Peut-on se passer du nucléaire ?
Bien malin celui qui peut dire quels seront les besoins d’énergie et les ressources disponibles dans cent ans : d’un côté, le climat peut avoir complètement changé, avec des conséquences sur les besoins impossibles à prévoir ; d’un autre côté, le solaire photovoltaïque ou la fusion nucléaire peuvent avoir complètement bouleversé la donne énergétique dans un monde qui se sera peut-être habitué à une énergie chère.
Inversement, à échéance de dix à vingt ans en France, la question ne se pose même pas, tant le nucléaire occupe une place importante dans notre économie. Même la RFA, qui a pris la décision politique de sortir du nucléaire, lequel produit environ 30 % de son électricité, ne prévoit de le faire que d’ici 2020. Il nous a donc semblé raisonnable de poser les questions sur l’avenir du nucléaire avec en ligne de mire les besoins en énergie et les ressources énergétiques à un horizon ni trop proche ni trop lointain. Nous avons choisi 2050.
Les éléments permettant de répondre aux questions sur l’avenir du nucléaire sont de diverses natures : la disponibilité à terme plus ou moins éloigné des ressources en énergie, les besoins dans les différentes régions du monde, les risques (ou la perception des risques) que les différentes énergies font courir à l’homme et à l’environnement, notamment, pour le nucléaire, la radioactivité et les déchets à vie longue et, pour les énergies fossiles et la biomasse, les rejets dans l’atmosphère d’oxydes de soufre, d’oxydes d’azote, de poussières et de gaz carbonique.
On comprendra aisément qu’il n’y a pas de réponse unique, valable urbi et orbi, aux questions posées.
On s’efforcera donc d’apporter quelques éclairages permettant à chacun de former sa propre opinion.
Peut-on se passer du nucléaire ?
Sans aucun doute si on se place sur le seul terrain des besoins énergétiques globaux et des ressources disponibles, en ne se souciant ni des coûts ni de l’environnement.
Tableau 1 Réserves prouvées et réserves/production [2] |
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Gtep | Années | |
Charbon (sauf lignite) | 500 | 200 |
Lignite | 110 | 300 |
Pétrole | 140 | 40 |
Gaz naturel | 110 | 55 |
Total | 860 | 100 |
Tableau 2 Ressources récupérables et ressources/production [2] |
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Gtep | Siècles | |
Charbon et lignite | 3 400 | > 20 |
Pétrole et gaz | > 400 | ≈ 1 |
Pétrole non conventionnel | 600 | ≈ 1 |
Total | 4 400 | > 4 |
La part du nucléaire dans le bilan mondial des énergies commercialisées ne représente que 6 %, au même niveau que les énergies renouvelables (essentiellement hydrauliques). Les énergies fossiles, qui représentent plus de 85 % de l’énergie commercialisée1, sont aujourd’hui abondantes. Les réserves prouvées2 sont suffisantes pour faire face globalement aux besoins, au rythme actuel de consommation, pendant environ un siècle (tableau 1).
À ces réserves prouvées viennent s’ajouter des ressources espérées, beaucoup plus importantes, qui représentent globalement plus de quatre siècles de consommation (tableau 2). Même si celle-ci venait à doubler ou tripler au cours du XXIe siècle (les scénarios les plus gourmands en énergie envisagent 30 Gtep/an en 2050), la pénurie ne serait pas pour ce siècle.
La situation est nettement plus tendue si, au lieu de regarder la situation énergétique globale, on regarde secteur par secteur :
- Les réserves prouvées et les ressources espérées de pétrole et de gaz sont nettement plus faibles que celles de charbon, situation aggravée par une répartition mondiale très inégale de ces ressources : le Moyen-Orient détient les deux tiers des ressources de pétrole alors que le Moyen-Orient et l’ex-URSS détiennent ensemble plus de 70 % des ressources de gaz. Cette situation porte en germe des crises majeures analogues aux chocs pétroliers des années soixante-dix. Or le pétrole et le gaz sont, dans l’état actuel des techniques, difficiles à remplacer pour le transport automobile.
- Le charbon, de loin la ressource la plus abondante et la mieux répartie, est difficile à transporter autrement que par voie d’eau, ce qui explique la faible part (environ 10 %) des échanges internationaux dans le commerce du charbon ; en Chine, par exemple, où les mines de charbon les plus importantes se trouvent à l’intérieur des terres, très loin des lieux de consommation, les capacités ferroviaires sont mobilisées à 50 % pour son transport.
