Philippe Champetier de Ribes (40) 1920–2006
« Et le désert fleurira ». Cette ancienne parole biblique fut à nouveau proclamée le 25 juin 1962, lors de la pose de la première pierre de la future église du nouveau monastère de Keur Moussa, au Sénégal. Notre camarade Philippe Champetier de Ribes, envoyé par l’abbaye française de Solesmes, pour y fonder un nouveau monastère, en fera sa devise !
Aux dires de sa famille, en particulier de sa sœur Rosine, épouse de Jean Claude Legrand (38), Philippe, aîné d’une famille nombreuse, fit très jeune preuve d’un caractère affirmé, volontaire et taquin avec un goût certain pour le commandement. Bon élève comme il se doit, le scoutisme le marquera profondément. Entré en préparation au lycée Louis le Grand, il est reçu en 1940 à Polytechnique ; l’École vient d’être transférée à Lyon en raison de la guerre. Ses qualités d’amitié et d’entraîneur le font élire « grosse caisse » de sa promotion, comme étant celui qui avait recueilli le plus de suffrages.
Étrange destin que celui de cette promotion 1940 tel que le raconte son camarade Bernard Main de Boissière, élu « petite caisse » (alors qu’il faisait tandem électoral avec André Turcat). L’École était, en l’absence d’anciens et de traditions, à réinventer : le traumatisme de la défaite, le désir de revanche, les difficultés d’installation, l’exiguïté des locaux dans lesquels s’entassaient les promotions 1939 et 1940 (plus l’École de Santé militaire !), le nouveau statut civil de l’École, la faim, l’éloignement des familles, contribuaient à créer un climat étrange et à poser à chacun des questions existentielles.
Certains, en particulier sous la conduite de Claude Cheysson, « Géné Kommiss » et futur ministre, aménageaient les caves et y pratiquaient à l’occasion des activités clandestines comme le maniement des armes. Nos deux caissiers se partageaient l’ouvrage : Philippe, dont l’autorité morale était considérable, se consacrait au présent et à l’avenir des élèves « il y aura dans la France en reconstruction suffisamment de travail pour absorber largement toutes nos énergies » déclaraitil dans une adresse à ses camarades. Il sera l’artisan d’une refonte du « Code X ». Bernard, quant à lui, animait les activités sociales et caritatives, caisse de secours, visite (et même concert) dans les trop célèbres prisons de Montluc et Saint-Paul, etc. Plusieurs camarades participeront à la Résistance, dont certains, à l’image de l’aumônier de l’École, le Père Klein, donneront leur vie pour la France. On se souvient également de l’enlèvement clandestin en 1941 du drapeau de l’École, dérobé par deux camarades de la promotion 1938, puis caché à l’évêché de Bordeaux et enfin restitué à la Libération par Monseigneur Feltin, devenu archevêque de Paris. Après le retour de l’École à Paris en 1943 les locaux lyonnais de l’École seront réquisitionnés par la sinistre Gestapo qui transformera les « binets » souterrains des élèves en salles de torture. Ils abritent aujourd’hui le musée de la Résistance.
Faut-il voir dans la dureté et la détresse de cette époque de remise en question, l’origine des cinq vocations religieuses apparues dans cette promotion, dont celles de ses deux caissiers (le premier bénédictin et le second jésuite) ? Pourquoi pas. Alors que Philippe paraissait s’orienter vers une carrière d’officier « colonial », il décide, à l’issue d’une retraite en 1943 à l’abbaye Saint-Pierre de Solesme dans la Sarthe, de devenir moine et de s’y engager immédiatement pour la vie. Ordonné prêtre à trente ans, ses qualités remarquables le font choisir, très jeune, trois ans plus tard comme « prieur claustral » c’est-à-dire celui qui seconde « l’Abbé » en charge de cette importante communauté de près de cent religieux.
