Pianistes
Frederic Chiu, trente-trois ans, vit à Paris, technique transcendante, intelligence de la musique, sensibilité, pianiste exceptionnel de la (relativement) jeune génération. Deux disques témoignent de ses capacités hors du commun. D’abord, Chopin, les dix Études de l’Opus 10, et quatre Rondos1. C’est très fort, très prenant, cela rappelle Samson François (écoutez l’Étude 6 en mi bémol mineur, que vous jouez certainement, camarades pianistes). À noter : Chiu écrit lui-même les notices de ses enregistrements, ce qui est rarissime, et elles sont remarquables, ce qui l’est encore plus.
Ensuite, Prokofiev, les six pièces de l’Opus 52, les deux Sonatines de l’Opus 54, et trois pièces de l’Opus 592. Si Chopin c’est Delacroix, Prokofiev est Malevitch, naviguant entre l’abstrait et le très figuratif, et se livrant en permanence à des exercices de style. Les pièces enregistrées sont fortes, très construites, polytonales, pas simples, le Prokofiev que l’on aime. Chiu en donne une véritable explication de texte, qui fait apparaître des œuvres parfois difficiles comme des évidences. On aimerait l’entendre dans Bach.
Andras Schiff joue les Trois concertos de Bartok3 avec le Budapest Festival que dirige Ivan Fischer. Il s’agit d’œuvres difficiles (à l’exception du 3e Concerto, plus classique), qui supposent une longue fréquentation avant d’être apprivoisées par l’interprète et par l’auditeur. On peut les placer audessus des Concertos de Prokofiev, très au-dessus de ceux de Rachmaninov : le sommet du concerto moderne de piano.
Il faut un Hongrois pour jouer Bartok, comme seul un Argentin peut jouer le tango. Schiff évite le piano-percussion, joue rubato quand il le sent ainsi, et nous donne rien de moins que l’interprétation de référence.
Les Variations sur un thème de Paganini sont ce que Rachmaninov a écrit de mieux pour le piano : c’est hyper brillant, léger, intelligent, bourré de trouvailles harmoniques et rythmiques. Andrei Gavrilov en donne une version superbe de désinvolture, avec le Philadelphia Orchestra dirigé par Riccardo Muti, et joue, sur le même disque4, le 2e Concerto, qui est comme une (très) belle prostituée aux charmes de laquelle on s’en voudrait de ne pas avoir su résister.
Murray Perahia est un des très rares, aujourd’hui, qui possède ce respect infini de la musique telle qu’elle est écrite et ce souci non de briller mais de transmettre avec humilité, ce que l’on ne peut faire que si l’on domine totalement à la fois son ego et l’œuvre que l’on joue.
C’est dans cet esprit qu’il joue5 des Suites de Haendel, pièces très fines, moins intellectuelles que Bach et qui coulent de source, et des sonates de Scarlatti (Domenico), multicolores et complexes mais non ambitieuses, que Scarlatti décrivait lui-même comme “ un jeu plaisant avec l’Art ”. Si l’on recherchait aujourd’hui un impossible successeur à l’irremplaçable Richter, Perahia serait un bon candidat.
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1. 1 CD HARMONIA MUNDI 907 201.
2. 1 CD HARMONIA MUNDI 907 189.
3. 1 CD TELDEC 0630 13158 2.
4. 1 CD EMI Red Line 24356 99622.
5. 1 CD SONY SK 62 785.