Techniquement, le charbon peut remplacer toutes les autres énergies pour la production d’électricité mais, s’il peut parfaitement faire marcher les bateaux et les trains – il le faisait encore récemment -, il est totalement inadapté, sous sa forme solide naturelle, à la circulation automobile. On peut cependant imaginer que le charbon réponde à tous les besoins, car on sait parfaitement fabriquer des carburants de synthèse à partir du charbon (ce que les Allemands ont fait pendant la Deuxième Guerre mondiale) : il suffit d’y mettre le prix. Après les chocs pétroliers des années soixante-dix, de nombreuses études ont montré que les carburants automobiles de synthèse seraient compétitifs avec un pétrole autour de 50 à 60 $ par baril (ce qui correspond à environ 100 $ par baril aujourd’hui).
En résumé, sur le strict plan des ressources d’énergies fossiles, et toute considération de prix (et d’environnement) mise à part, on pourrait très bien, en misant tout sur le charbon, se passer de toutes les autres sources d’énergie : du nucléaire, des renouvelables, et même de pétrole et de gaz naturel, pendant encore longtemps, et en tout cas bien au-delà de 2050.
Il n’empêche que, confrontés aux deux chocs pétroliers de 1973 et 1979, la France et tous les pays européens dépourvus de charbon ont opté massivement pour le nucléaire, et les pays ayant du charbon, comme la RFA et l’Espagne, ont choisi de lancer des programmes nucléaires conséquents. Globalement, l’énergie nucléaire produit aujourd’hui plus de 30 % de l’électricité en Europe et près de 20 % aux États-Unis.
Peut-on se passer du nucléaire et faire face à nos besoins et à ceux des pays pauvres ?
Eurotunnel : le poste d’interconnexion “ Les Mandarins ” de Bonningues-les-Calais.
© LA MÉDIATHÈQUE EDF/CLAUDE PAUQUET
Peut-être, mais la problématique est déjà plus complexe, car nos besoins en énergie – liés à l’organisation de nos sociétés riches – sont élevés, et ceux des pays pauvres ou émergents sont énormes et insatisfaits.
Les pays riches peuvent certes, moyennant des efforts importants, réduire leur consommation ; certains évoquent une diminution d’un facteur 2, mais force est de constater que même des crises comme celles des années soixante-dix n’ont eu comme effet que de stabiliser la consommation pendant une dizaine d’années. Aujourd’hui, la consommation d’énergie des pays riches augmente d’un demi pour cent par pourcentage de hausse du PIB. C’est d’ailleurs pour cette raison que le président Bush a rejeté le Protocole de Kyoto, considérant que sa mise en œuvre aux États-Unis provoquerait une crise économique grave3.
Les pays pauvres ou émergents, quant à eux, sont aujourd’hui confrontés à un triple problème : faire face à la croissance de leurs besoins, réduire les pollutions locales et régionales entraînées par l’accroissement de la consommation, particulièrement dans les grandes villes, et limiter leur facture énergétique à un niveau compatible avec leurs autres besoins vitaux.
Nous allons examiner successivement ces trois priorités des pays pauvres ou émergents : la satisfaction de leurs besoins, la maîtrise des pollutions locales et régionales, les prix des énergies. Pour chacune d’entre elles, nous évoquerons les responsabilités des pays riches.
Les besoins d’énergie
Sur les 9 Gtep consommées dans le monde, 6 le sont par le milliard d’habitants des pays les plus riches, et 3 par les 5 milliards des pays les plus pauvres ; l’énergie est donc très mal répartie dans le monde (figure 1) De surcroît, la population des pays les plus pauvres augmente rapidement et devrait atteindre 8 milliards d’ici 2050.
Poste 380 kV de Coulange dans l’Ardèche.
© LA MÉDIATHÈQUE EDF/CLAUDE CIEUTAT
De nombreux scénarios de consommation ont été étudiés, à titre d’exemple :
- Le Conseil mondial de l’énergie (CME) a considéré trois familles de scénarios : haute ; moyenne correspondant à la poursuite des tendances actuelles ; basse correspondant à une très forte volonté politique de maîtrise de l’énergie et de développement des énergies renouvelables. Pour cette dernière famille, la consommation en 2050 serait de 15 Gtep.
