Petite histoire de la décentralisation en France
L’histoire des relations entre l’État central et les collectivités territoriales est en France une histoire mouvementée dont les péripéties correspondent aux grandes étapes de notre vie nationale. Les régimes autoritaires ont réduit en tutelle ces collectivités, au contraire chaque progrès de la vie démocratique dans le pays a été marqué par un élargissement des responsabilités des communes et des assemblées locales.
Aujourd’hui la France, longtemps considérée à l’étranger comme le modèle d’un État fortement centralisé, est engagée dans un lent et continu processus de décentralisation dont il importe de connaître l’histoire, les difficultés et les perspectives.
© P. CRONENBERGER
Déjà la monarchie d’Ancien Régime n’avait réussi à installer le pouvoir absolu du roi qu’en réduisant à néant les pouvoirs intermédiaires, en étouffant les libertés municipales, en supprimant un grand nombre d’assemblées provinciales et en soumettant ceux qui subsistèrent de ces « États » provinciaux à un pesant contrôle. Ce système politique aboutit à une totale et funeste rupture entre le souverain, isolé dans sa cour, et une opinion publique de plus en plus rétive et insatisfaite. Le mal était si grave et si perceptible que plusieurs ministres, dans la seconde partie du XVIIIe siècle, tentèrent d’organiser sur d’autres bases l’administration du royaume.
La plus célèbre de ces tentatives est celle imaginée par Turgot qui comportait une pyramide d’assemblées représentatives, recrutées parmi les propriétaires fonciers et chargées de la répartition de l’impôt, des secours aux pauvres, des travaux publics, des manufactures et des encouragements à l’agriculture. Le renvoi de Turgot mit un terme à ces projets réformateurs et les entreprises de Necker et de Loménie de Brienne, trop incomplètes ou trop tardives, n’eurent pas plus de succès. Elles eurent au moins le mérite de préparer les esprits aux initiatives historiques de l’Assemblée constituante de 1789.
Celle-ci dota chaque ville, chaque bourgade et chacune des 36 000 paroisses rurales de conseils élus et étendit sur le sol français le maillage uniforme des districts-arrondissements et des 83 départements. Malheureusement pour la démocratie locale, cette structure hiérarchisée ne résista pas aux épreuves de la guerre civile et étrangère. Les nécessités de gouvernement de « salut public » furent invoquées pour contrôler, destituer, nommer discrétionnairement les administrateurs des communes et des départements. Les « agents nationaux » de la dictature jacobine puis les commissaires du Directoire frayèrent la voie aux préfets et sous-préfets de l’Empire et de la République.
C’est en effet à Bonaparte, premier consul, que revint le soin de rétablir une administration territoriale directe, bien plus despotique que celle des intendants et des gouverneurs d’Ancien Régime. La loi de pluviôse an VIII exclut tout principe électif dans la désignation des administrateurs locaux et c’est à partir de ce degré zéro des libertés communales et départementales qu’il faut décrire la progressive libéralisation de nos institutions.
Elle s’est déroulée en trois étapes essentielles. Chacune correspond à une avancée significative de notre démocratie politique.
En premier lieu la Révolution de 1830 a réintroduit dans l’administration territoriale les procédures électorales et l’article 16 de la Charte révisée promit expressément » des institutions départementales et municipales fondées sur un système électif « . Les lois de 1831 et 1833 organisèrent ces élections sur une base, certes censitaire mais cependant bien plus large que celle qui présidait au choix des députés. Près de trois millions de citoyens se trouvèrent appelés à participer à la vie politique locale, devenue en quelque sorte la propédeutique du suffrage universel. De 1833 à 1838 d’autres textes législatifs élargirent progressivement les responsabilités des assemblées locales en matière de chemins vicinaux, de travaux publics et en particulier confièrent aux communes le soin de l’enseignement primaire.
La seconde étape de cette lente démocratisation est contemporaine de l’affermissement de la IIIe République. Il s’est agi alors essentiellement du mode de désignation des maires. Ils étaient en effet demeurés à la nomination du gouvernement et le Second Empire n’avait pas hésité à les utiliser sans vergogne comme actifs agents électoraux. En réaction à ces pratiques la Commune de Paris et les agitations contemporaines des élections municipales d’avril 1871 venaient de démontrer l’aspiration à un élargissement des libertés municipales. L’Assemblée nationale puis la Chambre des députés hésitèrent cependant pendant plus de dix ans, tant sont toujours passionnées en France les réflexions relatives à l’organisation et à l’unité du territoire.
