Physique des hautes énergies : Israël au CERN
La physique des hautes énergies est aussi connue sous le nom de physique des particules élémentaires. C’est l’un des domaines de pointe en recherche fondamentale. Un pays moderne ne saurait se tenir à l’écart. Son objectif stratégique ne change pas : quels sont les constituants ultimes de la matière ? La liste des objets qu’elle traite change, elle, avec le temps.
Le Technion Haïfa © AMBASSADE D’ISRAËL
Aujourd’hui elle comprend les leptons (l’électron ordinaire et ses frères plus lourds et instables les leptons mu et tau, leurs compagnons neutrinos non chargés, et leurs antiparticules), les quarks au nombre de six dont deux forment l’essentiel de la matière de notre monde, et les vecteurs porteurs d’interactions, le photon pour la force électromagnétique, les bosons Z et W pour la force faible (de fait inséparable de la force électromagnétique, mais simplifions…), les gluons pour la force forte dont les forces nucléaires sont un résidu tout comme celles de Van der Waals pour les forces atomiques et moléculaires (électriques).
Une théorie maintenant bien établie décrit très bien tout cet univers, le « Modèle Standard », à laquelle il reste toutefois à expliquer ce qu’est la masse et quelle est son origine ; la formulation de Higgs répondrait à cette question si une particule, insaisissable à ce jour, pouvait être mise en évidence. Et non moins fondamentalement, il faudra bien savoir si la masse des neutrinos est mathématiquement nulle ou seulement si petite qu’elle en est indétectable.
Les moyens de plus en plus chers et complexes nécessaires à cette recherche l’ont depuis longtemps rendue internationale. Un certain nombre de grands centres existent de par le monde. Le CERN de Genève est sans contestation le premier de ces centres, tant par la modernité des moyens qu’il met à la disposition des chercheurs que par l’excellence des résultats dont il est la source.
Des Israéliens travaillent au CERN presque depuis sa création dans les années 50. Longtemps associés à titre individuel ou par petits groupes indépendants à des laboratoires européens, ces chercheurs jouissent depuis 1992 d’un statut national officiel. Le CERN est une association de pays membres, comptant pratiquement toute l’Europe, avec en plus quelques observateurs dont la participation au budget du CERN est plus modeste et dont la présence au Conseil n’est pas assortie d’un droit de vote. Israël a été le premier pays non européen à jouir de ce statut, ouvrant littéralement la voie au Japon, à la Fédération russe et aux USA.
C’est l’histoire, les réalisations et les conséquences de cette association qui vont être présentées ici. Il ne s’agit ici que d’activités à caractère expérimental. La contribution dans ce domaine des théoriciens israéliens est bien connue, et comme tout travail théorique elle n’est pas liée à l’existence ni à l’utilisation de tel ou tel laboratoire expérimental, et n’a pas d’impact industriel. C’est pourquoi elle n’est pas abordée ici.
La préhistoire
Dès les années 50 un petit groupe de physiciens de l’Institut Weizmann (Rehovoth) est actif dans l’étude du rayonnement cosmique, et, très rapidement, se constitue un centre d’analyse fondé sur l’exploitation de clichés de chambres à bulles, le roi des détecteurs de l’époque, fournis au départ par des centres américains puis bien vite également par le CERN. Un second groupe plus modeste est créé à l’Université de Tel-Aviv, et un troisième encore plus petit au Technion (Haïfa) dans la seconde moitié des années soixante. Ces trois groupes collaborent entre eux et avec diverses équipes internationales. La raison de la multiplication des groupes est très simple : les Instituts israéliens sont indépendants, presque tous antérieurs à la renaissance de l’État, et recrutent leurs personnels universitaires d’abord en fonction de leurs besoins d’enseignants.
Très judicieusement, les groupes de l’Institut Weizmann et de Tel-Aviv sentent le vent de la révolution des grandes découvertes de 1974 (le lepton tau, le quark « c » vite suivi du quark « b ») et se reconvertissent aux techniques plus modernes de détection électronique, les seules qui permettent l’étude des phénomènes rares de la nouvelle physique en train de naître, auprès du centre DESY de Hambourg. Le groupe du Technion ne les rejoindra qu’en 1982, pour une première participation « nationale » à une expérience, OPAL, au LEP, le gigantesque collisionneur électron-positron de 27 km du CERN, mis en service en 1989.