- B. Dessus a développé un scénario, NOE4, qui conduirait en 2050 à une consommation de 11,5 Gtep seulement ; mais ce scénario suppose que tous les acteurs adoptent systématiquement les technologies les plus économes en énergie, que la civilisation de la voiture individuelle soit fortement bridée, et que tous les consommateurs se montrent disciplinés. Bel optimisme, mais peu vraisemblable pour deux raisons essentielles : d’une part il faudrait une forte croissance pour que de nouvelles technologies se substituent à des technologies moins performantes mais financièrement amorties, hypothèse peu cohérente avec une politique d’énergie chère indispensable à la maîtrise de l’énergie ; d’autre part, le citoyen consommateur est très individualiste, et se soumet difficilement à des contraintes, comme le montre l’échec du covoiturage même lorsqu’il bénéficie d’incitations fortes comme en Californie.
L’objectif de 15 Gtep, correspondant au scénario bas du CME, paraît déjà très ambitieux : il suppose, par exemple, qu’en 2050 le milliard d’habitants des pays riches auront réduit leur consommation de moitié5, à 3 Gtep (3 tep par personne), et que les 8 milliards d’habitants des pays pauvres se contenteront de 12 Gtep, soit 1,5 tep par personne.
Il est plus que vraisemblable que cet objectif sera dépassé et que la consommation sera comprise entre 15 et 20 Gtep.
Les pollutions locales et régionales
L’utilisation intensive des énergies fossiles, notamment le charbon pour l’industrie lourde et le chauffage, et le pétrole pour les transports, a provoqué au XXe siècle des pollutions très importantes, rendant irrespirable l’atmosphère de certaines villes et entraînant des dégâts très sérieux dans les forêts et les lacs se trouvant sous le vent (Est des États-Unis, Scandinavie, Bohême). Au cours des dernières décennies, les pays riches ont consacré des moyens considérables, techniques et financiers, pour réduire ces pollutions locales et régionales, en imposant des normes de rejet de plus en plus sévères pour les oxydes de soufre, les oxydes d’azote et les poussières.
Aujourd’hui, les pays pauvres se trouvent à leur tour confrontés aux mêmes problèmes.
La pollution de Pékin en hiver est due en grande partie à l’utilisation, dans de mauvaises conditions, du charbon, à la fois pour produire l’électricité et pour le chauffage individuel. La situation y est un peu analogue à celle de Londres dans les années cinquante, et les remèdes seront vraisemblablement analogues : le remplacement en grande partie du charbon par des énergies moins polluantes. Ce n’est pas un hasard si la Chine, qui a obtenu l’organisation des jeux Olympiques de 2008 à Pékin, y annonce le remplacement du charbon par le gaz naturel.
Un pays comme l’Inde, autre pays ayant des besoins énormes en énergie, adopte lui aussi une politique de diversification de ses approvisionnements en faisant appel au gaz naturel6.
La Chine, comme l’Inde, ne renonceront pas au charbon, loin de là, et consacreront des moyens importants à rendre sa combustion aussi propre que possible. Mais il est clair que ces deux pays, qui représentent à eux seuls 40 % de la population mondiale, ne pourront répondre aux besoins de leurs populations qu’en faisant aussi appel à d’autres sources d’énergie : les énergies renouvelables, bien adaptées, malgré leurs coûts élevés, aux besoins décentralisés des régions peu peuplées, et, surtout, le gaz naturel qui est particulièrement bien adapté aux besoins dans les grandes agglomérations urbaines. Une situation analogue se rencontre dans la plupart des pays pauvres d’Asie du Sud et d’Amérique du Sud.
En outre, les pays les plus avancés dans leur développement (la Chine, l’Inde, le Brésil) ont déjà recours à l’énergie nucléaire, avec ou sans l’aide des pays occidentaux, et quelques autres pourraient y avoir recours d’ici vingt à trente ans.
Les prix de l’énergie
Disponibilité des ressources d’énergie et possibilités techniques de maîtriser les pollutions locales et régionales ne suffisent pas s’il manque le nerf de la guerre, les moyens financiers.
Plus encore pour les pays pauvres que pour les pays riches, la question du prix de l’énergie est fondamentale. Les investissements à réaliser dans le domaine énergétique sont très élevés, surtout en ce qui concerne le charbon quand on veut le brûler de façon propre, le nucléaire, et les énergies renouvelables.
