui de l’entreprise, afin de mieux accor­der les par­cours de for­ma­tion aux besoins en com­pé­tences. Les PME, comme les grands groupes, ont mon­tré à de nom­breuses occa­sions qu’elles étaient dis­po­sées à faire leur part du che­min. Dans leur grande majo­ri­té, elles accueillent volon­tiers les ini­tia­tives dans ce sens, qu’il s’agisse de rece­voir des sta­giaires, d’héberger des évé­ne­ments « portes ouvertes » ou d’organiser des ren­contres entre élèves et salariés.

“Nous savons ce qu’il faudrait faire : rapprocher le monde de l’enseignement de celui de l’entreprise.”

Les entre­prises n’hésitent pas non plus à inves­tir pour per­mettre aux jeunes d’acquérir les com­pé­tences spé­ci­fiques qui leur man­que­raient : la mul­ti­pli­ca­tion des écoles internes ou des « aca­dé­mies » en témoigne. Pour autant, il ne leur revient pas de pal­lier les carences du sys­tème édu­ca­tif : elles doivent pou­voir trou­ver sur le mar­ché de l’emploi des per­sonnes dis­po­sant des com­pé­tences de base dans les filières pour les­quelles nous savons tous que la demande est et res­te­ra forte.

Des efforts dans cette direc­tion ont été réa­li­sés : la réforme des lycées pro­fes­sion­nels a même été éle­vée au rang de cause natio­nale par le Pré­sident de la Répu­blique en 2023. Mais ces ten­ta­tives se heurtent à la per­sis­tance d’un dis­cours hos­tile à la « mar­chan­di­sa­tion de l’enseigne­ment » ou à « l’adéquationnisme ». Je veux croire que, dans le contexte actuel, nous en fini­rons bien­tôt avec l’idée qu’il y aurait une forme d’impureté morale à orien­ter les jeunes vers les études où ils auront le plus de chances de trou­ver des débou­chés, des pos­si­bi­li­tés d’évolution et une sécu­ri­té matérielle.

Communiquer efficacement sur les métiers

Troi­siè­me­ment, au-delà du sys­tème édu­ca­tif, nous dis­po­sons d’un levier peu coû­teux et facile à action­ner pour créer des voca­tions dans les métiers tech­niques : la com­mu­ni­ca­tion. Les réseaux sociaux se sont révé­lés être des outils extrê­me­ment effi­caces pour sus­ci­ter enthou­siasme et ému­la­tion autour de cer­taines per­son­na­li­tés ou styles de vie. Aujourd’hui, les conte­nus qui attirent l’attention sur You­Tube ou Tik­Tok donnent aux jeunes le rêve de deve­nir foot­bal­leur ou influen­ceur. Ne pour­rions-nous pas nous don­ner les moyens d’aider à faire émer­ger des per­son­na­li­tés cha­ris­ma­tiques par­mi les chau­dron­niers ou les méca­ni­ciens ? En par­ti­cu­lier des figures fémi­nines pour cas­ser les sté­réo­types et sus­ci­ter des voca­tions chez les jeunes femmes ? L’investis­sement ne serait pas consi­dé­rable et il ne serait assu­ré­ment pas dif­fi­cile de trou­ver de bons can­di­dats, tant ces uni­vers sont peu­plés de pas­sion­nés qui ne demandent qu’à par­ta­ger leur enthou­siasme : cha­cune de mes visites sur un site de pro­duc­tion me le confirme.

Faire fructifier l’héritage scientifique et industriel

Qua­triè­me­ment, nous avons la chance en France de béné­fi­cier d’un riche héri­tage scien­ti­fique et indus­triel sus­cep­tible d’inspirer les jeunes géné­ra­tions. Après tout, nous sommes le 4e pays au monde à avoir reçu le plus de prix Nobel en sciences, et le deuxième pour la médaille Fields qui récom­pense les meilleurs mathé­ma­ti­ciens. Nous avons la chance de comp­ter sur notre ter­ri­toire de nom­breuses entre­prises pres­ti­gieuses et inno­vantes, dont l’excellence tech­no­lo­gique est enviée dans le monde entier. Notre his­toire est riche de femmes et hommes de science à l’origine de pro­grès majeurs pour l’énergie, la san­té, les trans­ports, l’informatique, l’agriculture… autant de role models poten­tiels pour don­ner envie de s’orienter vers les métiers de la recherche, de l’ingénierie et de la technique.

Voi­là ce qui me fait croire que, avec un peu d’efforts et de bon sens, nous serons en mesure non seule­ment de répondre aux besoins en com­pé­tences des entre­prises fran­çaises, mais aus­si de faire de nos talents un véri­table atout pour construire demain une indus­trie encore plus forte et souveraine.

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