Petit voyage d’hiver
Hilary Hahn joue Brahms et Stravinski
Hilary Hahn joue Brahms et Stravinski
La beauté inhabituelle, sérieuse et fragile, d’Hilary Hahn, mise à profit sur les pochettes de ses disques et sur les livrets qui les accompagnent, nous émeut et suscite en même temps un sentiment de méfiance : une jeune femme aussi exceptionnellement belle peut-elle être aussi une grande violoniste, ou, tout au moins, son physique ne serait-il pas mis en valeur par son éditeur pour pallier l’éventuelle banalité de son interprétation ? Si vous avez découvert Hilary Hahn dans les Concertos de Barber et Mayer, parus il y a quelques mois, vous avez déjà été frappés par son jeu aérien et pur, qui porte en lui la gravité et la grâce de l’adolescence, semblable à celui de Menuhin dans ses premiers enregistrements avec Enesco. Son enregistrement du Concerto de Brahms, joué avec l’Academy of Saint Martin in the Fields dirigée par Sir Neville Mariner1, est plus qu’une confirmation, une révélation.
Nous avons comparé soigneusement l’interprétation de Hilary Hahn avec celles de Perlman, Vengerov, Milstein, Menuhin : le disque de Hahn est au même niveau que celui – historique – de Milstein, au-dessus de tous les autres. C’est le bonheur total. Écoutez l’Adagio carré dans un fauteuil, et vous n’en sortirez pas les yeux secs. Sur le même disque, le Concerto de Stravinski, joué avec brio, élégance et raffinement, témoigne de l’extraordinaire capacité d’adaptation de Hilary Hahn que nous plaçons sans hésitation au sommet de la jeune génération de violonistes, qui comprend pourtant les très grands Vadim Repin, Maxim Vengerov et Sarah Chang.
Vengerov et Kremer s’encanaillent
La mode pour les violonistes, mode à laquelle Hilary Hahn n’a – heureusement – pas encore succombé, est au métissage et à l’encanaillement. C’est apparemment ce que demande le public de la société de consommation. Maxim Vengerov, dont le style tzigane, allié à une technique d’acier, fait merveille dans Chostakovitch, vient d’enregistrer des “ bis ” avec l’ensemble Virtuosi et le pianiste Vag Papian2. Il s’agit de pièces qui ont fait le bonheur des salons du début du XXe siècle, et qu’aimait jouer en récital avec piano Jascha Heifetz, comme Humoresque de Dvorak ou Méditation de Massenet, que l’on trouve dans ce disque associés à Csardas de Monti, la Danse du Sabre de Katchaturian, etc., et aussi à des Danses hongroises de Brahms et à l’admirable Vocalise de Rachmaninov. C’est de la musique de brasserie, délicieusement rétro, où Vengerov et ses acolytes jouent exactement comme les ensembles que l’on entend dans les restaurants de Budapest, la perfection technique en plus.
Plus sérieux : Gidon Kremer, qui ne fait plus partie de la jeune génération, est désormais inséparable de son ensemble Kremerata Baltica, avec lequel il vient d’enregistrer le disque After Mozart3, c’est-à-dire “ d’après Mozart ”. Sous ce titre figurent deux sérénades de Mozart, la Serenata notturna et Eine Kleine Nachtmusik, la Kinder Symphonie de Leopold Mozart (appelée parfois Symphonie des Jouets), et trois pièces d’auteurs contemporains inspirées par Mozart : Cinq minutes de la vie de W.A.M. d’Alexandre Raskatov, Le Messager de Valentin Silvestrov, et Moz-Art à la Haydn, d’Alfred Schnittke. Seule la Petite Musique de Nuit sort intacte des mains de Kremer. La Serenata notturna est dotée aux endroits prévus par Mozart de multiples cadenzas humoristiques, jazziques et autres. La Kinder Symphonie de Leopold Mozart est accompagnée par des jouets d’aujourd’hui. Quant aux œuvres contemporaines, toutes trois très fortes, c’est-à-dire très suggestives et même émouvantes, elles partent de matériaux d’œuvres de Mozart réorganisés, nantis de percussions, etc. Au total, un disque intéressant et roboratif, fait pour démontrer l’intemporalité de Mozart, et d’autant mieux venu que les instrumentistes de la Kremerata sont des musiciens hors pair.