Pour la production d’électricité, on pense donc tout naturellement au gaz naturel, qui est à la fois propre, et permet des rendements élevés (> 50 %) dans des installations dont le coût d’investissement est environ deux fois plus bas que pour le charbon » propre « . Encore faut-il que le prix du gaz naturel soit suffisamment faible et stable7 pour que le coût du kWh soit abordable. On verra plus loin que le comportement des pays riches risque de jouer un rôle majeur dans l’avenir en influant sur ce prix.
Peut-on se passer du nucléaire, faire face à l’ensemble des besoins et réduire les rejets de gaz à effet de serre ?
Cela fait environ un quart de siècle que certains scientifiques alertent les responsables politiques sur les risques que fait courir sur le climat l’accumulation de certains gaz dits » à effet de serre « . Depuis dix ans, c’est l’ensemble de la communauté scientifique qui s’inquiète et presse les politiques d’agir sans retard8 [3].
Parmi ces gaz, deux sont directement liés à l’énergie : le méthane (CH4) et le gaz carbonique (CO2). Le premier d’une part accompagne l’extraction du charbon et d’autre part peut s’échapper au cours de la récupération et du transport du gaz naturel. Le second est produit lors de la combustion de tous les combustibles fossiles et de la biomasse : c’est à lui que nous nous intéresserons plus particulièrement.
Les rejets de CO2 sont environ deux fois plus importants pour le charbon que pour le gaz naturel, ceux liés au pétrole étant entre les deux9. Globalement, avec la répartition actuelle des consommations de combustibles fossiles (environ 25 % chacun pour le gaz et le charbon, et 40 % pour le pétrole), on estime que la combustion d’une tep conduit au rejet d’un peu moins d’une tonne de carbone (0,9 tC) sous forme de CO2. Au total, pour 7,5 Gtep de combustibles fossiles consommés en 2000, les rejets mondiaux ont été de 6,5 GtC.
Ces quantités de CO2 anthropiques sont une goutte d’eau dans l’ensemble du cycle du carbone, mais il semble bien que les puits naturels de CO2 ne soient capables de résorber que 3 GtC. Il en résulte une accumulation de CO2 dans l’atmosphère (figure 2) : la teneur actuelle de CO2 est de 360 ppmv (partie par million en volume), à comparer à 280 avant la révolution industrielle, et elle augmente à un rythme supérieur à 1 ppmv par an.
Les rejets de CO2 n’agissent pas localement, contrairement aux rejets de SO2, de NOx ou de poussières également liés à la combustion des combustibles fossiles. Ceci est lié à la très longue durée de vie du CO2 dans l’atmosphère (de l’ordre du siècle) alors que la durée de brassage de l’atmosphère au niveau de la planète se compte en semaines. Son accumulation au fil des ans entraîne un échauffement de l’atmosphère, et une modification des échanges thermiques entre l’atmosphère et les océans. On conçoit, dans ces conditions, que les mécanismes mis en jeu soient complexes et s’étalent sur des décennies. Ces constantes de temps jouent évidemment dans les deux sens ; lorsque nous aurons commencé à réduire les rejets de gaz à effet de serre, il faudra plusieurs générations pour revenir à la situation initiale (en espérant que les mécanismes soient tous réversibles, ce qui n’est probablement pas le cas).
Nous allons examiner les perspectives de maîtrise des quantités de rejet de CO2 au niveau mondial, puis nous nous attacherons plus particulièrement à la problématique en Europe, qui nous touche évidemment de plus près.
Perspectives mondiales
Le Protocole de Kyoto fixe comme objectif de réduire de 8 % les rejets de gaz à effet de serre des pays riches en 2010 par rapport à ceux de 1990. Pour l’essentiel, il s’agit des rejets de CO2 évalués à 6 GtC en 1990. La plupart des experts estiment que, pour limiter les effets sur le climat, il faudra aller beaucoup plus loin que les engagements de Kyoto, qui n’apparaissent que comme une première étape, encore bien timide. Or on est loin de respecter ces engagements, puisque entre 1990 et 2000 les pays riches ont augmenté, au lieu de réduire, leurs rejets de 0,5 GtC10 ! Parallèlement, de 1990 à 2010, les rejets des pays pauvres devraient augmenter de 2 GtC (figure 3).