Les chambres multifilaires ultrafines d’OPAL
Le virage national est dû à l’enthousiasme, à la foi et à l’acharnement d’un jeune physicien de l’Institut Weizmann, Giora Mikenberg, seul nom cité ici afin de marquer combien c’est d’abord à lui qu’Israël doit d’être aujourd’hui au CERN. Mikenberg a vu à l’œuvre à DESY les chambres multifilaires inventées par Georges Charpak. Seul contre tous, Mikenberg est convaincu qu’il est possible de réaliser de telles chambres de moins de un centimètre d’épaisseur dans un matériau très léger. Elles vont permettre une mesure précise de la position et de l’énergie des particules chargées sans perturber les autres mesures, dans un volume non couvert par d’autres détecteurs de l’expérience OPAL, l’une des quatre expériences du LEP.
Le CERN a exigé que celle-ci n’emploie que des techniques éprouvées afin qu’elle soit parfaitement prête sans période de mise au point au démarrage de l’accélérateur, le 14 juillet 1989. Les chambres de Mikenberg, entièrement conçues et construites en Israël par les trois groupes travaillant main dans la main, seront la seule exception, la seule technique nouvelle dans OPAL en matière de détecteurs, et, prêtes à temps, fonctionneront parfaitement, jusqu’à ce jour.
Une chambre multifilaire est en quelque sorte un compteur Geiger à fils multiples. Une boîte contient un gaz facile à ioniser (gaz carbonique et pentane pour les chambres israéliennes) ; le fond et le couvercle sont conducteurs, et en travers de la chambre sont tendus des fils très fins portés à une forte tension électrique.
Souvent, le plan conducteur (fond comme couvercle) est dédoublé en une couche mince de graphite modérément conductrice au contact du gaz, chargeant par influence une couche de cuivre divisée en bandes (strips) dont la lecture reflète la charge induite qui permettra de localiser avec précision la particule qui aura ionisé le gaz.
Pour l’expérience OPAL Israël a construit un « calorimètre », appareil à mesurer l’énergie, un gros sandwich de tranches d’acier où les particules perdent de leur énergie séparées par des chambres à fils qui échantillonnent cette perte d’énergie. Pour ce faire les chambres devaient être très fines. Elles ont été réalisées par collage d’éléments coupés et découpés dans des plaques de fibres de verre, d’environ 1,5 mm d’épaisseur, normalement utilisées pour la fabrication des circuits électroniques. Le plan de fils est monté entre deux cadres de la même épaisseur, avec un fil tous les 2 mm, à 1,5 mm des plaques cathodes, sous 3 300 volts. Construites en atmosphère dépoussiérée, elles demandèrent la construction spéciale de presses à coller de grandes dimensions, d’une machine à bobiner le fil haute tension de 50 microns (tungstène plaqué or) et d’une machine à souder ces fils qu’un fer à souder habituel casse immédiatement, ensemble de technologies qui n’étaient évidemment pas disponibles. Une électronique hautement fiable, très miniaturisée et très rapide a aussi été construite en série, pour la lecture des milliers de signaux produits au long des deux calorimètres symétriques inclus dans OPAL, un détecteur remplissant en gros un cube de 12 mètres d’arête.
Un des deux calorimètres est visible en coupe, le bouchon cylindrique obturant le cylindre intérieur, vers lequel pointe la flèche centrale des calorimètres hadroniques ; on en distingue les plaques d’acier passives verticales entre lesquelles sont logées des chambres de moins de 1 cm d’épaisseur.
L’association officielle au CERN
Conséquence de cette réussite, le CERN proposera au gouvernement israélien, en 1991, de reconnaître le travail de ses chercheurs et la place conquise au CERN, en leur donnant un statut officiel, dans le cadre de l’association d’Israël comme État observateur, au moins dans un premier temps.