Le Chevalier à la Rose définitif
Il y a exactement quarante-cinq ans, Walter Legge, “ l’inventeur ” d’Elisabeth Schwartzkopf, réalise pour HMV un enregistrement du Rosenkavalier qui va devenir à jamais la référence. Autour de Schwartzkopf, peu connue à l’époque, qui joue la Maréchale, une distribution de rêve : Christa Ludwig joue Octavian, Teresa Stich-Randall Sophie, Eberhard Wachter, Faninal, et l’on trouve même Nicolai Gedda dans le (second) rôle du chanteur. L’Orchestre et les Chœurs Philharmonia sont dirigés par Karajan.
C’est l’absolue perfection à tous égards, solistes, bien sûr, mais aussi qualité de la gravure, sans oublier l’orchestre : Karajan, dont l’exigence glacée est si mal placée dans certains enregistrements romantiques, est parfaitement en situation pour cette œuvre brillante et désenchantée, cet adieu subtil et nostalgique au XVIIIe siècle, qui, n’en déplaise aux contempteurs de la musique de Strauss, est l’un des chefsd’œuvre majeurs de la musique du XXe siècle. EMI reprend intelligemment en CD4 cet enregistrement historique qui n’a pas pris une ride, et qui est, d’un bout à l’autre – écoutez les yeux fermés l’adieu de la Maréchale, en dégustant une flûte d’un bon champagne, vous êtes au Paradis – un régal absolu.
Christophe Prégardien chante Schubert
Poète étrange, féru de mythologie grecque et hanté par la mort, et qui devait se suicider, Mayrhoffer fut l’ami de Schubert. Moins connus que les grands cycles de lieder comme le Voyage d’hiver ou la Belle Meunière, ces lieder n’en sont pas moins superbes, plus mélancoliques peut-être que les autres. Le duo que constituent Prégardien avec Andra Staier au pianoforte est déjà bien connu (le Voyage d’hiver) et fonctionne parfaitement. Prégardien, aussi à l’aise dans Schubert que dans Bach, est le digne successeur de Fischer-Dieskau.
Liszt et Cziffra au piano
Liszt fut un personnage hors du commun : pianiste virtuose qui transportait les foules, retiré des concerts à 35 ans, compositeur d’avant-garde qui a préfiguré toute la musique de piano du xxe siècle, beau-père de von Bulow puis de Wagner, abbé enfin. Cziffra, lui, aura été un pianiste hors série : autodidacte, virtuose médiatisé et transportant lui aussi les foules, regardé avec méfiance par l’establishment académique musical, spécialiste de Liszt, dont il a enregistré une bonne part de l’œuvre pour piano.
Ce sont quelques-unes de ces pièces, enregistrées entre 1956 et 1985, les unes en mono, les autres en stéréo, qu’EMI publie en un coffret de 5 CD5. On y trouve les 15 Rhapsodies hongroises, 12 Études d’exécution transcendante, la Sonate, ainsi que des œuvres diverses (Méphisto Valse, les Jeux d’eau de la villa d’Este, la Campanella, Funérailles, une Ballade, une Polonaise, etc.).
Cziffra joue Liszt comme Liszt devait jouer lui-même : technique effectivement transcendante, recherche de l’effet avant tout (les piano sont joués pianissimo, les forte fortissimo, les traits sont accélérés à la limite du possible), piano à la fois percutant et orchestral, pédale forte souvent écrasée – encore que la Sonate, œuvre sérieuse et profonde, soit jouée intériorisée et retenue, comme il se doit, sans exagérer les contrastes.
En un mot, c’est du vrai Liszt. Et il ne faut pas bouder notre plaisir : Cziffra fut de la race des Thalberg, Paderewski, Rachmaninov, musiciens excessifs et légendaires, et des pianistes de ce caractère ne se rencontrent qu’une ou deux fois par siècle.
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1. 1 CD SONY CB 811.
2. 1 CD EMI 5 57164 2.
3. 1 CD NONESUCH 7559 79633 2.
4. 3 CD EMI 5 64605 2.
5. 5 CD EMI 5 74512 2.