Dans ces conditions, l’abandon du nucléaire, qui fournit aujourd’hui 0,6 Gtep et économise environ 0,5 GtC, aggraverait une situation déjà fort délicate.
Quand on regarde à l’horizon 2050, quels sont les moyens permettant simultanément :
- de produire chaque année entre 6 et 10 Gtep supplémentaires,
- de ramener progressivement les rejets de CO2 à une valeur qui limiterait son accumulation dans l’atmosphère ?
Le gaz naturel est aujourd’hui la voie la plus en flèche, du fait de ses nombreuses qualités déjà évoquées ; mais peut-on en abuser ? Supposons, à titre d’exemple, que la consommation annuelle de gaz augmente de 5 Gtep se répartissant en 2 Gtep venant en substitution du charbon et 3 Gtep pour faire face à des besoins nouveaux d’énergie : les rejets de CO2 augmenteraient légèrement ou, au mieux, resteraient inchangés. Simultanément, les réserves mondiales de gaz naturel ne représenteraient plus qu’une quinzaine d’années de consommation. Même avec les ressources espérées, on ne dépasserait guère cinquante ans. Il y aurait là de quoi s’inquiéter pour les générations futures très proches : nos enfants et petits-enfants.
Parmi les énergies renouvelables, l’hydraulique est de loin la plus importante aujourd’hui, avec près de 0,7 Gtep. Son potentiel de développement est élevé, mais celui-ci est freiné par les conséquences des grands ouvrages tant sociales (déplacements de populations) que sur l’environnement. La plupart des experts estiment que l’hydraulique pourra apporter 0,3 à 0,5 Gtep supplémentaires, mais guère plus.
Beaucoup d’espoirs sont mis dans les nouvelles énergies renouvelables ou assimilées : la géothermie, la biomasse, l’énergie du vent et le solaire photovoltaïque. Aujourd’hui, les deux plus importantes en termes de production, mais loin derrière l’hydraulique, sont la biomasse et la géothermie. Elles sont en augmentation régulière mais lente, la géothermie parce que seules certaines régions s’y prêtent, la biomasse parce qu’elle ne se développe que lorsqu’elle est un sous-produit de cultures vivrières (par exemple la bagasse).
L’énergie éolienne, très prisée actuellement en Europe, est handicapée parce qu’elle est dispersée et, surtout, parce que le vent souffle de façon aléatoire ; ceci oblige à disposer de moyens de production disponibles en permanence et effectivement utilisés plus des deux tiers du temps11. Quand l’éolien se substitue, lorsque le vent souffle, à une énergie chère, telle que le charbon au Danemark ou le pétrole dans les départements d’outre-mer, il devient économiquement intéressant. Par contre, ce n’est pas le cas lorsque l’éolien se substitue à du nucléaire ou, a fortiori, à de l’hydraulique. Au total, le potentiel de cette forme d’énergie est nettement inférieur à celui de l’hydraulique.
À terme, un grand espoir est mis dans l’énergie photovoltaïque, mais celle-ci est encore aujourd’hui à un coût (3 F/kWh) qui la réserve à des niches extrêmement limitées. L’International Institute for Applied Systems Analysis (IIASA), dans un rapport pour le CME en 1995 [2], estime que le solaire pourrait fournir 6 000 à 7 000 TWh en 2050, soit 1,25 à 1,5 Gtep (deux fois plus que l’éolien) – à condition que les progrès technologiques espérés se soient réalisés et que le prix de l’énergie ait suffisamment augmenté d’ici là (d’un facteur 2 à 4). L’avenir dira ce que seront les progrès technologiques. En ce qui concerne le prix de l’énergie, on notera qu’il pourrait être sensiblement majoré par la mise en œuvre de » droits de rejets » pour le CO2 : un » droit de rejet » de 1 000 F/t de carbone émis – valeur envisagée dans le rapport Charpin [4] – doublerait le coût du kWh charbon (de 30 à 60 centimes de franc), et augmenterait celui du kWh gaz de 50 % (de 20 à 30 cF).
Au total, il paraît très ambitieux d’attendre plus de 2 à 2,5 Gtep des nouvelles énergies renouvelables ce qui, avec les nouveaux équipements hydrauliques, permettrait d’atteindre entre 2,5 et 3 Gtep supplémentaires par rapport à aujourd’hui.