À la suite de la signature d’un tel accord, Israël participe au budget du CERN (à un taux inférieur à celui des États membres), de fait surtout sous la forme d’un crédit mis à la disposition du CERN pour des fournitures de technologies de pointe produites en Israël, au départ pour 500 000 francs suisses par an, presque doublés depuis le renouvellement de cet accord. Bien que le CERN ait envisagé qu’Israël devienne membre à part entière, la facture est encore bien lourde pour un État où les problèmes ne manquent pas, les physiciens israéliens sont satisfaits de la situation actuelle, et les enveloppes budgétaires de biens que le CERN cherche ainsi à acquérir en Israël conviennent bien à la taille des entreprises israéliennes. Israël a ainsi fourni au CERN une liste impressionnante de produits de technologies de pointe, équipements électroniques assurant le contrôle du système d’accélération du LEP, équipements cryogéniques, structures en magnésium destinées à la construction du nouvel accélérateur LHC, logiciel de gestion de la bibliothèque, câbles optiques à haut débit, etc.
Visitant le CERN voici quatre ans, le directeur général de notre ministère de l’Industrie faisait valoir que, même si le CERN n’achetait rien en Israël (alors qu’il y dépense plus que le crédit dont il y dispose), l’accord n’en serait pas moins payant pour Israël, car les appels d’offres du CERN confrontent notre industrie, nos jeunes ingénieurs, à des cahiers des charges exceptionnels qui les font rapidement et fortement progresser.
Israël au LHC
La recherche du boson dit de Higgs a été citée plus haut, parce qu’elle est l’objectif primordial du nouveau collisionneur de protons LHC en cours de construction dans le tunnel du LEP, prévu pour 2005.
Il y aura deux grandes expériences au LHC ; pour l’une d’elles, ATLAS, 1 500 physiciens du monde entier actuellement inscrits, plus de cinq mille mètres carrés de chambres multifilaires fines extrapolées des chambres d’OPAL vont être construits, avec la technologie israélienne, par un consortium japonais et israélien, la facture totale étant hors de l’échelle israélienne seule ; ces chambres ont été adoptées par la collaboration ATLAS comme composant très important du système de déclenchement de la prise de données par identification des phénomènes extrêmement rares qui sont recherchés. Il ne s’agit plus pour nous Israéliens de fournir comme pour OPAL une mesure certes utile mais néanmoins complémentaire, mais bien d’une contribution essentielle au « robinet » permettant l’expérience. La participation Israël-Japon est visible sur le schéma d’ATLAS : ce sont six grandes roues, quatre très grandes et bien visibles, deux un peu plus petites encastrées dans un dispositif dont l’échelle est donnée par sa hauteur, celle d’un immeuble de cinq étages !
Tandis qu’Israël reste certainement en position de maître d’œuvre en matière de construction de ces chambres, la réalisation en série de l’électronique qui doit cette fois traiter des centaines de milliers de signaux a été concédée à nos collègues japonais, après que des prototypes développés en Israël ont fait la preuve que nous sommes capables de lire et d’absorber ces signaux en moins de 25 milliardièmes de seconde (le temps séparant deux collisions successives au LHC), et de les réaliser en série en Israël sans doute pas plus cher, et avec des technologies plus modernes que celles choisies par nos collègues, dont la mise de fonds et l’effort humain justifient tout à fait le partage de la tâche.
Pour finir…
Sous-produit des chambres fines d’OPAL, des chambres plus petites destinées à la mesure précise de la position de particules chargées produites dans des interactions de neutrinos ont été construites en 1997 ; elles ont atteint une précision remarquable de 50 microns. Ce record vient de la combinaison de l’épaisseur minime de ces chambres avec une électronique de très haute qualité due au CERN, permettant l’analyse de la structure de charge induite sur des bandes de lecture de 1,2 mm, bien adaptée à la distance fils cathode de ces chambres.
Quittant la France voici trente ans pour créer le groupe du Technion, l’auteur de ces lignes souleva auprès de Bernard Grégory, alors directeur général du CERN, la possibilité de l’association d’Israël, idée immédiatement rejetée, car « elle paralyserait l’activité du CERN en y important le conflit du Moyen-Orient ». Heureusement, l’effort et le temps ont fait leur œuvre, Israël a cinquante ans, et existe au CERN, dignement, sans conflit avec personne, ici aussi à la pointe de la Science et de la Technologie.