Petite histoire de la décentralisation en France

Dossier : Les collectivités localesMagazine N°543 Mars 1999
Par Pierre DEYON

L’histoire des rela­tions entre l’État cen­tral et les col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales est en France une his­toire mou­ve­men­tée dont les péri­pé­ties cor­res­pondent aux grandes étapes de notre vie natio­nale. Les régimes auto­ri­taires ont réduit en tutelle ces col­lec­ti­vi­tés, au contraire chaque pro­grès de la vie démo­cra­tique dans le pays a été mar­qué par un élar­gis­se­ment des res­pon­sa­bi­li­tés des com­munes et des assem­blées locales.
Aujourd’hui la France, long­temps consi­dé­rée à l’étranger comme le modèle d’un État for­te­ment cen­tra­li­sé, est enga­gée dans un lent et conti­nu pro­ces­sus de décen­tra­li­sa­tion dont il importe de connaître l’histoire, les dif­fi­cul­tés et les perspectives.

Bordeaux
© P. CRONENBERGER

Déjà la monar­chie d’An­cien Régime n’a­vait réus­si à ins­tal­ler le pou­voir abso­lu du roi qu’en rédui­sant à néant les pou­voirs inter­mé­diaires, en étouf­fant les liber­tés muni­ci­pales, en sup­pri­mant un grand nombre d’as­sem­blées pro­vin­ciales et en sou­met­tant ceux qui sub­sis­tèrent de ces « États » pro­vin­ciaux à un pesant contrôle. Ce sys­tème poli­tique abou­tit à une totale et funeste rup­ture entre le sou­ve­rain, iso­lé dans sa cour, et une opi­nion publique de plus en plus rétive et insa­tis­faite. Le mal était si grave et si per­cep­tible que plu­sieurs ministres, dans la seconde par­tie du XVIIIe siècle, ten­tèrent d’or­ga­ni­ser sur d’autres bases l’ad­mi­nis­tra­tion du royaume.

La plus célèbre de ces ten­ta­tives est celle ima­gi­née par Tur­got qui com­por­tait une pyra­mide d’as­sem­blées repré­sen­ta­tives, recru­tées par­mi les pro­prié­taires fon­ciers et char­gées de la répar­ti­tion de l’im­pôt, des secours aux pauvres, des tra­vaux publics, des manu­fac­tures et des encou­ra­ge­ments à l’a­gri­cul­ture. Le ren­voi de Tur­got mit un terme à ces pro­jets réfor­ma­teurs et les entre­prises de Necker et de Lomé­nie de Brienne, trop incom­plètes ou trop tar­dives, n’eurent pas plus de suc­cès. Elles eurent au moins le mérite de pré­pa­rer les esprits aux ini­tia­tives his­to­riques de l’As­sem­blée consti­tuante de 1789.

Celle-ci dota chaque ville, chaque bour­gade et cha­cune des 36 000 paroisses rurales de conseils élus et éten­dit sur le sol fran­çais le maillage uni­forme des dis­tricts-arron­dis­se­ments et des 83 dépar­te­ments. Mal­heu­reu­se­ment pour la démo­cra­tie locale, cette struc­ture hié­rar­chi­sée ne résis­ta pas aux épreuves de la guerre civile et étran­gère. Les néces­si­tés de gou­ver­ne­ment de « salut public » furent invo­quées pour contrô­ler, des­ti­tuer, nom­mer dis­cré­tion­nai­re­ment les admi­nis­tra­teurs des com­munes et des dépar­te­ments. Les « agents natio­naux » de la dic­ta­ture jaco­bine puis les com­mis­saires du Direc­toire frayèrent la voie aux pré­fets et sous-pré­fets de l’Em­pire et de la République.

C’est en effet à Bona­parte, pre­mier consul, que revint le soin de réta­blir une admi­nis­tra­tion ter­ri­to­riale directe, bien plus des­po­tique que celle des inten­dants et des gou­ver­neurs d’An­cien Régime. La loi de plu­viôse an VIII exclut tout prin­cipe élec­tif dans la dési­gna­tion des admi­nis­tra­teurs locaux et c’est à par­tir de ce degré zéro des liber­tés com­mu­nales et dépar­te­men­tales qu’il faut décrire la pro­gres­sive libé­ra­li­sa­tion de nos institutions.

Elle s’est dérou­lée en trois étapes essen­tielles. Cha­cune cor­res­pond à une avan­cée signi­fi­ca­tive de notre démo­cra­tie politique.