Reste le nucléaire. Dans les pays disposant de réseaux électriques importants, comme la plupart des pays de l’OCDE, rien ne s’oppose techniquement à ce que le nucléaire produise l’essentiel de l’électricité de base, soit environ 60 %. Des pays comme la Chine, l’Inde ou le Brésil poursuivront probablement un certain développement du nucléaire. On notera qu’avec la mise en place de » droits de rejets » de CO2 l’électricité nucléaire deviendrait très compétitive avec le gaz naturel, même pour des unités de puissance réduite. Au total, il serait techniquement et économiquement possible que le nucléaire représente environ 12 000 TWh, soit un peu plus de 2,5 Gtep : c’est le chiffre auquel arrive l’IIASA dans son scénario médian.
Perspectives en Europe
Il est de bon ton aujourd’hui d’envisager la » sortie du nucléaire » en Europe lorsque les centrales actuelles devront être arrêtées. Regardons donc ce qui se passerait si l’Europe renonçait au nucléaire aux alentours de 2020. Nous prendrons la RFA comme cas d’école, puisque nos voisins ont annoncé une décision de principe, puis nous élargirons à l’ensemble de l’actuelle Union européenne, avant de nous intéresser à la France.
a) Le cas allemand
Les Allemands rejettent aujourd’hui 3 tC par habitant, largement au-dessus de la moyenne européenne. C’est la raison pour laquelle ils se sont engagés à réduire leurs rejets de 20 % en 2010 par rapport à 1990. L’essentiel de cette baisse devait être assuré par la restructuration de l’industrie dans l’ex-RDA.
Tableau 3 Production d’électricité en RFA (1999) [5] |
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TWh | % | |
Nucléaire | 170 | 31 |
Charbon | 147 | 27 |
Lignite | 147 | 27 |
Gaz | 45 | 8 |
Renouvelables | 41 | 6,5 |
Total | 550 | 100 |
Compte tenu de la reprise économique à l’Est, il paraît difficile aujourd’hui que l’Allemagne puisse respecter ses engagements sans limiter strictement les rejets de CO2 liés à la production d’électricité. Celle-ci est donnée, pour 1999, dans le tableau 3.
Selon que les 170 TWh d’électricité nucléaire seront remplacés, d’ici 2020, par du charbon, du gaz naturel, des éoliennes, ou des économies d’électricité, les rejets supplémentaires de CO2 s’échelonneront entre 40 et 0 MtC. Il est difficile de prévoir quelle pourrait être l’importance des économies (la consommation d’électricité est stable depuis quatre ans) ; en ce qui concerne les éoliennes, un très gros effort est engagé, avec 10 000 MW prévus en 2010 ; mais ces 10 000 MW ne produiront que 25 à 30 TWh, et il n’est pas certain que les Allemands puissent trouver suffisamment de sites pour en installer beaucoup plus. Au mieux, ce sont 120 à 130 TWh nucléaires qui devront être remplacés, probablement par du gaz naturel. Et comme les Allemands ne pourront pas augmenter leurs rejets de CO212, il faudra qu’ils remplacent à peu près autant de centrales au charbon : au total, le gaz devrait fournir 250 TWh. Encore n’est-il pas sûr que cela soit suffisant, surtout si les rejets devaient continuer à baisser après 2010.
b) L’Union européenne
La répartition des énergies pour la production d’électricité dans l’Union européenne est donnée dans le tableau 4.
Tableau 4 Répartition de la production d’électricité dans l’Union européenne (1998) [5] |
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TWh | % | |
Fossiles | 1 355 | 48 |
Nucléaire | 880 | 31 |
Renouvelables (dont hydraulique) |
590 (560) |
21 |
Total | 2 825 | 100 |
Jusqu’à quel point l’arrêt du nucléaire, d’ici 2020, pourrait-il être compensé, au moins en partie, par des économies et par l’énergie éolienne ?
La tendance de la consommation d’électricité depuis 1990 est de + 2 % par an, et ne semble pas devoir s’infléchir de sitôt ; une des raisons est la volonté de poursuivre la croissance de l’économie à un rythme élevé pour lutter contre le chômage. Le potentiel des sites européens considérés comme capables de recevoir des éoliennes est de 200 TWh, et il paraît peu vraisemblable que la totalité puisse être équipée. En définitive, c’est la quasi-totalité du nucléaire qui devrait être remplacée par du gaz et, comme dans le cas particulier de la RFA, il faudrait aussi remplacer une quantité équivalente de centrales au charbon par des centrales à gaz si l’on s’interdit d’augmenter les rejets de CO2, a fortiori si l’on veut les réduire.
