Pierre CAZALA (54) 1936–2001
Mon cher Pierrot,
Tu as donc rejoint Élie, Jean-François et Paul, laissant une famille Cazala décimée et projetant sur le devant de la scène Isabelle, Marie-Jeanne et tes enfants, Vincent, Christine et Denis.
Une grande famille castelroussine dont j’ai fait la connaissance dans les années cinquante, à la sortie de l’École polytechnique où nous fûmes camarades, famille caractérisée par le courage, la ténacité, la résistance – la vraie -, celle des années quarante. Un but était-il fixé visant à l’élever qu’il était atteint, tant le talent et la persévérance étaient au rendez-vous.
Quant à toi, tu te singularisais en refusant la voie du sang qui t’aurait conduit vers des études de médecine ou de pharmacie. Grâce au système méritocratique français, nous nous retrouvâmes au Corps des Mines où nous bâtîmes ensemble nos premiers rêves, nos premières ambitions.
Celle pour notre pays n’était pas la moindre, qui nous conduisit à nous heurter quelquefois, alors que nous étions d’accord sur l’essentiel, question de tempérament sans doute ou plutôt de jeunesse de tempérament que tu conservas jusqu’au bout. Nous étions gaullistes tous les deux mais tu savais ajouter à ta foi, le courage.
Je me souviens : c’était à Alger en 1960 où nous travaillions à concrétiser le plan de Constantine du général de Gaulle qui visait à accroître rapidement la richesse de l’Algérie et surtout à mieux la partager entre pieds-noirs et Algériens. Comme moi, tu ne croyais plus à une issue militaire du conflit. Nous vécûmes les barricades et d’autres manifestations. Je te vis traverser la ligne et essayer de convaincre les jusqu’au-boutistes de suivre de Gaulle, sans succès hélas.
Quelques années plus tard, c’est l’Assistance publique (on en parle beaucoup aujourd’hui), dont tu étais responsable du service économique, que tu tentas de réformer. Tu retournais par là à la vocation familiale et ce fut probablement pour toi un drame de te heurter à tous les conservatismes de cette structure.
Au ministère de l’Industrie, c’est à la normalisation que tu t’attaquas, afin de lui faire jouer un rôle moteur dans la compétition économique mondiale.
Je me souviens à nouveau : c’était il y a trois ans. Tu présidais avec intelligence et autorité une réunion sur ce thème. Tu m’y avais convié et nous croisâmes le fer afin, tout à la fois, d’élever et d’approfondir le débat, en vieux coqs que nous étions.
C’est toi qui m’avais, il y a bien longtemps, initié à l’informatique sur un petit ordinateur en kit que tu avais monté, soudé et réglé toi-même. C’était le premier pas vers la création d’un jeu de bridge électronique qui fut longtemps champion du monde face à d’autres jeux fabriqués par des armées d’informaticiens !
À chaque passage à l’aéroport d’Orly, je faisais un détour par le magasin de jeux et te téléphonais, tout heureux de pouvoir t’annoncer de nouvelles ventes et te dire l’admiration du responsable du magasin
Et puis, il y avait ta générosité, spontanée, jamais prise en défaut, en vraie grandeur. Au total un Mensch comme on dit encore dans certains pays de la mittel-Europa, des hommes sachant allier courage, dignité et altruisme, des hommes debout.
Enfin – et j’aurais dû commencer par là – j’avais été le témoin de ta rencontre avec Claire qui allait devenir ton épouse et c’est par ta sœur Isabelle, dont elle était une amie, que j’ai fait la connaissance d’Élisabeth qui allait devenir la mienne. Nous parlions souvent de nos enfants sur lesquels nous échangions des confidences. Tu as aimé les tiens avec fierté et pudeur.
À supposer qu’un séjour au purgatoire te soit imposé, il ne sera pas très long. Tu rejoindras rapidement le cercle des Justes. D’où j’espère tu nous regarderas avec ta lucidité habituelle et surtout ta compassion qui, pour être parfois masquée, n’en était que plus éclatante.