Il fallut l’échec puis le départ de Mac-Mahon, au début de l’année 1879, pour trancher le débat. Au terme de deux années d’âpres discussions furent votées les deux lois de mars 1882 et avril 1884, qui ont constitué jusqu’en 1982 la base du droit des communes en France. Si le maire et les adjoints étaient dans toutes les municipalités élus par le conseil municipal, ils demeuraient pour leurs décisions essentielles placés sous la tutelle des autorités préfectorales et la capitale, Paris, toujours suspecte, moins de onze ans après l’insurrection communaliste, échappait au droit commun et se trouvait soumise à un véritable régime d’exception. Cet équilibre institutionnel dura près d’un siècle. Ce ne sont pourtant pas les projets et propositions de réforme qui manquèrent, mais l’instabilité gouvernementale, les épreuves de deux guerres et les hésitations de la conscience nationale, marquée à la fois par les traditions autoritaires et » jacobines » les empêchèrent d’aboutir.
La troisième grande étape dans l’évolution de nos institutions territoriales est contemporaine de l’alternance politique de 1981. La question était à l’ordre du jour depuis une vingtaine d’années. Des hommes politiques venus de différents horizons, comme Pierre Mendès-France, Gaston Defferre, Olivier Guichard, Pierre Pfimlin et quelques autres avaient eu le mérite de la poser.
Le général de Gaulle donna à cette interrogation tout son éclat et sa signification historique en proposant au pays dans ses discours du printemps 1968, puis dans le référendum d’avril 1969 une grande réforme régionale, sénatoriale et décentralisatrice. Son échec ne retarda que d’une dizaine d’années l’aboutissement d’une évolution inévitable, mais entoura sa réalisation de beaucoup d’ambiguïtés et d’imperfections.
Les lois votées, après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République en 1981, suppriment en effet la tutelle administrative ministérielle ou préfectorale, instituent la région comme troisième niveau de collectivité locale, mais laissent s’introduire dans les compétences respectives de ces collectivités beaucoup de confusion et d’inutiles coûteuses redondances.
Cette réforme essentielle a été complétée par d’autres textes qui ont poursuivi la transformation de nos institutions et de nos pratiques : contrats de plan État-régions, contrats de villes, schémas régionaux de transport, plan Université 2000, loi de février 1992 sur l’administration territoriale de la République, réforme hospitalière, nouveau statut des postes, des télécommunications, d’Électricité de France, privatisation totale ou partielle de nombreux services publics.
Quinze années après le vote des lois préparées par Gaston Defferre, l’expérience permet d’en apprécier aujourd’hui les mérites et les imperfections. Elles ont responsabilisé les élus, suscité d’innombrables initiatives dans le domaine de l’environnement, dans celui de l’économie et de la culture. Les régions et les collectivités locales sont devenues les principaux donneurs d’ordre aux industries du bâtiment et des travaux publics, elles ont souvent noué avec nos voisins et nos partenaires de l’Union des liens nouveaux qui préfigurent l’Europe de demain.
Mais pour autant ces réformes n’ont pas porté remède à des maux anciens, elles ont même ajouté à leur liste quelques sujets nouveaux de préoccupation. Parmi les maux anciens, relevons l’excessif morcellement municipal, le cumul des mandats, le mode de recrutement du Sénat, trop favorable au monde rural et aux petites communes. Parmi les maux plus récents, mentionnons par exemple la croissance trop rapide de la fiscalité locale, l’empilement des niveaux d’administration : communes, syndicats de communes, intercommunalité, communautés et districts urbains, départements, régions, sans oublier l’inadaptation des circonscriptions administratives aux territoires d’aménagement, pays, agglomérations, interrégions nationales ou transfrontalières.
Nous n’allons pas ici évoquer toutes les propositions qui sont avancées pour résoudre ces problèmes, elles se situent au cœur du débat politique contemporain. Relevons simplement que les décisions figurant à l’agenda des deux prochaines années vont revêtir une extrême importance et que leur simultanéité donnera au tournant du siècle toute sa signification. Au programme des décisions gouvernementales ou législatives sont inscrits en effet la loi d’orientation agricole, la préparation et l’adoption des contrats de plan État-régions, la nouvelle loi d’aménagement du territoire, l’enregistrement et la prise en compte des « pays » et des « agglomérations », huit grands schémas collectifs de service (transports des voyageurs et de marchandises, énergie, santé, enseignement et recherche, environnement, culture, information), une refonte et une nouvelle programmation des fonds structurels européens, le plan Université du troisième millénaire, les lois nouvelles sur l’intercommunalité et sur l’intervention économique des collectivités territoriales.
Toutes ces lois et toutes ces décisions impliquent des choix financiers importants, elles concernent toutes fondamentalement l’architecture du territoire, son maillage, son équilibre, certains moteurs de son dynamisme. Elles préparent un nouveau visage et un nouveau mode de respiration pour notre pays.