Pianistes d’hier et d’aujourd’hui
Rudolf Serkin
Rudolf Serkin
Les pianistes légendaires ne résistent pas toujours à l’écoute moderne – hélas ! – et bien des illusions se sont perdues à découvrir que Cortot le magnifique, par exemple, jouait Chopin avec emphase et fausses notes, nettement moins bien, en définitive, que le premier jeune pianiste un peu génial, lauréat d’un quelconque concours international. Évolution du goût, développement de l’exigence, caractère révélateur et meurtrier du disque qui permet de comparer deux interprétations à quelques minutes d’intervalle, et d’échapper à l’envoûtement du concert et de la “ présence ” ?
Mais quelques-uns tiennent la distance : Schnabel, Gieseking, Backhaus, Horowitz, bien sûr. Serkin est de ceux-là ; en témoigne l’enregistrement du concert du 75e anniversaire à Carnegie Hall, repris aujourd’hui en CD1. Haydn, la Sonate 49 : énergie, rigueur, clarté ; Mozart, Rondo en la mineur : s’écoule comme une évidence, une leçon d’interprétation mozartienne. Beethoven, la sonate Les Adieux : poignante, et toujours aussi claire, presque du Bach.
Pas d’effets, peu de pédale forte ; Serkin, qui était capable de jouer en bis l’intégrale des Variations Goldberg, par pudeur, pour éviter de déclencher les applaudissements par une pièce brève et flatteuse, est vraiment à redécouvrir : un des très grands. La Sonate en si bémol (opus posthume) de Schubert, jouée comme du Beethoven, est moins convaincante, pour qui aime Schubert feutré et lointain.
Frédéric Chiu, Andreï Vieru
Poursuivant sereinement l’intégrale de Prokofiev, Frédéric Chiu joue, avec le volume VIII, les oeuvres de la période parisienne (1920−1935)2. Les académistes d’aujourd’hui se méfient de Prokofiev, trop tonal pour être honnête, trop complexe pour être traité avec dérision, et puis atypique et inclassable. Et pourtant, avec Bartok, c’est la seule musique de piano percutant vraiment originale et forte (au sens où une épice est forte) du XXe siècle.
Quant à Chiu, il est, comme toujours, stupéfiant de technique maîtrisée, de toucher, de clarté, lui aussi, dans des oeuvres sans concession au plaisir, abstraites (comme vous êtes loin, Poulenc et Séverac !), dures et claires comme de la glace. On attend toujours de l’entendre dans Bach, et de pouvoir le comparer à Glenn Gould, dont il semble si proche.
Le jeu d’Andreï Vieru est de la même trempe, clair, vigoureux, sans fioritures, mais cela ressort d’autant plus qu’il s’attaque à une des oeuvres majeures de Beethoven, les Variations Diabelli3, que l’on a coutume d’entendre jouées “ romantiques ”.
L’été dernier, Vieru jouait au festival de La Roque‑d’Anthéron, si l’on se souvient bien, à deux pianos, le Sacre du Printemps et la Valse de Ravel. Eh bien, il interprète les Variations Diabelli comme il a joué Stravinski, et l’on aime ce Beethoven-là, incisif et éclatant, dépouillé de sa gangue, qui parle à l’homme d’aujourd’hui.
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1. 2 CD Sony SM2K 60 388.
2. 1 CD Harmonia Mundi USA HMU 907 191.
3. 1 CD Harmonia Mundi HMC 901 613.