En pre­mier lieu la Révo­lu­tion de 1830 a réin­tro­duit dans l’ad­mi­nis­tra­tion ter­ri­to­riale les pro­cé­dures élec­to­rales et l’ar­ticle 16 de la Charte révi­sée pro­mit expres­sé­ment » des ins­ti­tu­tions dépar­te­men­tales et muni­ci­pales fon­dées sur un sys­tème élec­tif « . Les lois de 1831 et 1833 orga­ni­sèrent ces élec­tions sur une base, certes cen­si­taire mais cepen­dant bien plus large que celle qui pré­si­dait au choix des dépu­tés. Près de trois mil­lions de citoyens se trou­vèrent appe­lés à par­ti­ci­per à la vie poli­tique locale, deve­nue en quelque sorte la pro­pé­deu­tique du suf­frage uni­ver­sel. De 1833 à 1838 d’autres textes légis­la­tifs élar­girent pro­gres­si­ve­ment les res­pon­sa­bi­li­tés des assem­blées locales en matière de che­mins vici­naux, de tra­vaux publics et en par­ti­cu­lier confièrent aux com­munes le soin de l’en­sei­gne­ment primaire.

La seconde étape de cette lente démo­cra­ti­sa­tion est contem­po­raine de l’af­fer­mis­se­ment de la IIIe Répu­blique. Il s’est agi alors essen­tiel­le­ment du mode de dési­gna­tion des maires. Ils étaient en effet demeu­rés à la nomi­na­tion du gou­ver­ne­ment et le Second Empire n’a­vait pas hési­té à les uti­li­ser sans ver­gogne comme actifs agents élec­to­raux. En réac­tion à ces pra­tiques la Com­mune de Paris et les agi­ta­tions contem­po­raines des élec­tions muni­ci­pales d’a­vril 1871 venaient de démon­trer l’as­pi­ra­tion à un élar­gis­se­ment des liber­tés muni­ci­pales. L’As­sem­blée natio­nale puis la Chambre des dépu­tés hési­tèrent cepen­dant pen­dant plus de dix ans, tant sont tou­jours pas­sion­nées en France les réflexions rela­tives à l’or­ga­ni­sa­tion et à l’u­ni­té du territoire.

Il fal­lut l’é­chec puis le départ de Mac-Mahon, au début de l’an­née 1879, pour tran­cher le débat. Au terme de deux années d’âpres dis­cus­sions furent votées les deux lois de mars 1882 et avril 1884, qui ont consti­tué jus­qu’en 1982 la base du droit des com­munes en France. Si le maire et les adjoints étaient dans toutes les muni­ci­pa­li­tés élus par le conseil muni­ci­pal, ils demeu­raient pour leurs déci­sions essen­tielles pla­cés sous la tutelle des auto­ri­tés pré­fec­to­rales et la capi­tale, Paris, tou­jours sus­pecte, moins de onze ans après l’in­sur­rec­tion com­mu­na­liste, échap­pait au droit com­mun et se trou­vait sou­mise à un véri­table régime d’ex­cep­tion. Cet équi­libre ins­ti­tu­tion­nel dura près d’un siècle. Ce ne sont pour­tant pas les pro­jets et pro­po­si­tions de réforme qui man­quèrent, mais l’ins­ta­bi­li­té gou­ver­ne­men­tale, les épreuves de deux guerres et les hési­ta­tions de la conscience natio­nale, mar­quée à la fois par les tra­di­tions auto­ri­taires et » jaco­bines » les empê­chèrent d’aboutir.

La troi­sième grande étape dans l’é­vo­lu­tion de nos ins­ti­tu­tions ter­ri­to­riales est contem­po­raine de l’al­ter­nance poli­tique de 1981. La ques­tion était à l’ordre du jour depuis une ving­taine d’an­nées. Des hommes poli­tiques venus de dif­fé­rents hori­zons, comme Pierre Men­dès-France, Gas­ton Def­ferre, Oli­vier Gui­chard, Pierre Pfim­lin et quelques autres avaient eu le mérite de la poser.

Le géné­ral de Gaulle don­na à cette inter­ro­ga­tion tout son éclat et sa signi­fi­ca­tion his­to­rique en pro­po­sant au pays dans ses dis­cours du prin­temps 1968, puis dans le réfé­ren­dum d’a­vril 1969 une grande réforme régio­nale, séna­to­riale et décen­tra­li­sa­trice. Son échec ne retar­da que d’une dizaine d’an­nées l’a­bou­tis­se­ment d’une évo­lu­tion inévi­table, mais entou­ra sa réa­li­sa­tion de beau­coup d’am­bi­guï­tés et d’imperfections.