La consommation européenne annuelle de gaz, aujourd’hui de 0,3 Gtep, atteindrait alors environ 0,75 Gtep. Une telle consommation est à rapprocher du chiffre des réserves de la mer du Nord, environ 5 Gtep : les réserves dites » fabuleuses » de la mer du Nord ne correspondraient qu’à sept ans de consommation européenne.
Les principales conséquences en seraient :
- une très forte dépendance, résultant des importations du Maghreb et de l’ex-URSS,
- un risque de fortes tensions sur le prix du gaz et, par voie de conséquence, un détournement du gaz sibérien vers l’Europe, au détriment notamment de la Chine,
- l’épuisement accéléré d’une ressource d’une grande valeur.
c) Le cas de la France
La France rejette 25 % moins de CO2 par habitant que la moyenne des pays de l’Union européenne. Elle doit ces bonnes performances, tout comme la Suisse et la Suède, à l’utilisation quasi exclusive (95 %) du nucléaire et de l’hydraulique pour sa production d’électricité. Cependant, depuis quelques années, les rejets de CO2 ont recommencé à augmenter du fait de l’accroissement de la circulation routière, alors que la France s’est engagée à Kyoto à ne pas rejeter plus en 2010 qu’en 1990.
» Sortir du nucléaire » entraînerait sans aucun doute une augmentation très importante des rejets de CO2 alors que tout porte à croire que tous les pays devront continuer à les réduire au-delà de 2010.
Bilan et conclusions
Alors que l’énergie est globalement abondante, qu’il s’agisse d’énergies fossiles grâce au charbon, d’énergie nucléaire, ou de potentialités des énergies renouvelables, le bref survol auquel nous avons procédé montre qu’il est très difficile de concilier les différents objectifs pour les décennies à venir, plus particulièrement la satisfaction de nos besoins et de ceux des pays pauvres, et la protection de l’atmosphère.
Le charbon, moteur de la révolution industrielle, a déjà dû reculer depuis la Deuxième Guerre mondiale devant le pétrole et le gaz, beaucoup plus versatiles et faciles à utiliser. Il est maintenant fortement attaqué comme le plus gros émetteur de CO2.
Le pétrole est très sollicité pour les transports, et ses réserves sont terriblement mal réparties, avec tous les risques géopolitiques que cela entraîne. Il est également un gros émetteur de CO2.
Le gaz peut se substituer partiellement au charbon pour la production d’électricité ; il est un peu mieux réparti que le pétrole, et il s’agit d’une ressource qui paraît indispensable à un développement, respectueux de la santé et de l’environnement, des pays pauvres et émergents. Son utilisation intensive dans les pays riches, en Europe notamment, est possible, mais y poserait de sérieuses questions de sécurité d’approvisionnement, et se ferait nécessairement au détriment de ceux-là.
Parmi les énergies renouvelables traditionnelles, la plus importante est l’hydraulique, mais son développement est limité par les conséquences sociales et écologiques de la construction des grands ouvrages. La géothermie et la biomasse peuvent apporter un appoint, mais celui-ci semble limité.
Parmi les nouvelles énergies renouvelables, seule l’énergie éolienne est industriellement mûre, mais son appoint sera limité par le caractère aléatoire du vent et la difficulté de trouver des sites. Les autres énergies renouvelables ne pourront se développer que si le prix de l’énergie augmente très fortement.
Comme nos lecteurs peuvent s’en douter les articles de ce numéro ont été rédigés avant le 11 septembre dernier. L’important problème de la protection des industries à risque contre les attentats terroristes n’a donc pu être traité. La Jaune et la Rouge se propose de l’évoquer ultérieurement.
Le nucléaire présente l’avantage de fournir une énergie bon marché, sans contribuer à l’effet de serre. A contrario, si les pays riches abandonnent le nucléaire et font massivement appel au gaz naturel, les pays pauvres devront payer celui-ci au prix fort. La poursuite du développement du nucléaire nécessite cependant un certain nombre d’actions, notamment pour convaincre l’opinion publique que la radioactivité n’a rien de » diabolique » et que la gestion des déchets est parfaitement maîtrisée. Ces actions font l’objet d’autres articles dans ce numéro de La Jaune et la Rouge.
