Petits boulots pour vieux clowns,
Il arrive que l’idée de séparation entre salle et scène plonge dans des angoisses nonpareilles bien des metteurs en scène avides de communication. Ils tentent de s’en délivrer par des artifices comme de supprimer le rideau, ou mieux, en plaçant des acteurs dans la salle à certains moments du jeu.
Certes, voir de près, à les toucher, des comédiens en action divertit un instant les spectateurs mais ils s’aperçoivent vite que l’acteur côtoyé ne leur accorde aucune attention. Il semble au contraire n’avoir qu’une idée : rejoindre au plus vite ses camarades sur le plateau. De sorte que le public n’attache d’ordinaire pas une grande importance à de telles recherches, où il ne perçoit guère qu’une façon comme une autre de l’occuper.
Les penseurs du théâtre se consolent de cette incompréhension quant à leurs “ recherches ” en inventant des termes nouveaux, dont ils enrichissent au besoin leurs commentaires. Ils parlent, par exemple, de théâtre interactif.
Un théâtre d’un genre un peu particulier rapproche pourtant public et acteurs, ce sans le moindre artifice : le théâtre de rue.
En Pays-de-la-Loire, à Pornichet, on pratique cela une fois par semaine en saison. Nous y étions l’autre soir, immergés dans un public de plein air où les jeunes garçons ont une tête à s’appeler Kevin plutôt que Charles-Louis, et où les grands-mères susurrent des “ Fais attention à ne pas prendre froid, Pépé ” à des grands-pères las de ces harcelants mots de tendresse.
Public ce soir-là tout bardé de K‑ways ou de cirés car la journée avait été marquée de longues averses, et que cela pouvait aussi bien continuer de nuit : ces situations se rencontrent en Bretagne, même au fort de l’été.
Le spectacle, donné par la Compagnie Macadam Phénomènes, s’appelait Petits boulots pour vieux clowns. Le texte en est de Mateï Visniec, un auteur roumain contemporain, vivant actuellement en France où il est journaliste à Radio-France et écrit aussi pour le théâtre. Le thème, celui des artistes de spectacle vieillissant, en quête d’un engagement et ressassant leurs gloires (ou prétendues gloires) passées, n’est pas nouveau. Il aura été traité, selon des registres variés, par les plus grands. On songe, par exemple, à Limelight, ou au Chant du cygne, ce dernier voici peu interprété à Paris avec une grande richesse d’émotion par Jacques Mauclair.
Le clown de Chaplin ou le comédien en soirée d’adieux de Tchekhov ont cependant encore du talent, au lieu que les trois vieux clowns de Visniec n’en n’ont plus aucun, et n’en ont probablement jamais eu. Ils sont à peu près aussi minables que les clochards attendant Godot, mais englués dans une réalité sordide quand les Wladimir et Estragon de Beckett flottent dans une aura de merveilleuse absurdité.
Chez Visniec, et dans la remarquable interprétation qu’en donnaient les Macadam Phénomènes, le comique naît du contraste entre la prétention au talent de deux clowns authentiques et d’une théâtreuse ratée, convertie en clown car il faut bien vivre, et la pauvreté des numéros qu’ils ont préparés chacun pour tenter d’enlever un engagement.
Le contraste va si loin que la situation bascule sans cesse dans une désolante vacuité, à la Ionesco. Elle serrerait à la longue le cœur si de cocasses rebondissements ne venaient, à chaque instant, relancer le rire.
Comme leur nom l’indique, les Macadam Phénomènes (trois comédiens, un régisseur et une costumière-habilleuse) se consacrent exclusivement au théâtre de rue, depuis seize ans voguant donc de festivals en festivals, et de rues en places du marché. À l’évidente satisfaction de leur public et des organisateurs de réjouissances. Ce qui ne surprend pas quand on les a vus, ne fût-ce qu’une fois.
Pierre Dumur leur chef, qui jouait si bien l’autre soir, est passé d’abord par la difficile école du cirque. Elle façonne des artistes complets, à la fois acrobates et capables d’improviser des drôleries dans un cadre de commedia dell’arte. En parfaite continuité, si l’on veut bien y réfléchir, avec la tradition des grands Italiens du tréteau, comme Scaramouche, ami de Molière avec qui il partageait la salle du Palais-Royal, et capable, dit-on, de se gifler avec le pied à soixante-seize ans, à la joie de Louis XIV, qui l’en récompensa en lui affectant la salle de l’hôtel de Bourgogne après que Lulli eut raflé celle du Palais- Royal pour en faire son opéra, Molière à peine mort.
Une telle maîtrise des arts du cirque, quand elle est associée, comme chez Pierre Dumur, à un évident sens du “ texte théâtral ”, vaut son pesant d’orviétan, croyez-moi.
Si donc vos pérégrinations vous font un jour tomber sur une affiche des Macadam Phénomènes, ne vous laissez pas dérouter par cet intitulé capable d’inquiéter des craintifs, mais courez au contraire voir leur spectacle. Je gage que vous ne serez pas déçus.