Ceci nous amène à l’œuvre capitale de celui qui était devenu « Dom de Ribes ». En effet, au début des années soixante, l’archevêque de Dakar ayant demandé avec insistance à l’Église de France de l’aider à établir au Sénégal une communauté contemplative, l’abbaye de Solesme accueillit favorablement cette requête ; Philippe fut choisi pour mener à bien ce projet et nommé supérieur de cette nouvelle fondation. C’est ainsi, qu’accompagné de huit moines, il s’envola en 1961 pour le Sénégal. Il fut décidé d’implanter le nouveau monastère à une cinquantaine de kilomètres de Dakar, près du village de Keur Moussa, sur un terrain à peu près vide d’arbres et de végétation et sans eau. Rapidement, tant sur les plans matériels que spirituel, le projet connut un grand développement : des constructions fonctionnelles et harmonieuses, artistiquement décorées de peintures colorées, abritèrent bientôt une communauté monastique sans cesse croissante en raison de l’engagement de nombreuses vocations religieuses locales. Près de Keur Moussa, à Keur Guilaye, une fondation de moniales vit le jour. Des dispensaires et des écoles s’établirent à proximité. Des forages permirent la création autour des bâtiments d’un luxuriant verger. En 1984, le statut d’abbaye à part entière fut accordé à Keur Moussa et Philippe Champetier de Ribes en fut élu le premier abbé.
Mais le grand rayonnement extérieur de cette fondation vint de la musique. En effet, en 1963 alors qu’elle voyait le jour, (heureuse coïncidence où beaucoup verront l’action de la providence), la nouvelle constitution sur la liturgie définie par le concile Vatican II, autorisait l’adaptation des rites aux cultures des différents continents. Sous la conduite d’un musicien hors pair, le frère Dominique Catta, une extraordinaire synthèse harmonique fut réalisée : mariant l’héritage grégorien aux rythmes africains et à leurs instruments, comme la « Kora », sorte de harpe locale, le balafon et le tam-tam, frère Dominique composa un ensemble liturgique d’une beauté paisible, joyeuse et inattendue, à la fois fidèle à la tradition de Saint-Benoît et aux mélodies africaines. Cette « inculturation », analogue à celle de l’ordre médical pratiquée par le célèbre docteur, fut récompensée en 1993 par le prix musical « Albert Schweitzer ». Le monastère y confortera une notoriété internationale significative, avec un afflux croissant de retraitants, de pèlerins et de touristes.
Début de l’an 2000, le Père Philippe, que maintenant tous appellent affectueusement « Abba », estime le moment venu de donner sa démission de la charge abbatiale. Le monastère de Keur Moussa, avec plus de quarante moines, est arrivé à maturité. Le 8 mai 2000, frère Ange-Marie Niouky, Sénégalais, est élu deuxième abbé de Keur Moussa. Sous sa conduite, l’abbaye a entrepris une nouvelle fondation en République de Guinée Conakry, le monastère Saint-Joseph de Séguéya. Notre camarade décédera à Dakar juste avant la fête de Noël 2006. À ses obsèques, son compagnon et frère bénédictin Dominique évoquera sa nature d’homme fort, doué pour le commandement, mais qui à la fin de sa vie confessait à tout moment qu’il n’avait rien fait qui méritât d’être récompensé. Et pourtant, quel parcours !
Pour ma part, j’ai eu le bonheur de connaître Abba Philippe au cours d’un séjour de plusieurs années à Dakar, puis à l’occasion de ses passages à Paris et une dernière fois au Sénégal. Chaque personne qui venait à lui bénéficiait d’une attention délicate et de sa richesse d’enseignement. Un jour où je lui demandais s’il n’avait pas l’impression de « tourner en rond » dans son cheminement spirituel, il m’avait répondu avec un humour bien mathématique : « oui, mais comme sur une hélice où chaque tour vous fait avancer d’un pas ».
Paradoxalement, à partir d’un choix initial de silence et de recueillement, Philippe Champetier de Ribes a vécu avec une intensité et une créativité que peu de polytechniciens ont eu ou auront la chance de connaître. Aujourd’hui, le monastère de Keur Moussa est mondialement connu, comme le confirme une simple visite sur Internet. Des tour-opérateurs vous y offriront même des retraites d’une semaine alliant spiritualité et tourisme ! Plus modestement mais fidèlement, notre Association X‑Mémorial lui apporte depuis plusieurs années son soutien.
Yves Dupont de Dinechin (58), trésorier de X‑Mémorial