Le XXe siècle a vu les pays riches accaparer les ressources d’énergie pour leur propre développement. Il a vu aussi une explosion démographique sans précédent, qui devrait se poursuivre jusque vers le milieu du présent siècle. En un siècle et demi, la population mondiale aura augmenté de un à dix milliards d’habitants. Le XXIe siècle devra faire face aux besoins de ces populations, alors qu’on imagine mal que les populations des pays riches acceptent de remettre radicalement en cause leur niveau de vie.
Dans une vue délibérément optimiste, on peut espérer que le XXIe siècle léguera aux générations ultérieures une situation plus satisfaisante : une population mondiale stabilisée, des besoins d’énergie globalement satisfaits et des rejets de gaz à effet de serre ramenés à des niveaux maîtrisés et compatibles avec la préservation du climat, ceci grâce à une meilleure utilisation de l’énergie, aux énergies renouvelables (dont l’énergie solaire) et à l’énergie nucléaire (de fission et (ou) de fusion) ; l’hydrogène assurant le remplacement du pétrole et du gaz pour les transports ; et, en prime, une gestion des déchets nucléaires complètement acceptée par l’opinion.
Mais le XXIe siècle peut aussi léguer aux générations ultérieures les séquelles de graves crises politiques liées aux approvisionnements, et un climat bouleversé à la suite d’une augmentation non maîtrisée des émissions de CO2.
Ce siècle apparaît donc comme un siècle de transition, un siècle de tous les espoirs, mais aussi un siècle de tous les dangers.
Rien ne serait plus dangereux que de prendre des paris hasardeux sur l’évolution des besoins, sur la capacité de développer à temps de nouvelles sources d’énergie et sur l’évolution des climats. On sait qu’en avenir incertain il n’est pas prudent de mettre tous ses œufs dans le même panier. Dans le cas présent, il nous semble raisonnable, pour faire face d’ici 2050 aux besoins nouveaux sans aggraver les risques climatiques, de faire appel à peu près en quantités égales (2 à 3 Gtep chacun) : au gaz naturel, au nucléaire et aux énergies renouvelables.
Et, comme cela risque de ne pas être suffisant si d’une part les besoins continuent à augmenter, et si d’autre part il s’avère nécessaire de réduire plus fortement les rejets de CO2, ne faut-il pas être prêt à augmenter encore plus les parts des énergies renouvelables et de l’énergie nucléaire ?
À chacun d’en juger.
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1. La consommation mondiale d’énergie commerciale en 2000 était proche de 9 Gtep, auxquels il faut ajouter environ 1 Gtep de biomasse (surtout du bois), consommé localement et non comptabilisé dans les échanges commerciaux mondiaux. Dans la plupart des études prospectives, ce Gtep est présumé rester constant.
2. Les réserves prouvées sont celles qui sont identifiées et accessibles avec les technologies aujourd’hui disponibles. Les ressources espérées correspondent à celles non localisées mais considérées comme possibles, et à celles qui sont connues et qui sont susceptibles d’être récupérées avec de nouvelles technologies.
3. On peut certes regretter cette décision, mais on ne peut pas écarter d’un revers de main les raisons invoquées.
4. La Jaune et la Rouge, mai 2000.
5. Soit une réduction de 1 % par an, alors que la tendance actuelle est une augmentation de 1 % par an (2 % pour l’électricité).
6. Gaz de France vient d’entrer sur ce marché.
7. Le gaz naturel nécessite des investissements lourds dans les infrastructures de transport (gazoducs ou méthaniers et terminaux de gazéification). Ceux-ci se répercutent sur le prix du gaz qui peut devenir spéculatif si la demande dépasse l’offre (cas de la Californie en 2000).
8. La Jaune et la Rouge, mai 2000.
9. Les valeurs précises dépendent de la façon dont ces combustibles sont utilisés et, pour le charbon, du type de charbon.
10. La baisse observée de 1990 à 1993 est consécutive à l’effondrement des économies des pays de l’Est.
11. La durée annuelle effective d’utilisation des éoliennes est comprise sur les bons sites entre 2 500 et 3 000 heures par an, exceptionnellement 3 500, mais, sur la moyenne des sites potentiels en Europe, la durée annuelle est plutôt comprise entre 2 000 et 2 500 heures par an.
12. À moins d’acheter aux Russes des » droits de rejet » de CO2 en même temps que le gaz naturel.