Peut-on encore réaliser des infrastructures ?
Qu’aurait été le développement de la région parisienne aujourd’hui sans le RER et les villes nouvelles ? Question encore plus difficile au moment où le gouvernement vient de donner une priorité absolue au meilleur fonctionnement des transports en commun de la région parisienne, à la production de logements en nombre suffisant, comme à la meilleure gouvernance de l’agglomération parisienne.
Que serait Paris sans le formidable programme de restructuration urbaine de Haussmann et la réalisation des premières lignes de métro qui avaient, en leur temps, soulevé bien des débats ?
REPÈRES
Toute politique d’infrastructure doit satisfaire aux besoins actuels et à venir et faire en sorte que ces infrastructures contribuent à une stratégie de long terme. Elle doit être mise en œuvre de façon harmonisée en coordonnant et planifiant les actions aux plans sectoriels et géographiques et en mettant en place les financements nécessaires, le tout de façon à concilier justice et efficacité.
L’exemple d’une telle planification appliquée à une mégapole est fourni en France, dans les années 1960, par le « plan Delouvrier » pour la région parisienne. Il s’est fondé d’une part sur l’établissement d’un plan pour satisfaire la montée des besoins, par exemple en matière de mobilité et d’accueil des migrants, et d’autre part sur des perspectives volontaristes à long terme impliquant notamment la création de villes nouvelles et la réalisation des infrastructures qui leur étaient nécessaires.
Il s’agissait d’organiser une capitale, au développement considéré comme confus par le général de Gaulle. Ce plan a défini les modalités de financement des infrastructures concernées et les structures de gouvernance qui seraient adaptées aux transformations à venir (redécoupage administratif de la région, création des entités « villes nouvelles »).
Pays en développement et pays développés
Exode rural au Sud, mécanisme économique au Nord
Le tableau des mégapoles actuelles est diversifié. On peut, grosso modo, opposer les mégapoles des pays en développement et celles des pays développés. Pour les premières, qu’on peut appeler les mégapoles du Sud, la croissance de la population est rapide, souvent de l’ordre de 3% par an, et liée à des phénomènes d’exode rural ; elle s’accompagne d’une croissance économique rapide en général, mais à partir d’un niveau faible.
Les traits des mégapoles du Nord sont inverses. La croissance de la population est faible, la richesse y est plus élevée mais croît moins vite, l’attraction de l’agglomération est due davantage à des mécanismes économiques que sociaux.
Suivre le rythme démographique
Au Sud, on a de forts besoins d’infrastructures en croissance rapide et qui ont peine à suivre le rythme de la croissance de la population, comme en témoignent les retards criants en termes de transports, d’eau potable et de réseaux divers.
On peut développer une stratégie d’anticipation : orienter la croissance lorsqu’elle est forte, imprimer des traits particuliers lorsque tout est à créer. Les circuits de décision sont plus rapides dans des institutions publiques moins sophistiquées, qui parfois privilégient des groupements d’intérêts puissants mais peu représentatifs de l’intérêt général.
Améliorer la qualité
Les traits inverses se rencontrent au Nord. Les réseaux sont matures, les investissements qu’ils appellent pour satisfaire les besoins doivent plus satisfaire des soucis d’amélioration de la qualité des services rendus, que de fourniture d’un service jusque-là inexistant. Les possibilités d’inflexion et de rupture stratégiques sont également plus réduites, car tout existe déjà.
Et enfin, les décisions sont toutes ou presque soumises à des débats publics dont le travers est parfois de plus donner la parole à des coalitions de minorités qu’à la grande majorité des citoyens.
Dans les deux types de mégapoles, la réalisation de grandes infrastructures urbaines rencontre des difficultés fortes. Elles portent sur les possibilités de planification rationnelle, sur les questions de financement et sur celles de gouvernance.
PLANIFIER
Des modèles sectoriels
Une faible portée géographique
La plupart des modèles ont besoin de décrire finement les phénomènes. En raison de la variété des comportements, ils nécessitent une grande masse de données. Ils sont mal adaptés à l’utilisation sur de vastes zones géographiques et de grandes tailles de populations. Ils conviennent mal à l’évaluation des stratégies et des programmes au niveau des mégapoles.
Tous les modèles dont on dispose sont sectoriels. Les modèles de trafic fournissent des indications dans le domaine de la circulation et des transports, mais ne disent rien ou pas grand-chose sur les conséquences d’un investissement de transport dans d’autres secteurs tels que l’urbanisation ou le logement. Les modèles de diffusion de la pollution ne fournissent pas d’indication sur les mouvements de population que ces expositions à la pollution suscitent.
Les modèles couplant les secteurs sont rares et encore peu précis. Ces modèles sont à courte vue. Ils reposent sur des extrapolations de tendances, leur contenu prospectif est faible, ils supposent une permanence des goûts et des modes de vie ; les transformations technologiques qu’ils intègrent dépassent rarement l’amélioration courante de la productivité.
Des fruits à long terme
Des modèles à courte vue reposant sur des extrapolations
Dans les mégapoles du Sud, marquées par l’explosion de la classe moyenne et par l’incertitude qui pèse sur son taux futur de motorisation, le problème primordial est de prévoir les besoins et leur évolution, et là l’insuffisance des données et de l’information statistique rend les modèles et leurs résultats inadaptés ou imprécis.