Les lois votées, après l’é­lec­tion de Fran­çois Mit­ter­rand à la pré­si­dence de la Répu­blique en 1981, sup­priment en effet la tutelle admi­nis­tra­tive minis­té­rielle ou pré­fec­to­rale, ins­ti­tuent la région comme troi­sième niveau de col­lec­ti­vi­té locale, mais laissent s’in­tro­duire dans les com­pé­tences res­pec­tives de ces col­lec­ti­vi­tés beau­coup de confu­sion et d’i­nu­tiles coû­teuses redondances.

Cette réforme essen­tielle a été com­plé­tée par d’autres textes qui ont pour­sui­vi la trans­for­ma­tion de nos ins­ti­tu­tions et de nos pra­tiques : contrats de plan État-régions, contrats de villes, sché­mas régio­naux de trans­port, plan Uni­ver­si­té 2000, loi de février 1992 sur l’ad­mi­nis­tra­tion ter­ri­to­riale de la Répu­blique, réforme hos­pi­ta­lière, nou­veau sta­tut des postes, des télé­com­mu­ni­ca­tions, d’Élec­tri­ci­té de France, pri­va­ti­sa­tion totale ou par­tielle de nom­breux ser­vices publics.

Quinze années après le vote des lois pré­pa­rées par Gas­ton Def­ferre, l’ex­pé­rience per­met d’en appré­cier aujourd’­hui les mérites et les imper­fec­tions. Elles ont res­pon­sa­bi­li­sé les élus, sus­ci­té d’in­nom­brables ini­tia­tives dans le domaine de l’en­vi­ron­ne­ment, dans celui de l’é­co­no­mie et de la culture. Les régions et les col­lec­ti­vi­tés locales sont deve­nues les prin­ci­paux don­neurs d’ordre aux indus­tries du bâti­ment et des tra­vaux publics, elles ont sou­vent noué avec nos voi­sins et nos par­te­naires de l’U­nion des liens nou­veaux qui pré­fi­gurent l’Eu­rope de demain.

Mais pour autant ces réformes n’ont pas por­té remède à des maux anciens, elles ont même ajou­té à leur liste quelques sujets nou­veaux de pré­oc­cu­pa­tion. Par­mi les maux anciens, rele­vons l’ex­ces­sif mor­cel­le­ment muni­ci­pal, le cumul des man­dats, le mode de recru­te­ment du Sénat, trop favo­rable au monde rural et aux petites com­munes. Par­mi les maux plus récents, men­tion­nons par exemple la crois­sance trop rapide de la fis­ca­li­té locale, l’empilement des niveaux d’ad­mi­nis­tra­tion : com­munes, syn­di­cats de com­munes, inter­com­mu­na­li­té, com­mu­nau­tés et dis­tricts urbains, dépar­te­ments, régions, sans oublier l’i­na­dap­ta­tion des cir­cons­crip­tions admi­nis­tra­tives aux ter­ri­toires d’a­mé­na­ge­ment, pays, agglo­mé­ra­tions, inter­ré­gions natio­nales ou transfrontalières.

Nous n’al­lons pas ici évo­quer toutes les pro­po­si­tions qui sont avan­cées pour résoudre ces pro­blèmes, elles se situent au cœur du débat poli­tique contem­po­rain. Rele­vons sim­ple­ment que les déci­sions figu­rant à l’a­gen­da des deux pro­chaines années vont revê­tir une extrême impor­tance et que leur simul­ta­néi­té don­ne­ra au tour­nant du siècle toute sa signi­fi­ca­tion. Au pro­gramme des déci­sions gou­ver­ne­men­tales ou légis­la­tives sont ins­crits en effet la loi d’o­rien­ta­tion agri­cole, la pré­pa­ra­tion et l’a­dop­tion des contrats de plan État-régions, la nou­velle loi d’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire, l’en­re­gis­tre­ment et la prise en compte des « pays » et des « agglo­mé­ra­tions », huit grands sché­mas col­lec­tifs de ser­vice (trans­ports des voya­geurs et de mar­chan­dises, éner­gie, san­té, ensei­gne­ment et recherche, envi­ron­ne­ment, culture, infor­ma­tion), une refonte et une nou­velle pro­gram­ma­tion des fonds struc­tu­rels euro­péens, le plan Uni­ver­si­té du troi­sième mil­lé­naire, les lois nou­velles sur l’in­ter­com­mu­na­li­té et sur l’in­ter­ven­tion éco­no­mique des col­lec­ti­vi­tés territoriales.

Toutes ces lois et toutes ces déci­sions impliquent des choix finan­ciers impor­tants, elles concernent toutes fon­da­men­ta­le­ment l’ar­chi­tec­ture du ter­ri­toire, son maillage, son équi­libre, cer­tains moteurs de son dyna­misme. Elles pré­parent un nou­veau visage et un nou­veau mode de res­pi­ra­tion pour notre pays.

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