Au Nord, l’information statistique est meilleure, mais l’évolution prévisible des comportements des résidents et des entreprises est très difficile à appréhender et à quantifier, surtout dans une période de mutations technologiques rapides et dans la mesure où les infrastructures portent l’essentiel de leurs fruits dans le très long terme, à l’échelle du siècle.
Une politique d’entraînement
Les infrastructures peuvent surtout servir d’outil à une politique d’entraînement, mais alors on se heurte à une mauvaise connaissance de ces effets d’entraînement. Dans quelle mesure le développement des infrastructures de transport va-t-il susciter des implantations d’activités, l’aménagement de zones d’activité va-t-il entraîner l’implantation de ces activités là où on voudrait qu’elles aillent ?
De très nombreuses zones d’activité se sont transformées dans les faits en grandes surfaces commerciales ou en zones d’entreposage avec un niveau de création d’emplois faible au regard des illusions dont les dirigeants publics s’étaient bercés pour en justifier la création.
FINANCER
Aide internationale et partenariats
Les besoins à satisfaire au Sud sont immenses, et l’on conçoit que le gros des investissements consiste à créer des infrastructures destinées à la nécessaire satisfaction des besoins immédiats.
Peut-on y ajouter des programmes qui permettent des anticipations stratégiques et des inflexions à long terme, qui suscitent des effets d’entraînement ? Les moyens financiers manquent dans ces pays aux bas revenus, dans lesquels ni l’impôt ni les contributions des usagers ne peuvent suffire. Il n’y a que deux recours.
Deux recours possibles
D’abord, l’aide internationale, venant d’organismes de coopération. Ensuite, la mise en œuvre de solutions financières innovantes, en général issues de partenariats public-privé et permettant d’appuyer les dépenses actuelles sur les recettes que l’on retirera de la croissance économique future de l’agglomération.
Cette dernière catégorie de ressources reste limitée : elle se fonde sur des espérances de gains lointains, aléatoires, et les réticences se sont accrues après les déboires des crises financières récentes.
Une coordination difficile
Une composante de gouvernance s’ajoute à la dichotomie entre démocratie et autorité, c’est celle de la coordination sectorielle et géographique des actions.
La difficulté tient là à la taille des entités. Est-il possible de faire marcher du même pas des activités qui peuvent être si diversifiées au plan géographique ou sectoriel ? Est-ce même nécessaire ? Il y a des politiques qui doivent s’exercer au niveau de l’ensemble de l’agglomération et d’autres pour lesquelles ce n’est pas nécessaire.
Surtout, les partenariats public-privé débouchent souvent sur des mécomptes budgétaires pour les autorités publiques ou sur un dualisme dans l’accès aux services publics concernés, car seules les clientèles de haut de gamme permettent de rentabiliser les investissements publics suivant les critères financiers classiques.
Au Nord, les aléas sur les infrastructures d’entraînement ne sont pas moins faibles, mais la réticence des bailleurs privés conduit les pouvoirs publics à des interventions financières de plus en plus incompatibles avec les impératifs de réduction des déficits publics.
On peut donc parler d’agenda impossible des grandes infrastructures publiques, sauf à envisager un sursaut de caractère keynésien dans la conduite des politiques publiques d’investissement. Il peut en outre exister une taille de métropole au-delà de laquelle les effets d’agglomération traditionnellement bénéfiques peuvent être contrebalancés, sinon annulés, par le coût des nouvelles infrastructures de transport.
GOUVERNER
Démocratie ou autoritarisme
La gouvernance est la troisième pierre d’achoppement, et elle est majeure dans certains pays comme le nôtre ou des mégapoles de pays fortement décentralisés comme les États-Unis, dès lors que les infrastructures concernent plusieurs États ou plusieurs villes.
L’agenda impossible des grandes infrastructures publiques
Grosso modo, on discerne au Nord des gouvernances d’esprit démocratique fondées sur la participation des populations, soit via des responsables élus, soit par l’appel aux enquêtes publiques. La structure de décision est complexe, avec de multiples concertations.
Au Sud, on observe des gouvernances d’esprit plus autoritaire. La structure de décision est hiérarchique et en général plus simple. La participation des citoyens aux choix d’investissement est plus réduite. Mais les décisions sont plus rapides.
Efficacité au Sud
La structure plus autoritaire entraîne une plus grande efficacité d’exécution. On voit mal, par exemple, comment les villes chinoises auraient pu connaître leur développement si celui-ci s’était entouré de toutes les précautions d’enquêtes et de recensement des avis qu’on prend dans nos pays.
Ces modalités de mise en œuvre ont deux revers : d’abord, des injustices, avec un grand nombre de personnes lésées ; c’est une nouvelle version du dilemme entre équité et efficacité.
L’autre revers, moins visible, tient à ce que la rapidité de décision et l’absence de concertation ne permettent pas de déceler les erreurs et peuvent conduire à des décisions aberrantes. Plus banalement, une gouvernance forte s’accompagne en général d’une centralisation accrue des décisions et ne permet pas de bénéficier des avantages de la subsidiarité.
Paralysie au Nord
À l’inverse, un système trop appuyé sur la concertation et la réduction des oppositions conduit à des délais considérablement allongés et peut aboutir à la paralysie.
Autre inconvénient, le partage du pouvoir peut se révéler contraire à l’adoption d’une ligne forte, ce qui est nécessaire lorsqu’il s’agit de promouvoir une stratégie de rupture ou simplement d’inflexion qui nécessite des actions bien coordonnées et suivies avec continuité dans le temps.